Après avoir perdu du temps à étudier à Normale Sup, passer et réussir l’agrégation de philosophie plus une thèse, La Féline s’est enfin décidée à sortir son premier album cinq ans après son premier EP ! Cela valait le coup d’attendre parce qu’ « Adieu l’Enfance » est un très beau disque.

1imageOn a décidé de rencontrer Agnès Gayraud avant même d’écouter son premier album. Mais c’était rétrospectivement une idée bizarre : on a pris un risque parce que si l’on n’avait pas aimé l’album, il aurait fallu qu’on pose des questions plus générales sur le temps qu’il fait, la vie chère à Paris, etc. Tout le bien qu’on pense du disque a été exprimé ici et dieu sait qu’on est souvent en désaccord sur plein de sujets chez Gonzaï.

Rendez-vous a été donné un samedi dans la cour intérieure de la Maroquinerie, à l’heure de l’apéro et du vin blanc qui délie les langues. Nous avons été rassurés : Agnès Gayraud a confirmé qu’elle était intelligente et qu’elle a plein d’idées à exprimer. La conversation s’est prolongée tard dans la nuit, on a parlé de drogues et de Metallica. Adieu l’enfance, bonjour l’ivresse !

Qu’avais-tu en tête au moment de faire le disque ? Et es-tu parvenue à réaliser ce que tu voulais ?

Pour me dire que je suis parvenue à « réaliser ce que je voulais », il faudrait penser qu’avant de faire des chansons, j’avais un plan à suivre plus ou moins à la lettre. Mais il y a trop d’imprévus : on capte des tas de choses involontaires, des hasards heureux se produisent et c’est ce qu’on finit par chérir le plus d’ailleurs, l’absence de maîtrise, la spontanéité. Toutes les chansons que j’ai composées à tâtons pour « Adieu l’Enfance » se sont révélées sous une certaine lumière qui leur a donné tout leur sens.

J’ai mis beaucoup de mon rapport au temps dans ce disque, et plus concrètement, j’ai eu besoin d’être en phase, avec ma langue, avec mes moyens techniques, et mes propres limites aussi. J’ai composé l’essentiel des chansons seule, avec un petit 8 pistes et une petite console de jeu Nintendo DS que Xavier Thiry m’avait prêtée, sur laquelle on pouvait programmer des séquences rythmiques rudimentaires. Xavier a réalisé l’album avec moi. J’avais ça, une pédale d’effet pour ma voix et une pour ma guitare. Il fallait que les chansons tiennent avec cette base, minimale, répétitive, et un peu enfantine parfois. Quand tu n’as pas grand chose, tu dois croire très fort à chaque élément dont tu disposes, pour que cela prenne, que tu arrives à t’enivrer toi-même comme le baron de Münchhausen qui se sort du marécage en se tirant lui-même par les cheveux.

D’une certaine manière je crois que ce dispositif de création très limité m’a aidé à m’arracher quelque chose à moi-même. Je n’avais pas des caisses d’arrangements pour me cacher ou me faire croire qu’une chanson merdique tenait debout, alors je les ai beaucoup travaillées de façon un peu obsessionnelle, avec rien, presque a capella. Quand je réécoute l’ensemble du disque, je suis heureuse parce que je ressens cette intimité que j’ai eue avec chaque chanson, la phase d’enregistrement et de réalisation avec Xavier ne les a pas trahies. Donc oui, de ce point de vue là, s’il y avait une intention, elle est respectée je crois.

L’une des raisons pour laquelle on a aimé ton disque est qu’il ne sonne pas comme un album contemporain et il est difficile de le dater. Les disques français ont souvent une production affreuse, on ne sait pas si c’est lié aux studios ou aux techniques d’enregistrement.

