A l'occasion de son expo "Mondo Themistecle" chez Arts Factory du 12 octobre au 19 novembre, Gonzaï ressort du placard une rencontre avec l'immense Pierre La Police (60 mètres de haut). Défenseurs du premier degré s'abstenir.

Célèbre anonyme ayant longtemps sévi sur les pages des Inrocks, Libération, Rock & Folk ou encore So Foot, Pierre La Police pratique l’art idiot tel qu’on ne le voit plus que chez Daniela Lumbroso. C’est dire si le dessinateur, tel un avatar de Thomas Pynchon, fantasme secrètement un monde au bord de l’effondrement.

Comme l’humour anglais la secte du temple solaire ou les tampons de chez Sardon, son travail restera à jamais hermétique pour certains tandis qu’il est pour d’autres une source sans fin de plaisir. S’il a beaucoup dévoyé la bande dessinée, Pierre la police a également maltraité l’illustration et l’animation. Depuis peu il est accueilli par le monde de l’art contemporain, sans doute un peu par facilité, un peu parce qu’il ne rentre dans aucune autre case. Même parmi ceux qui font profession d’originalité, Pierre la Police garde sa puissance de sidération intacte, peut-être parce que son rire ne s’appuie pas sur une recherche d’effet, mais naît d’une angoisse profonde, celle de notre propre normalité.

Les praticiens de l’infernal

Votre humour est singulier, sorte de collage ou de cut-up. On pourrait parler de non-sense, mais il me semble y entrevoir quelque chose de froid (je trouve dans mes notes les termes fusion à froid et pression à froid). On raconte que la formule de cet humour est déposée avec celle du Coca-Cola. Pouvez-vous, sans trahir son secret nous en donner votre définition?

Il peut m’arriver d’éclater de rire en regardant un meuble ou un paquet de chips. On a tous besoin d’être stimulés et parfois les ressorts comiques trop usés ne fonctionnent plus, on devient gourmands de nouvelles connexions.
Je me fais rire tout seul en pensant à des agglutinations de mots, d’idées et d’images. Parfois je découvre des choses que je m’efforce de faire partager à travers mon travail, même si l’humour n’est pas le principal moteur de ce dernier. Avec le recul, je prends conscience de l’arsenal de filtres et de procédés linguistiques et formels qui opèrent mais il reste autre chose qui m’échappe et que je me garde de trop analyser ou expliquer. Je préfère garder un pied dans la pénombre.

Votre dessin, comme votre langage, est un mélange de raccourcis et d’approximations que l’on sent précisément calculés. Est-ce que vous doutez de la possibilité d’exprimer le réel ?

J’ai besoin de mettre une sorte de distance entre ma perception du monde et la forme que je choisis de lui donner. Chaque mot est pesé pour offrir une résonance particulière. Mon sujet n’est pas tant le réel que les multiples représentations que nous nous en faisons. C’est dans cet ordre d’idées que je me plais à refléter certains aspects du langage, comme passés à travers des filtres déformants.

Un Yannick Noah de 60 mètres de haut serait sorti de l’Océan et détruirait tout sur son passage.

La science-fiction, dans ses variantes de B à Z, est un élément récurrent dans vos travaux. Est-ce parce qu’on y retrouve un même art du mash-up absurde (après tout c’est le même principe qui permet de faire « Godzilla contre Hercule » et « Lionel Jospin fait du rap ») ? Est-ce parce que vous partagez une même idée du monde au bord de l’effondrement, comme si nous pouvions tous fondre comme autant de statues de margarine à nos propres effigies, si vous me permettez ce médiocre pastiche ?

Comme dans l’exercice du dessin, le domaine de la science-fiction est libéré du poids de la réalité tout en offrant un regard pertinent sur celle-ci. Le monde d’aujourd’hui me fait penser à certains romans d’anticipation que je lisais dans ma jeunesse et qui me semblaient alors complètement invraisemblables.
C’est un peu comme si cet espace des mondes rêvés, des utopies et des catastrophes, s’était fondu dans notre réalité. Nous vivons dans la science-fiction. Je ne serai pas étonné de lire dans le journal de demain qu’un Yannick Noah de 60 mètres de haut serait sorti de l’Océan et détruirait tout sur son passage.

Doudoune blanche VS doudoune rouge

Pensez-vous que la crise économique n’est que l’un des nombreux signes de la fin du monde?

