Detroit peut bien s’effondrer et recompter ses fantômes, certains de ses habitants n’ont pas dit leur dernier mot. Avec des guitares sales tout autour.

« Si les hommes se taisent, les pierres crieront. » Evangile selon Saint Luc

Google est un dieu cruel. Pas le temps de finir de taper notre recherche sur la ville qui a vu naître le punk et la techno qu’il conclut « Déclin de… » par Detroit. Mais les algorithmes et le capitalisme financier ont beau avoir pris le pouvoir sur l’industrie et les hosties, Joe Casey, 37 ans, vit toujours dans l’ancien fief de General Motors, dans la maison de ses parents. Origines irlandaises, messe tous les dimanches – c’est à l’église qu’il trouvera son premier job, fan des Tigers, l’équipe de base-ball locale, Joe est ce qu’on pourrait appeler un Américain moyen dans une métropole en ruines. Tout le contraire de l’idée qu’on se fait d’un frontman, en somme. D’ailleurs, sur scène, c’est son absence de charisme qui interpelle. Ça et une rage contenue qui le pousse à lâcher les chevaux uniquement avec sa voix, la tête rentrée dans le menton, raide dans son blazer, tandis qu’autour de lui, des musiciens dix ans plus jeunes jouent un rock ancien. “There are so many other bands in Detroit with singers who are definitely inspired by Iggy Pop and capture that spirit. But I am not that guy. I’m not going to be shirtless”, déclarait-il au journaliste de Spin à l’été 2014. Et c’est vrai qu’on l’imagine mal chanter « I recall seeing the Pope / Pontiac 1987 / money changing between hands / outside the Silverdome / Afterwards, a riot broke / Old folks turned brutish / Trampling their way out the gates towards heaven » torse nu, son ventre dépassant de son pantalon.

Protomartyr at Kung Fu Necktie on 2014-04-15.
Protomartyr at Kung Fu Necktie on 2014-04-15.

« The secret, is that God gives you gifts. And one by one, God takes them away »

Protomartyr – en référence au premier martyr, amen – est donc un groupe à l’ancienne. Ce qui saute aux oreilles dès les premières mesures de « Agent Intellect ». Les accords sortant des enceintes sentent la rouille des 90’s, voire pire. Nous voilà prévenus. Ici, pas d’innovation, aucun désir de modernité : Protomartyr compose comme si Internet, les live au laptop et les vues You Tube n’avaient jamais existé. Ce qui n’en fait pas non plus un groupe passéiste. On pense ici au post Facebook d’un RP presse reprochant à un journaliste de Rock’n’Folk, et cofondateur de Gonzaï, son procès d’intention. Notre voisin de bureau déplorait, dans les colonnes du canard de Philippe Manœuvre, qu’ »Agent Intellect aurait eu sa place dans les Black Sessions de Bernard Lenoir. Autant dire dans la préhistoire, si on a bien compris. C’est pas pour jouer les médiateurs, mais les deux parties avaient un peu raison. Oui, Protomartyr sonne old school et aurait pu être défendu par Lenoir, non, ça n’est pas du jeunisme orgueilleux de le formuler ; les vieux modèles sont faits pour être détruits. Ca n’est pas Detroit qui dira le contraire. Fin de la parenthèse.

Pour en revenir à nos guitares, que trouve-t-on dans ce disque ? Quelque chose d’une rédemption impossible, mélangé à une colère contenue ; un regard sur le monde depuis le monde de Joe Casey : Detroit. Ville effondrée, fuie par ses habitants, métropole en faillite où ceux qui restent savent le glorieux passé et respirent chaque jour au milieu de rues peuplées de fantôme et de défaites. Ca, c’est pour le contexte. Quand on zoome sur notre leader, narrateur pas dégueu – « I remember a Jumbo’s night /December 26th / Weird faces filled up the bar / half sober / Outside a steady snow / All new white / With new money and false friends / I don’t like it / The dog in the manger / eats its anger / But I miss it / The way it was before / the scales fell from my eyes / There’s no use being sad about it / What’s the point of crying about it ? » in Pontiac 87 -, les choses ne s’arrangent pas. Joe Casey fait partie des gens qui ont dû veiller sur leurs pères, suite à une crise cardiaque, puis le laisser partir doucement, sous le toit familial. Un père qui, avant de mourir, les avait mis au parfum, lui et son frère : « The secret, is that God gives you gifts. And one by one, God takes them away. » Non, Joe Casey ne chantera jamais sa révolte torse nu, de la morgue plein ses mots et son attitude. Il n’en reste pas moins qu’en le voyant brailler, la colère sourde qui nous tombe dans les oreilles balaie résignation et fatalité.

Capituler ? Pas tout de suite

Que trouve-t-on d’autres dans le nouveau Protomartyr, troisième disque en trois ans d’un groupe qui semble ne pas avoir de temps à perdre ? De très bonnes chansons. The Devil in His Youth en ouverture, qui dit d’entrée toute l’urgence de ces gars à déballer leur sac. Dope Cloud et son récurrent « that’s not gonna save you, man », pour ceux qui n’auraient pas encore bien compris, ou encore la formidable Why Does it Shake ?, qui agacera les allergiques aux veilles formules et ravira les amateurs de chorus crachés à la disto, avec juste ce qu’il faut de rage dans la voix pour ne pas capituler tout de suite, quand bien même on a compris depuis longtemps que la partie ne sera jamais gagnée. On y trouve un homme qui refuse visiblement de mettre le second genou à terre, malgré les combats déjà perdus, les plaies ouvertes et une mère qui se coltine Alzheimer. A ce propos, la bio du groupe raconte une anecdote touchante. Il y a un peu moins d’un an, notre chanteur roule en voiture avec sa mère. La radio se met à diffuser un morceau de Protomartyr. Sa mère lui demande qui c’est. « C’est nous, c’est moi », explique le fiston. « Oh ! C’est vraiment bien », répond sa mère. On est d’accord avec elle. Et on a beau être allergique au storytelling qui sévit actuellement au pays des ventes de disques, cette histoire-là, on a envie d’y croire.

Protomartyr // Agent Intellect // Hardly Art et Sub pop

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