Je suis sensible à la production – ça fait autant partie du propos d’un disque que les textes, les mélodies, le choix des accords. L’idée c’était surtout de ne pas chercher à « sonner comme ». Tu entends cette phrase parfois dans les grosses maisons de disques, l’idée qu’on est ambitieux quand on sonne « à l’américaine ». Mais ça ne veut rien dire et le résultat sonne souvent cheap. Quand on ne cherche pas à faire sonner les synthés comme des orchestres entiers de cordes, ça paraît plus petit et plus humble. Et j’ai fini par chérir ce son à l’os, qui est devenu absolument nécessaire : c’est un disque fabriqué avec un clavier JX3p, une TR 808, une guitare et une basse, c’était tout ce qu’on avait, et j’aime que ça s’entende. Stéphane Briat qui a mixé le disque l’a parfaitement compris : il a porté chaque son à sa vérité, sans camouflage, il a fait dialoguer les choses ensemble comme on les entendait avec Xavier dans notre tête, avec des lignes musicales très intelligibles pour chaque instrument, un mélange de lo-fi et de transparence. Cet album c’est un peu de l’eau de source, mais avec encore de la boue et quelques cailloux dedans. Je ne sais pas si c’est la production du futur, mais c’était celle de notre présent d’alors, avec ses nécessités : au lieu de rester perdus dans l’océan des possibles devant ton GarageBand qui te propose tout et n’importe quoi, tu gagnes toujours à trancher avec le réel, en aimant ce que tu as. L’architecte Adolf Loos a écrit sur ce principe : quand on a du plâtre et pas des pierres de taille, c’est toujours plus beau d’assumer le plâtre. Il n’y a pas de matériau noble et de matériau vil – s’il y a un truc que nous apprend la pop, c’est au moins ça – tant que tu traites ton matériau avec noblesse.

Astrid Karoual
Astrid Karoual

Le risque avec les paroles en français est d’être distrait par les mots justement. C’est mieux quand on écoute de la pop d’être porté par la mélodie qu’attentif aux mots. Ce n’est pas le cas ici.

C’est marrant que tu le voies comme un risque! Normalement, si les paroles ne sont pas trop bidon, c’est une richesse en plus. Mais je te rassure : même si mes paroles sont écrites et pensées, même si elles comptent dans l’émotion que veut porter ce disque, je ne suis pas gênée que l’on n’y prête pas trop attention au début. Il y a un parti-pris pop aussi dans ce disque : ce sont les mélodies (c’est d’ailleurs la base de mon rapport d’enfant à la pop, le mélodique). Et je n’en voudrais jamais à l’auditeur de se laisser prendre par elles et par le son avant de chercher à en comprendre davantage. Un auditeur qui bloquerait uniquement sur le texte passerait à côté de la plaque.

Parce qu’une chanson, ce n’est pas un grand discours, ce n’est pas même un article sur un blog: ce sont quelques mots à peine, dont aucun dans l’idéal ne devrait paraître arbitraire. C’est donc une lutte constante pour être véritablement simple.  

On dirait que tu as choisi une forme d’épure dans tes paroles. Tu écris très bien, comme le montre ton blog. Le danger du français, c’est de trop en faire, de trop écrire. Autant écrire de la prose plutôt que des chansons dans ce cas. Là, tu as procédé semble-t-il à l’économie et c’est tant mieux.

Oui, c’est là que le rapport à notre propre langue est passionnant d’ailleurs. J’aime écrire, c’est sûr, j’aime les beaux textes, mais je crois qu’en fait j’aime surtout les idées fortes. Un truc bien écrit qui ne le soit pas au service d’une idée ou d’une image singulière, c’est pour moi la pire des choses. En musique, je n’aime pas forcément les chansons très littéraires qui s’écoutent un peu poétiser. Il y a du lyrisme dans mes paroles, mais j’ai essayé d’être directe et ambiguë à la fois, de tenir sur le fil de quelque chose de très explicite mais qui laisse en même temps une place à l’auditeur, qui lui laisse des recoins d’obscurité, pas pour faire joli, juste pour mieux exprimer la complexité des sentiments que j’évoque. C’est un travail d’épure constant, oui. Parce qu’une chanson, ce n’est pas un grand discours, ce n’est pas même un article sur un blog: ce sont quelques mots à peine, dont aucun dans l’idéal ne devrait paraître arbitraire. C’est donc une lutte constante pour être véritablement simple. Il faut appliquer une sorte de rasoir d’Ockham à ton lyrisme. Ça aussi c’est une idée à la Loos, tiens !