Vous demandez cela à un catastrophiste… Je pense que dans les prochains mois nous retournerons à l’âge de pierre, les magasins « La Halle aux Chaussures » seront pillés, la ville d’Aix Les Bains sera rayée de la surface du globe, des milliers de personnes prises au hasard seront défenestrées et la télévision ne diffusera plus que des scènes de tortures entrecoupées de publicités pour des produits anti-acariens.

Vos œuvres dissimulent-elles un message caché? Et si oui à l’intention de qui?

Mon oeuvre dissimule un message caché, peut-être à mon intention. Quand je l’aurai déchiffré je vous le dirai.

Cela a-t-il un lien avec votre enfance sur laquelle circulent de nombreuses rumeurs?

Si vous faites allusion à cette rumeur qui dit que je suis né dans un hôpital, c’est complètement faux.

L’identité de Pierre La Police est un secret farouchement gardé. Cette question contamine en partie votre travail où l’on retrouve souvent des personnages vagues, flous, parfois dépourvus de visage. Est-ce que cet anonymat serait au final une extension de votre travail? Et a-t-on déjà essayé de se faire passer pour vous ?

Je souhaite m’effacer derrière mon travail. Il y a bien assez de têtes partout sans qu’on y ajoute la mienne.
Certains de mes personnages ont un visage dont les contours sont mal définis, partiellement flous ou obscurcis. C’est un peu comme une page blanche laissée à l’imagination du lecteur qui peut ainsi y voir sa propre part d’ombre. Un peu comme ces photographes qui proposent un décor peint avec un trou dans lequel on vient insérer sa tête pour se faire tirer le portrait. Lorsqu’il m’arrive de faire de la bande dessinée, j’aime faire évoluer le visage de certains de mes personnages au fil du récit. Parfois ils subissent des opérations de chirurgie plastique et deviennent méconnaissables, parfois ils se transforment imperceptiblement sans aucune explication, parfois ils se cachent ou font des grimaces, parfois on croit les voir mais il s’agit en fait de quelqu’un d’autre.
Je pars de l’idée que l’on puisse devenir quelqu’un d’autre, fuir la lourdeur inhérente à la personnalité qui creuse son sillon au fil du temps, échapper à soi-même pour élargir sa connaissance de la nature humaine. Parfois l’habit peut suffire à faire le moine. Il est arrivé que des gens essayent de se faire passer pour moi. Je n’y trouve rien à redire si l’on considère le fait que je me fasse également passer pour des gens.

On vous décrit parfois comme une personne normale et en général cette question de la normalité semble hanter votre travail, plus encore que celle du monstrueux. Peut-on avancer que la normalité, ou la sur-normalité, est un sujet de votre travail, à la fois une source de drôlerie et de peur ?

Etant d’une nature anticonformiste, j’ai toujours voulu être perçu comme quelqu’un de normal et gommer tout ce qui pouvait trahir un décalage. D’où la recherche d’une surface  lisse. Il s’agit d’une normalité cultivée comme une forme de snobisme, un luxe excentrique mais invisible, un panache terne. Cet aspect, forcément, transparaît dans mon travail à travers l’exagération des formes qui s’étend de la monstruosité à la sur-normalité, les deux attitudes se situant presque au même endroit. Cela va jusqu’à contaminer ma prose, par exemple à travers l’accumulation systématique de formules toutes faites, formatées à l’extrême et empruntées au langage des médias, on arrive à une banalité de l’énoncé qui, vampirisé de tout sens, confine au monstrueux.

Jamais

Cette question de la normalité me rappelle le site désormais mythique que vous aviez réalisé autour du langage de l’entreprise. On accédait aux pages en cliquant sur les dents d’un personnages qui semblait sortir d’une nouvelle de Philip K. Dick (l’homme dont les dents étaient toutes exactement semblables), ce projet a-t-il débouché sur d’autres expériences semblables ?

C’était il y a presque une vingtaine d’années, j’avais créé ce site au début de l’Internet grand public. A l’époque, il m’avait fallu apprendre le langage de programmation HTML. Plutôt que de faire un site qui serait une simple vitrine de mon travail, j’ai opté pour une création numérique sur le thème du monde de l’entreprise et de son jargon. Je me suis beaucoup amusé avec ça et le site a atteint un taux de fréquentation record. Tous les jours je recevais des mails de patrons de grandes boîtes qui y voyaient un miroir déformant et récréatif de leur domaine d’activité.