Ton album est très varié, les chansons passent de la chanson française à la new-wave. Un titre a cappella nous a fait penser à Dead Can Dance. Comment décrirais-tu ton disque à quelqu’un qui n’aurait jamais entendu ta musique ?

Le premier mot qui me viendrait à l’esprit, c’est pop. Mais comment mon interlocuteur entendrait-il ce terme? Si je m’en tiens aux faits, à la réalité objective : ce sont des chansons, mélodiques écrites en français, composées dans un esprit plus urbain, plus distancié, un peu plus mystique aussi peut-être que dans la chanson française traditionnelle. J’imagine que quand tu dis que certaines sont plus « chanson française » tu penses à celles où on entend moins les synthés, où le rythme est moins enlevé : mais pour moi, c’est la même chose, un a cappella comme Rêve de Verre ou un titre comme Moderne où il y a juste une voix, une guitare et des gens qui tchatchent derrière dans une soirée, c’est aussi éloigné de Georges Brassens ou de Vincent Delerm, que d’autres chansons comme Midnight ou Zone. Cela a plus à voir avec l’état d’esprit que le son. Je viens plus des Cocteau Twins et de Robert Smith ou de Garcia Lorca et d’Osamu Tezuka que de la chanson réaliste; pas pour le plaisir d’appartenir à une chapelle indé mais parce que ma psyché pop est plus formée d’après ce genre du vision du monde, un peu troublée, un peu bancale. Je me sens plus attirée par ce qui est fragile mais beau, par une forme de déséquilibre, par le tragique aussi. Si tu écoutes un jour vraiment les paroles et le ton de Moderne, tu le ressentiras peut-être !

Pourquoi avoir attendu cinq ans avant de sortir ce premier album ?

Je n’ai pas attendu en fait : je n’ai pas arrêté d’usiner! La Féline a sorti plusieurs EP : « Cent mètres de haut » en 2009, « Wolf & Wheel » puis « Echo » – un disque de reprises, en solo – tous deux parus en 2011. Disons qu’il a fallu trois ans pour que cet album trouve à la fois sa forme définitive, son mixer, son label (Kwaidan Records) et que soit mise en place sa sortie. Entretemps, La Féline est devenue un projet plus solitaire que le groupe qu’elle incarnait initialement. Et cette transformation a fait partie des émotions parfois douloureuses que j’ai ressenties en le faisant. Je suis restée très proche de mes anciens compagnons que ce soit Sylvia Hanschneckenbühl, Stéphane Bellity ou Xavier Thiry – qui lui est resté plus longtemps et a réalisé le disque. Mais il y avait aussi une sorte de mue nécessaire : ça faisait beaucoup de fortes personnalités pour un seul groupe : Sylvia est aussi compositrice et même écrivaine, Stéphane a son projet Ricky Hollywood, Xavier, Hello Kurt : j’estime et admire énormément le travail de chacun d’entre eux – j’ai écrit longuement à leur propos sur mon blog. Mais peut-être que ça faisait beaucoup réunis tous ensemble dans un rapport aussi fusionnel que celui qu’on entretenait. Chacun voulait exprimer plein de choses différentes, et chacun voulait que les autres s’expriment aussi. J’étais la chef, j’apportais les compos, les textes, mais c’était pratiquement inacceptable pour moi d’imposer une direction si tout le monde ne l’approuvait pas. Et ça, c’est l’exercice de la démocratie ! Et en art, ce n’est pas la voie la plus directe vers les choix les plus justes ! Ce qui est marrant c’est qu’ils m’ont tous encouragée très vite à assumer plus ma liberté. Mais c’est un putain de fardeau aussi la liberté, j’ai mis du temps à la prendre sur mon épaule. Et puis pendant tout ce temps, il faut dire que j’ai fait une thèse de philo.

 Tu fais de la musique pour l’amour de l’art bien sûr, mais pas forcément pour te taper des heures de route pour être payé une misère et te faire un taboulé-bière tous les soirs. 

Oui bon, ça va, ça ne prend pas tant de temps que ça et tu t’es dispersée au lieu de te consacrer à la musique… De quoi parlait ta thèse ?

Theodor Adorno, un philosophe allemand. Il est connu pour être spécialement retors et difficile à lire. C’est entre autres choses ce qui m’a attiré chez lui. En plus, il a écrit quelques petits textes sur la pop – qu’il appelle encore « musique légère » dans les années quarante – et bien qu’il la méprise abondamment, c’est tout à fait passionnant. C’est lui, par exemple, qui a introduit le concept d’ « industrie culturelle »: mais au départ, c’est une expression ouvertement polémique qui joue sur l’aberration que représente le fait de faire de la culture une industrie. On a oublié cela aujourd’hui. Mais dans le rock, au moins, on sait se rappeler qu’il y a de sales moments de contradiction entre une œuvre d’art – ce qu’est une chanson pop – et les réquisits de l’industrie. L’esprit d’Adorno peut paraître très réactionnaire, mais il est surtout très critique et permet de comprendre pas mal de choses de la période contemporaine. Ma thèse couvrait son œuvre et tentait de reconstruire de sa critique systématique de la subjectivité. Vous voyez ce que je veux dire, bien sûr ?

Agnès Gayraud, la femme qui sait tout faire…

Non, je suis scandaleusement nulle en cuisine, entre autres lacunes. C’est vrai que j’essaie de mener ma barque dans deux domaines très différents. C’est parfois difficile, ne serait-ce qu’en termes d’emploi du temps, d’énergie. Le temps d’éclosion de la Féline est plus long peut-être, j’emprunte des chemins qui rallongent un peu le parcours. J’ai eu vent de la remarque d’une personne de l’industrie qui considérait que ça faisait trop de temps que La Féline existait et que ça aurait du exploser avant : je trouve ça un peu bidon comme idée, il y a des tas d’artistes qui ont mis le temps, comme Bashung. Mais je sais qu’il y a un prix, c’est certain. On aime bien la vitesse dans la pop, mais on aime bien aussi la singularité. J’ai peut-être un truc en plus de ce côté là? Je n’ai pas le choix de toutes manières, je trace ma propre voie.

Astrid Keroual
Astrid Karoual

Tu ne ferais que de la musique si tu le pouvais ?

J’en ferais plus oui, vraiment de la musique je veux dire, pas du temps à compter mes fans sur Facebook ou à faire dix milles mails de logistique pour organiser un concert. Mais je garde un rapport très fort à l’écriture et à la pensée : j’ai crée un blog l’année dernière, et d’une certaine manière, il m’a permis d’établir un pont entre mes deux « moi »: la musicienne et la théoricienne, et c’est plutôt excitant. Cela dit, je crois que je ne suis pas la seule musicienne à avoir plusieurs activités : d’abord la musique toute seule ne fait pas bouffer grand monde aujourd’hui… Il y a un sentiment de défaite par rapport à la professionnalisation de la musique – qui fait suite peut-être en France à des années 90 un peu illusoires où les subventions coulaient à flot. Maintenant, les conditions sont de plus en plus dures. Tu fais de la musique pour l’amour de l’art bien sûr, mais pas forcément pour te taper des heures de route pour être payé une misère et te faire un taboulé-bière tous les soirs. Le fait d’avoir une autre activité tient un peu cette précarité à distance. Il m’arrive effectivement de faire des kilomètres pour être payée une misère et manger un taboulé-bière mais ça reste pittoresque, j’ai un pied ailleurs, qui me permet de conserver un rapport assez romantique, du moins suffisamment naïf à tout ça.

 Je suis scandalisée quand j’entends des gens dire que le son d’un synthétiseur est froid ou que ce n’est pas un « vrai instrument » ou que « ça rappelle Partenaire Particulier »… Quel manque de culture de merde !  

Parlons du tube qui donne son titre à l’album, Adieu l’Enfance. Des sonorités rappellent Fade to Grey de Visage. Quel est ton rapport à la new-wave ? Tu as évoqué Cure mais on aimerait creuser le sujet.