Dans la même veine de création numérique, mais avec une forme complètement différente, j’ai sorti il y a bientôt un an, la première bande dessinée spécialement conçue pour iPhone et iPad, disponible sur l’iBookstore. Ce n’est pas tant par amour de la technologie que je me suis lancé dans ce projet mais d’avantage par goût de l’aventure éditoriale. J’ai eu envie de retrouver ce que je faisais  lorsque j’auto éditais mes recueils de dessins et que je les distribuais dans quelques librairies parisiennes. L’édition numérique permet le contact direct avec le lecteur, une totale liberté d’action, le fait de pouvoir s’adresser au monde avec peu de moyens et de façon très légère. Ce sont des aspects qui me séduisent particulièrement.

Il y a plus de vingt ans, le pays de référence pour la jeunesse du monde entier était l’Amérique. Aujourd’hui c’est surtout le Japon.

Cet aspect éphémère du site se retrouve dans vos travaux souvent édité en journaux ou magazine (certains édité « en dur » chez Cornelius). Très tôt vos travaux ont été réalisés sur ordinateur. Du coup, même si vous êtes dorénavant représenté par une galerie d’art, peut-on dire qu’il n’y a pas d’original des œuvres de Pierre la Police, que vos œuvres sont d’abord des données ou des fichiers ?

Beaucoup de mes dessins n’existent pas en original sous leur forme finale. Cependant, je reste attaché à la noblesse des matériaux, le papier, l’encre ou la gouache. Pour cette raison je n’ai jamais voulu travailler à l’aide d’une tablette graphique. Si parfois mes dessins sont enrichis sur ordinateur, le trait est toujours réalisé en premier lieu sur papier.
Dans le même ordre d’idées, je travaille depuis plusieurs années à l’atelier de lithographie Item à Paris où nous réalisons des estampes. La qualité des papiers, des pigments employés et du savoir-faire des gens qui y officient confère aux impressions une vibration particulière qui en fait des objets presque vivants. Un exemple plus évident d’œuvre sans original reste le travail de vidéo. Le dernier film remonte à 2009 et sera montré au centre Pompidou en 2012. Nous parlions de science-fiction, celui-ci s’en inspire.

Sur un autre versant, est-ce que vous collectionnez des objets, des dessins? Qu’y-a-t-il accroché à vos murs?

Je ne suis pas collectionneur mais j’aime m’entourer de choses que j’aime. Sur mes murs j’ai quelques dessins et photos de Julien Carreyn, d’Antoine Marquis, quelques repros d’Ernst Heckel, un prospectus pour la Foir’ Fouille de Béziers…

Avec le recul, est-ce que votre séjour au Japon a modifié votre travail ou votre vision du monde? Est-il vrai que vous faites là-bas l’objet d’un culte?

Sans aller jusqu’à en faire l’objet d’un culte, le public japonais semble très réceptif à mon travail, bien que celui-ci soit peu diffusé et pas traduit. Ce sont des gens qui ont grandi dans un environnement graphique surabondant. Ils savent lire et comprendre un dessin au premier coup d’oeil, leur éducation est déjà faite. Cela permet de gagner du temps.
Mes séjours au Japon m’ont apporté une inspiration dont je n’aurais jamais fini de faire le tour. Pour autant, je suis resté sur la même trajectoire. Cela témoigne d’un certain état de la réalité. Il y a plus de vingt ans, le pays de référence pour la jeunesse du monde entier était l’Amérique. Aujourd’hui c’est surtout le Japon.
La présence, dans l’imaginaire japonais, de l’idée de catastrophe et de destruction imminente est quelque chose que nous partageons tous aujourd’hui. C’est un domaine qui infuse désormais dans l’imaginaire mondial.

http://www.pierrelapolice.com
Expo « Mondo Themistecle » chez Arts Factory du 12 octobre au 19 novembre.

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4 commentaires

  1. « Je ne serai pas étonné de lire dans le journal de demain qu’un Yannick Noah de 60 mètres de haut serait sorti de l’Océan et détruirait tout sur son passage. »

    Je pourrais tuer pour la paternité de cette phrase.

    Fonctionne aussi pour « la télévision ne diffusera plus que des scènes de tortures entrecoupées de publicités pour des produits anti-acariens. »

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