J’adore, ce sont les trucs que j’écoutais enfant parce que mes frères et sœurs écoutaient ça aussi, en plus de Bowie ou de Police. Et c‘est ce qui passait à la radio : les tubes de Daho, d’Elie Medeiros même ceux d’Elsa avec des synthés suraigus, des sons de caisse claire toute pourrie noyés d’une improbable réverbe. Je me suis cultivée un peu plus bien sûr ensuite, j’ai découvert Wire, les Young Marble Giants, Prefab Sprout et Andie Openheimer, et puis, en remontant un peu les années 70, il y a toute la motorik de Neu! et de La Düsseldorf, entre autres, qui innervent ce genre de musique. En tous cas, c’est sûr, j’ai gardé une affinité particulière avec les sons synthétiques : ils sont vraiment liés à l’enfance pour moi, à la promesse d’une sorte de sérénité aquatique, d’un monde bleu. Je suis scandalisée quand j’entends des gens dire que le son d’un synthétiseur est froid ou que ce n’est pas un « vrai instrument » ou que « ça rappelle Partenaire Particulier »… Quel manque de culture, merde !

Pour moi, les synthés, c’est le pays des rêves, des lignes claires et des êtres purs. C’est un peu gonflant du coup, cette idée que les sons des années 80 sont « à la mode » – et encore, ils ont été balayés par le revival psyché qui date déjà de 2011… – mais chez moi, ils ne sont pas du tout là par opportunisme. Je les défendrai encore en plein revival reggae. Cela dit, ces sons ne reviennent pas par hasard : il y a quelque chose de générationnel. Et une certaine dureté de l’époque aussi : on est plus pauvres, on est plus anxieux – je veux dire, socialement – qu’il y a dix ans : la motorik et les synthés ont ce truc urbain, nerveux et mélancolique, machinique, qui parle mieux de ce que nous vivons, je trouve, que le folk des sous-bois ou de la chanson-ska sur les champignons hallucinogènes.

Puisque tu fais bientôt la première partie d’Etienne Daho, peux-tu nous dire quel est ton rapport à la scène ?

J’aime la scène et je ne la vis pas spécialement dans un rapport philosophique : j’y cherche des sensations très physiques au contraire. De l’ordre de l’instinctif, du fusionnel, ça peut être une quasi expérience sexuelle. Même s’il y a une pudeur dans mon propos musical, la scène m’affecte physiquement, j’ai l’impression encore de n’y avoir exprimé que dix pour cent de ce que j’aimerais y faire, c’est un long travail de libération là aussi. J’ai encore du mal avec les très grandes scènes, surtout quand il y a des pros et qu’on te saoule avec le fait que « c’est un concert important ». Mais dans un format plus intimiste ou plus punk (un squat un peu dégueulasse), je prends! Et je donne aussi, je crois. C’est là que j’ai mes meilleurs souvenirs. Je suis heureuse en tous cas de faire la première partie d’Etienne Daho à Marseille – c’est au Silo, une grande salle – d’abord parce que je l’admire, comme beaucoup de mes pairs musiciens d’ailleurs, et ensuite parce que je me dis qu’il y a des liens esthétiques entre sa musique et la mienne, et que peut-être que le public les reconnaîtra et appréciera.

Et le tien de public, tu le vois comment?

Pour le moment, j’ai l’impression que ce sont surtout des esthètes, des gens assez érudits en pop, ou alors des gens sensibles. Pas beaucoup de mamies il me semble, mais certains enfants. Il y a deux ans, des élèves que j’avais à la fac m’ont envoyé une reprise de mon morceau Mystery Train qu’elles avaient postée sur YouTube. C’était la consécration! Rien ne peut me faire plus plaisir que ce genre de fan attitude spontanée : ça me montre aussi la singularité des gens. Tout récemment, un fan à écrit une chronique sur la Féline en alexandrins : j’ai trouvé ça génial, ce mélange de désuétude, d’audace – il fallait le faire quand même! – et de sincérité totale. Je me dis que j’ai de super fans en somme.

Ta musique étant accessible, tu nourris bien quelques espoirs en sortant cet album ?

Bien sûr, faire de la pop, c’est d’une manière ou d’une autre se rapporter à la possibilité de la popularité. Je crois que les chansons de cet album sont accessibles, je pense qu’elles peuvent trouver un public plus large que celui qui me connaît pour le moment : j’espère arriver à le toucher, même sans les caisses d’argent qu’il faut pour financer une grosse promo. En même temps, je ne fais pas de la popularité une priorité. Je ne suis pas sûre que tous mes choix correspondent aux canons attendus par le public. Je cultive aussi une forme de distance, je ne donne pas tout d’un coup, un peu à l’image de la photo de couverture du disque : j’ai conscience que ma musique demande une attention, une patience aussi, pour être vraiment comprise, et je ne suis pas certaine que le grand public soit immédiatement disposé à cette patience. Je ne jette pas la pierre aux gens, ils sont tellement sollicités. On vit une ère de l’accès facile à la musique, et paradoxalement, il n’a jamais été aussi difficile de consacrer aux œuvres une véritable attention. On sort des singles, on raccourcit même les morceaux qui passent en radio, mais combien de gens prendront le temps d’écouter et réécouter intégralement l’album? Combien de gens passeront une nuit entière avec en conduisant seuls sur l’autoroute? Ce serait ça la vraie rencontre avec le public. C’est ça mon espoir, peut-être plus ambitieux encore que d’être classée dans les charts ; susciter chez les gens le désir de vivre un peu avec ce disque, comme un tout, qui les touche, les transforme.

On intellectualise beaucoup la pop alors que c’est la musique qu’on écoute à la radio quand on a huit ans. On cherche en grandissant à trouver des significations à des choses qui n’en ont pas forcément.

Oui, enfin ça fait longtemps en fait que la pop n’est plus immédiate et innocente! Ce qui change peut-être dans notre décennie, et encore, c’est la sensation d’un épuisement, d’un blasement même pour plein de raisons : même les plus sauvages des sauvages donnent l’impression d’avoir été déjà vus, et puis même s’ils sont nouveaux on s’en cogne un peu, parce qu’il y a tellement de musique. Elle a perdu en rareté, et on perd un peu en désir en somme. Mais ce qui est sûr pour moi c’est qu’on ne peut pas jouer à être naïf alors qu’on ne l’est pas. Mais bon, il n’y a pas que de l’immédiateté dans la pop. Si l’époque actuelle n’est pas satisfaisante en terme d’immédiateté, on peut peut-être lui demander autre chose que de l’immédiateté? Ou alors chercher des sensations ailleurs, je ne sais pas, dans le jeu vidéo!

Astrid Keroual
Astrid Karoual

Mais le public qui écoute de la pop est vieux, non ?

Si on parle de pop érudite, c’est sûr que cela s’adresse à une cible plus âgée, mais est-ce que ça veut dire qu’il n’y a plus de jeunes gens? Je ne crois pas. J’ai des petits étudiants américains dans la fac où j’enseigne et ils écoutent abondamment Drake et Kendrick Lamar. Un groupe comme Fauve il me semble est écouté par des gens très jeunes. Je crois qu’il ne faut pas confondre notre propre sentiment de mûrir et la fin du rock. Je suis vraiment partagée sur cette question, Lester Bangs parlait déjà de ça en 1972. Le truc, c’est que nous avons vieilli, et aussi que les gens sont trop déboussolés avec tout ce qu’on leur propose pour aller découvrir de nouveaux artistes : ils préfèrent revoir les stars de leur jeunesse revenir trente ans après pour des shows plus ou moins pathétiques. C’est une forme de tourisme, ils ont vu la muraille de Chine et ils reviennent avec un selfie du concert de vieilles légendes. Ils n’ont pas eu le moment où c’était vivant alors ils se contentent des miettes. Leur dire que le rock est mort, ça les conforte. Mais non, ça vit ailleurs! Il a un certain nombre de personnalités remarquables à suivre aujourd’hui.

J’ai toujours aimé les dandys, je les trouve touchants parce que leur combat est perdu d’avance, plus tu prends de risques avec la mode pour être véritablement à la pointe, plus tu éprouves la fragilité de ta supériorité.  

« Pet Sounds » est une suite de chansons pop, les plus immédiates qui soient. Et elles s’adressent à un public instruit. Je ne suis pas sûr que les gens réagiraient si l’on passait les Beach Boys dans un supermarché.

J’adore ce disque évidemment, mais je ne dirais pas qu’il est entièrement immédiat : il y a quand même beaucoup d’instruments, de sons, et les structures sont assez subtiles. « Pet Sounds » incarne l’utopie de la popularité, ce moment où l’avant-garde artistique coïncide exactement avec ce qui est populaire. On a ça de façon plus solaire encore avec les Beatles jusqu’à « Sergent Pepper » en 1967 et puis ca s’en va. J’avoue que, depuis, les niches, les publics et les voies de diffusion se sont tellement complexifiés : ce n’est plus arrivé semble-t-il dans l’histoire récente, du moins avec la même évidence.

Qu’est-ce que tu écoutes toi d’aujourd’hui? C’est quoi ton rapport aux nouveautés musicales?

Par rapport aux nouveautés musicales, je suis dans une logique de proximité, comme j’en témoigne sur mon blog : j’écoute en priorité la musique faite par mes amis, si possible sur vinyles. La musique que j’aime de mes amis, ou la musique de mes amis que j’aime… Question d’époque là aussi, mais je n’arrive plus à considérer les CD comme de beaux objets. Je n’en ai pas acheté depuis 2003 je pense, à quelques exceptions près. Je suis dans une démarche biographique en un sens : ce sont des disques qui marquent des rencontres. Cheval Blanc, Luzmila Carpio, Ricky Hollywood, Automelodi, Sylvia Hanschneckenbühl, Hello Kurt, mais aussi Egyptology, Wilfried, Cléa Vincent, Mathieu Malon, Joseph Fisher, la clique rassemblée par La Souterraine, Mondkopf et les gens de son label In Paradisum, ce sont eux que j’écoute, je veux dire, en profondeur.

L’album s’ouvre sur la chanson Les Fashionistes alors pourquoi une telle ouverture ? Et quel est ton rapport avec la culture hipster ?

Fascination, observation, empathie, critique. Un peu tout ça à la fois. C’est ambivalent. Pas dialectique, mais ambivalent ! J’ai toujours aimé les dandys, je les trouve touchants parce que leur combat est perdu d’avance, plus tu prends de risques avec la mode pour être véritablement à la pointe, plus tu éprouves la fragilité de ta supériorité. C’est une conquête de chaque instant, si tu lâches, tu retombes illico dans le camp des ringards. Ça me fait penser au paradoxe de la Reine Rouge dans Alice au Pays des Merveilles : il faut qu’elle n’arrête jamais de courir pour rester à la même place. Si tu te prends pour un hipster en te reposant au bord de la route, pas de doute, tu es foutu.

On va essayer de ne pas le prendre pour nous…

Mais ce n’est pas du tout une chanson à charge hein! Je n’aime pas les chansons à charge de toute façon, genre tribune contre ces salauds d’autres. En tous cas, j’aimais bien l’idée de commencer l’album avec ces dandys de combat, ces silhouettes moirées, tout entières tournées vers le monde des apparences, avant de plonger plus profondément dans une psyché solitaire. Ce n’est pas complètement fantasmé, c’est un petit monde social qu’il m’arrive de croiser, dans sa beauté bien sûr, dans son tragique aussi.. Ça donne une entrée en matière assez pop, même si le propos est en un sens assez sombre.

 Quand Kurt Cobain chante « Viole-moi ! », il ne rajoute pas après « mais s’il te plaît ne me fais pas trop mal… »

« Adieu l’Enfance », donc. Alors qu’est-ce qui a marqué la fin de ton enfance ?

Peut-être la fin du trio que j’ai évoqué précédemment. Je ne dis pas adieu aux deux autres en tant qu’individus bien sûr, mais à la disparition d’une psyché qui a été douloureuse… Il m’a fallu prendre les rênes de mon propre projet. Je dis aussi adieu – enfin j’essaie – à l’enfant que j’étais et que je continue d’être un peu trop parfois, qui se laisse bouffer par un mélange de sentiment d’injustice et d’imposture – c’est selon. Y a une part un peu triste dans mon enfance, mais après tout, c’est peut-être aussi le genre de raisons pour lesquelles on monte sur une scène : tu passes toute ta vie a essayer de regagner l’amour qui t’a manqué.

Sur la chanson même, eh bien j’ai essayé d’aller au bout d’une idée, de l’envie d’en découdre. Je dis simplement une chose un peu dure. Je déteste la dialectique dans les chansons, quand on développe un truc avant de faire volte-face… « Alors je dis ça, mais quand même on peut dire aussi que… » Ou alors il faut en faire un principe. Mais on a que cinq minutes devant soi pour exprimer un point de vue. Alors j’ai été au bout. Une copine m’a écrit un mail pour me dire : « ta chanson est immonde, c’est d’une telle violence envers la petite fille que tu as été ! » J’avoue qu’il m’a plu son mail en même temps – mais quand Kurt Cobain chante « Viole-moi ! », il ne rajoute pas après « mais s’il te plaît ne me fais pas trop mal… » Autant je suis dialecticienne lorsque je pense, autant dans mes textes de chansons, je lutte contre cet esprit là.

Dans ton EP Echo, le titre est un hommage à Echo and the Bunnymen ?

Pas du tout! C’est parce qu’il y a de la réverbe et que j’y joue des reprises. Sur cet EP, il y a une chanson qui s’intitule Le Roi a fait battre Tambour, elle pourrait paraître médiévale dans ses harmonies mais elle est en fait un peu plus récente (NdA : elle date du milieu du XVIIIème siècle). Le propos est assez sordide, en soi : il s’agit d’une histoire de droit de cuissage qui finit en meurtre. J’en ai fait une sorte de transe macabre assez loin des interprétations traditionnelles. Je crois qu’il y a même une version par Nana Mouskouri. En la jouant en public, je voyais les yeux des gens se dilater, leur attention se transformer : je me suis dit qu’il y avait un vrai pouvoir à chanter dans sa langue, à être comprise.

Bon, on est arrivé au bout de nos questions. Alors pour résumer, tu es une esthète, tu es intellectuelle et brillante. Maintenant, on va faire comme dans les « Descentes de Police » de Thierry Ardisson, tu vas nous avouer des trucs inavouables. Qu’écoutes-tu comme trucs bien merdiques ? Et ne réponds pas Britney Spears, parce que tout le monde répond ça et que ce n’est plus du jeu.

Je ne pourrai pas me cramer quelle que soit ma réponse parce que même si je réponds un truc pas cool, et bien ça sera cool !

Sauf Fauve.

Je n’écoute rien de pas cool ! J’écoute Rihanna et je l’imite parfois chez moi !

Ah, en te prenant en photo à poil dans la salle de bain alors !

Non, en chantant devant mon mec ! Je n’écoute guère la radio, je me rends compte que mon entourage aimerait qu’on parle de moi dans des médias dont je ne suis pas proches. Je ne lis que Technikart et Gonzaï, j’ai même arrêté de lire Sciences et Vie.

Pour boucler la boucle, tu devrais écrire un livre. Tu t’y mets quand ?

Vous remuez le couteau dans la plaie ! Je dois publier ma thèse et je ne l’ai pas fait. Je rêve d’écrire un truc sur Adorno et la pop music et je suis sûre d’intéresser des gens comme vous !

Viens écrire pour Gonzaï, tu seras rétribuée à coups de pieds au cul !

Ah, ça fait envie, c’est de la bonne monnaie…

La Féline // Adieu l’Enfance // Kwaidan
http://lafelinemusic.com/

Propos recueillis par Albert Potiron et Romain Flon

2 commentaires

  1. Une bonne cliente pour les médias cette Féline; brillante, cultivée…
    Malheureusement
    à l’écoute je n’entend pas vraiment de singularité ;des paroles proche
    de la nunucherie, musicalement ben y a pas grand chose…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages