Question camembert violet : dans Phantom of the Paradise, qui est, véritablement, le « Phantom » ? La réponse parait évidente : c’est Winslow, le musicien hiéracocéphale. Certes, mais êtes-vous sûrs de cette « évidence » ? Ne serait-ce pas plutôt une nébuleuse autrement plus ambiguë qui plane sur le Paradise, les personnages et le film, à savoir celle du spectacle pop ? Fin du suspense : à quarante ans de distance, retour sur un bal du diable plus tortueux qu’il n’y parait.

Cela vous surprendra peut-être, mais Phantom of the Paradise demeure un film méconnu. Non qu’il soit dédaigné par les cinémathèques ou les cinéphiles, mais certaines facettes de son contenu et l’amertume prononcée de son sous-texte restent sous-évaluées. Et c’est dommage. Car la toile de fond qu’il développe, aussi lucide qu’implacable, excède les 90 minutes de la narration pour englober le film en tant qu’objet et, plus largement, un environnement (le divertissement pop), proposant vis-à-vis de ce dernier une nouvelle grille de lecture. En effet, si le souvenir condense volontiers Phantom of the Paradise à une lutte manichéenne (et perdue d’avance) du gentil artiste au masque d’oiseau contre la méchante industrie, les positions de chacun se confondent dès lors qu’on plonge plus avant dans cette matrice pop. Les artistes, les producteurs, les spectateurs, le film, De Palma : tout le monde est dans le même bateau, contribuant à un ordre des choses allègre et cynique dont les humeurs sont une fatalité. Et oui, puisque vous semblez vous le demander devant votre écran LCD, ça compte aussi pour vous. Devant une telle prémisse, dont l’acidité n’a rien à envier au Third Reich’n’Roll des Residents, ouvrons ce film fabuleux pour voir ce qu’il a dans le ventre : la conscience d’une énigme, sans doute insoluble positivement, à même de boulotter celles du Père Fouras au petit-déjeuner.

Mais d’abord, petit retour contextuel. En 1973, pendant que Pink Floyd fait péter les scores avec un prisme irisé, Brian De Palma l’a mauvaise. Get to Know Your Rabbit, sa première expérience avec une major, a tourné au fiasco king-size, entre diktats de la production, conflit ouvert avec l’acteur principal, et retrait du director’s cut par Warner Bros. qui finit par le renvoyer. Une mésaventure amère – et ironique, compte tenu du propos du film, qui devait traiter de la capacité du capitalisme à intégrer puis à désamorcer les forces essayant de le critiquer. Aussi, même si De Palma s’est fait les dents sur un Sisters (Soeurs de Sang en VF) qui lance véritablement sa carrière à Hollywood, le souvenir de cet échec initial lui trotte encore dans un coin de la tête. Phantom of the Paradise sera l’expression de cette frustration virulente.

En conséquence, Brian De Palma se lance dans le projet le pied collé sur le champignon. Il ne décélèrera pas avant la sortie en salles du film, à Halloween 1974. Le rythme du film sera à l’avenant : enlevé, spontané, pétulant. Pour l’accompagner sur cette blitzkrieg filmique revancharde, on retrouve William Finley (vieux compagnon de route des années contre-culturelles à Columbia University), le compositeur Paul Williams ou encore la toute mignonne Jessica Harper, dont c’est la première apparition dans un long-métrage. Pour les passionnés de la compta et des tableurs Excel, signalons que le budget ficelé avec la 20th Century Fox est d’1,3 million de dollars, somme on ne peut plus correcte : De Palma a tourné Sisters avec trois fois moins et, la même année, Massacre à la tronçonneuse est mis dans la boîte pour 83 000 dollars, café compris. Cela ne suffira toutefois pas pour exclure certains effets visuels cheapos, qui font aujourd’hui sourire – mention spéciale pour la scène d’électrocution de Beef, sorte de rencontre ratée entre Ray Harryhausen et l’AVC d’un parkinsonien, qui ne dépareillerait pas à Nanarland.

LE MOUTON NOIR DE LA POP

Et tout ça, au box-office, cela donne un … bon gros plouf. Pas le gadin de l’année, notez, mais pas non plus de quoi faire frémir les tiroirs-caisses ou époustoufler les petits cercles du 24-images-par-seconde. Seule exception à ce tableau, Winnipeg, bourgade canadienne où le film – allez savoir pourquoi … – reste à l’affiche des mois durant. Mais cet îlot de succès incongru [1] dans la ville du papounet à Justin Bieber n’empêche pas Phantom of the Paradise de vivoter en milieu de tableau. Ce n’est qu’un film parmi d’autres, certes un peu récupéré par le circuit des midnight movies mais bien moins que les classiques du genre comme El Topo ou Pink Flamingos.

Sauf que, le temps aidant, l’exubérance de son ton associée à l’acidité de son propos a fait mouche envers un cercle de cinéphiles de plus en plus grand, devenant un capital culturel commun à quelques modeleurs de pop-culture. Ainsi, la très surestimée saga Star Wars lui a emprunté deux aspects, oh trois fois rien, des choses qui seront à peine constitutives de l’oeuvre (sic) de Jojo Lucas : juste, l’idée du texte d’introduction et, surtout, la respiration profonde et syncopée de Darth Vader, 100% copiée-collée du plan-séquence tourné en caméra subjective où Winslow défiguré arrive au Paradise. Autre rejeton de Phantom of the Paradise, Daft Punk n’a pas attendu de collaborer avec Paul Williams sur Touch pour piocher, non seulement dans l’esthétique du film – les casques chromés, bien sûr –, mais aussi dans son propos, notamment pour Interstella 5555, leur long-métrage perso qui en est une sorte de reboot à la sauce Albator. Et même au-delà de ces deux totems pop, d’autres y sont également allés de leur clin d’oeil, des Simpsons au manga Berserk, de Sébastien Tellier à Birdman, de Scott Pilgrim vs The World à … la Une du premier Gonzaï.

Paul Williams et les Daft Punk
Paul Williams et les Daft Punk

Phantom of the Paradise est devenu, ainsi, culte. Le culte, le vrai, pas l’étiquette accolée à tour de bras pour accompagner les Prix Vert Fnac ; celui qui coule dans nos veines et se greffe à nos globules. On tentera maladroitement de le définir selon le rapport positif établi entre, d’une part, l’originalité de l’oeuvre et son efflorescence culturelle et, d’autre part, son insuccès au moment de sa sortie. Petit à petit, il devient un sésame, se distinguant à la marge de la pop-culture, en conquérant le centre dans certains rares cas. Ce serait là le moment de donner quelques exemples, du genre les Van Gogh de l’époque pop, mais j’ai la flemme et je suis sûr que des noms vous titillent déjà les synapses. Bon, au cas où : Histoire de Melody Nelson, Le Transperceneige, Felt. Vous complèterez la suite.

A la rencontre avec le culte, on se souvient, s’il intervient, du choc, du lieu, du moment. Dans mon cas, pour Phantom of the Paradise, c’était dans le ciné-club de mon université, un mercredi soir d’avril, assis sur des bancs en béton trop profonds qui martyrisaient le dos. La synchronisation image et son laissait parfois à désirer. Malgré ces désagréments, je gardais le regard rivé sur l’écran, abasourdi par l’ampleur des résonances. Dès le lendemain, je fis la seule chose qui me paraissait nécessaire : acheter un DVD du film pour le revoir, le re-revoir. M’en délecter. Comprendre. Essayer, au moins.

LA POP, CET AMOUR DU VIDE-ORDURES AUTOMATIQUE

A première vue, Phantom of the Paradise se range dans la même case que The Rocky Horror Picture Show, sorti l’année suivante. Malgré ça, évitez d’enchaîner les deux : vous seriez à côté de la plaque, parce que ce n’est pas la même pâte à crêpes [2]. Sous des empaquetages il est vrai voisins – vifs, exubérants, chamarrés, kitsch –, la distinction est fondamentale : tandis que The Rocky Horror… est une célébration libertaire premier degré gentiment provoc, qu’on peut regarder comme on se rendrait à carnaval, Phantom of the Paradise s’avère être un réquisitoire d’un pessimisme déconcertant, conscientisant l’imposture de sa posture flamboyante. Grattez les paillettes, il ne restera que le coeur, noir, sec, désespéré. Il est à la fois l’opéra-rock rutilant et sa propre dénonciation. Si l’oeil s’y esbaudit, le cerveau part cogiter à un sujet de thèse sur l’Ecole de Francfort. Dans les sens que donne Theodor W. Adorno à ces mots, Phantom of the Paradise est un film pornographique et sans pudeur. Alors, tant pis pour vous si vous êtes insensibles à la prodigalité du « rock électrique » ; tant pis, aussi, si vous avez oublié votre Xanax pour vous prémunir d’un sous-texte pas vraiment glop.

Car De Palma va plus loin qu’une simple redite debordienne glosant sur « le vrai comme moment du faux », bla-bla-bla, cette phrase sur laquelle se sont déjà paluché des tonnes de scoliastes en herbe pour impressionner en soirée la petite étudiante éméchée qui sèche à moitié sa licence de lettres. Les aventures du Phantom poussent l’avantage : le vrai de la pop n’est QUE faux, n’est QUE exploitation, dégradation, consommation.

Le vrai n’y a jamais sa place. Même la mort, indépassable moment du vrai, n’a aucun sens en tant que telle. Elle n’est perçue que comme un moment génial du faux dans un spectacle perpétuel. Pour que le vrai ait la parole, il doit se subvertir lui-même ; utilisant les méthodes du faux, il devient faux à son tour. Le meilleur exemple de cette mutation reste le personnage de Winslow. Au début du film, il incarne ce vrai initial, ce noyau de bonhomie naïve. Néanmoins, au fil des minutes, il finit par poursuivre assidument le même objectif que son antagoniste Swan ; avec une différence de degré, non de nature. Swan comme Winslow ne sont tendus que par leur désir d’accaparation, qui se coagule, dans le film, sur la voix de Phoenix. Quel que soit le mobile premier –affairisme pop, amour de l’art, ou amour tout court – il ne s’agit que d’un mouvement similaire : l’appropriation.

Partant de cette notion d’appropriation, Phantom of the Paradise propose une théorie générale du « tube » pop, qu’a bien relevé Richard Mèmeteau dans son excellent livre Pop Culture. La cantate de Winslow sur Faust ne donne un tube qu’après carénage, polissage. Couplet-refrain-pont-refrain : ce canevas canonique et appauvri est standardisé pour filtrer l’expression d’un charisme, d’une personnalité, faire émerger une projection imaginaire qui est le véritable enjeu d’une chanson pop. Pour preuve, lorsque « Faust » est chanté par Winslow en début de film, la chanson est accueillie par l’indifférence la plus totale : le public est parti, les femmes de ménage passent le balai sans un regard. Chantée par le groupe à la mode (ici nommé les Juicy Fruits, ces fruits juteux qu’on presse puis qu’on jette une fois épuisés), après un vol éhonté et une reformulation maligne, voici la chanson numéro un des charts.

Qu’y a-t-il dans ce gouffre de popularité entre les deux versions ? Du glamour, un brin de charisme et, surtout, le don de savoir doser la déperdition nécessaire, comment trahir la matière originale pour coïncider ou créer les fantaisies du public. Jusqu’au-boutiste, pris dans une vision romantique d’un art autotélique, Winslow n’a su (ou voulu) l’appliquer. Swan, lui, sait répéter cet acte d’appropriation, ce rituel nécessaire à l’émergence aléatoire du tube, qui in fine ne dépend que du public. Car, malgré les apparences que (se) donne Swan, maîtriser la pop est impossible, précisément en raison du caractère hasardeux de la correspondance avec le public. Seule la régularité de la proposition, le renouvellement du processus adéquat de captation-dégradation destiné à un public avide de sang neuf, sont maitrisables. « Faire un tube, conclut Mèmeteau, c’est répéter le crime violent qui lui donne naissance. Faire signer d’un sang différent le même contrat avec le diable. » Délier une musique, sans cesse différente, de la personnalité de son auteur pour atteindre, via des arrangements appropriés, un objectif invariable : en faire une musique pour tous, consommée par tous.

Ceci est pleinement palpable dans Phantom of the Paradise à travers deux scènes splendides et terriblement signifiantes. La première, en studio : triturant les potentiomètres et modulant les sinusoïdes, Swan redonne, pendant que Winslow joue son nouveau morceau, sa voix à Winslow – sa voix, et non celle, originelle, de Winslow. L’impérialisme de Swan est alors total, privant Winslow de sa voix propre et, la lui rendant prétendument, lui donnant la sienne dans ses créations musicales. Winslow est réduit à sa condition d’ouvrier assujetti aux desideratas de Swan, jusque dans l’art qui était son absolu. Cette aliénation effectuée, Swan peut sans souci lui faire signer le contrat d’exclusivité à vie : sous couvert d’accord mutuel, ce dernier ne fait qu’entériner un rapport de force outrancièrement déséquilibré, une soumission déjà effective.

S’ensuit une deuxième scène où Swan, assis au centre d’un bureau circulaire imitant un disque d’or, dispose à son gré de chanteurs archétypaux. Chorale hippie, protest-singer, sistas soul, jumelles poppy, bouffon heavy-glam, chacun offre sur quelques secondes une version différente du même morceau. Démonstration ? La matière importe moins que la manière. Le style est le contraire de l’homme même, simple habillage séduisant destiné à faire vendre le produit-chanson dans le grand drugstore sous-culturel. Ce n’est pas le roi caméléonesque de la pop seventies, David Bowie, passant du folk-pop au glam, du krautrock au funk, qui dira le contraire [3].

MIROIR, MON BEAU MIROIR (AUX ALOUETTES)

Conséquemment, l’image prend le dessus sur le réel. Ainsi, Swan a moins de réalité que son reflet, l’image vidéo sur laquelle il vieillit. Ce report lui assure une jeunesse éternelle façon Dorian Gray, avec champagne, caméscope et bain moussant. Ce faisant, il ne fait que se conformer au diktat de la pop : la jeunesse avant tout, la recherche du frais, du hip, du neuf. Swan représente la pop jusque dans son ontologie, fruit d’un accord avec un diable qui est apparu d’autant plus séduisant aux yeux de l’égocentré Swan qu’il s’est manifesté comme son sosie. Egocentrisme, quand tu nous tiens … L’image empiète tellement sur le réel qu’elle en devient la garantie. Ainsi, il est interdit de prendre Swan en photo, car il ne saurait y avoir de « fausse » photo ; en 1974, ce n’est pas encore l’ère Photoshop. Or, le Swan du réel est une supercherie fondée sur le caractère sacré de l’ultime témoignage du vrai Swan (celui qui subit le temps). Voler le caractère sacré de cette dernière preuve, c’est réinscrire Swan dans le présent, dans un flux temporel qui va vers la mort. Tout ceci obéit à cette sentence qu’écrira Barthes six ans plus tard dans sa Chambre claire : « Que le sujet en soit la mort ou non, toute photographie est cette catastrophe ». Swan repoussant éternellement la vieillesse et la mort, il ne saurait être pris en photo. Pour autant, en dépit de ce handicap drôlement embêtant lorsqu’il s’agit de faire refaire sa carte d’identité, le personnage de Swan (joué par Paul Williams) focalise la thématique du double à plusieurs degrés : Swan adoubant la musique de Paul Williams, Swan donnant son timbre exact à la nouvelle voix de Winslow, Swan dépendant de son double sur le film vidéo où il est séduit par un diable apparaissant sous des traits gémellaires.

Double encore, le rapport du spectacle à la vie, avec la mort comme tragédie, arrêt de la vie et du spectacle, et la mort comme tragédie, forme paroxystique du spectacle. A l’issue de la dernière scène, où les protagonistes meurent ou sont abandonnés – oui, je spoile –, le spectacle semble tourner à vide. Mais il tourne toujours, imperturbable. Ses zélotes abrutis par le décorum continuent la célébration, sans s’apercevoir des cadavres que sont devenus leurs héros d’il y a cinq minutes à peine. Nul n’est besoin de dire que le spectacle doit continuer, puisqu’il continue de lui-même, vampirisant ses représentants, drainant à lui des foules inconséquentes se repaissant de cette décoction dont l’arôme miellé masque les remugles amers (c’est la minute « envolée lyrique »). Et il n’y aura pas à attendre beaucoup avant que ne surgissent un nouveau gourou à suivre, de nouvelles stars interchangeables [4] à consommer, des 45-tours à écouter. Les personnages ne sont que des épiphénomènes, des serviteurs d’une force diabolique qui les subsume et leur survit, s’accroissant de leurs turpitudes. Selon que soyez puissants ou misérables, la morale de l’histoire est la même : tout le monde roule pour le spectacle, et le spectacle roule tout le monde. Gai, n’est-ce pas ?

Phantom of the Paradise - 5

Pour ambiancer le tout, il y a la BO polychrome composée par Paul Williams. Imitant les Beach Boys ici (Upholstery), préfigurant Kiss là (Somebody Super Like You), son score livre des ballades déchirantes (Phantom’s Theme, l’à fleur de la peau Old Souls) ainsi qu’une chanson finale délicieusement cynique (The Hell of It) qui ponctue parfaitement des dionysies paroxystiques où tout le monde danse ou meurt. Cette chanson sarcastique, c’est la mise en recul de la tragédie, la désinvolture pianotée qui se gausse du drame plombé, le trololo impudent qui vient narguer pêle-mêle le chevaleresque de Winslow, la félonie de Swan, l’imbécillité de Beef, la naïveté de Phoenix, voire, en déroulant la pelote, la prétention de De Palma à dénoncer ce petit monde fou. Parce que De Palma sait, sans doute, qu’il est lui-même en porte-à-faux, dans une position aussi contradictoire que la pop.

Avec Phantom of the Paradise, De Palma effectue exactement le même mouvement que ses personnages : il s’approprie des références, les détourne à son profit et les réinsère sous un emballage nouveau et enjôleur. A la trame du Fantôme de l’Opéra de Gaston Leroux qui structure la narration, il recourt à des références plus ou moins appuyées au mythe de Faust, au Portrait de Dorian Gray, à Psychose, à Phil Spector, à La Soif du Mal d’Orson Welles et à plein d’autres trucs tellement nombreux qu’il faudrait une bonne heure pour en faire le recensement exact. Et toutes ces matières combinées donne ce film postmoderne, à la fois pop, louange de la pop, critique de la pop et par la suite référence pop acculturée dans d’autres oeuvres. La situation du film est, en inversant l’entonnoir, une mise en abyme de sa propre narration diégétique, à la fois réussite et échec. Réussite parce que le film est – tout simplement … – et qu’il a su s’accomplir autant comme divertissement flamboyant, comme réflexion acérée et comme référence au-delà de l’éphémère (le culte, nous y revoilà). Et, échec parce que Phantom of the Paradise se trouve pris dans la critique qu’il formule vis-à-vis de la pop, celle-ci pouvant s’appliquer récursivement au film et, aussi, à De Palma. Issu de la contre-culture, De Palma avait espéré conserver son indépendance artistique au sein du monde des majors. Mais, même à l’époque du Nouvel Hollywood, les dés étaient quelque peu pipés ; De Palma le sait depuis Get to Know Your Rabbit. Un petit « Brecht » annoté dans la marge lui permet de s’en sortir avec une pirouette pour Phantom of the Paradise mais un résidu saumâtre demeure. On ne peut être complètement soi-même dans la production d’oeuvres pop grand public. Et de la pop, on ne sort pas. Mais de toute façon, personne ne cherche vraiment la sortie ; la pop, c’est, dixit De Palma, « cette culture qui cherche à atteindre des sommets plus élevés, que ce soit dans la nostalgie, le souvenir ou la lutte suprême », une sublimation profonde et superficielle, futile et essentielle, pute et fiancée ; une manière un peu plus excitante de vivre et de faire vivre. Qui s’en détournerait ?

C’est donc avec une ironie acide que la situation de Winslow Leach, compositeur de Faust victime d’un pacte faustien, réplique dans la diégèse la situation de De Palma critiquant la pop à l’intérieur du système pop. C’est l’autocritique ultime de la part de De Palma, qui a compris qu’il ne pourrait battre la machine – s’il le souhaitait encore. Phantom of the Paradise est le récit d’une compréhension – par les personnages, par De Palma, sur le système pop, sur eux-mêmes –, la compréhension d’une absorption. Car le Spectacle, si l’on peut nommer ainsi cette force motrice de la pop (avec une belle majuscule pour en montrer la réification), absorbe tout. Comme le prétendait hardiment une console de jeux vidéo à l’époque de la télé hertzienne et des VHS, le Spectacle, c’est plus fort que toi. Il est plus fort que tout, d’ailleurs, supériorité stipulée noir sur blanc dans une des clauses délirantes du contrat imposé à Winslow : « all articles which are excluded shall be deemed included ». Guère étonnant alors que De Palma, à l’instar de Winslow, se soit fait phagocyter. Comme les autres après lui (le punk, les radios libres, la techno, Nirvana, le situationnisme : liste non-exhaustive), il a été reversé dans ce grand (fourre-)tout pop qu’il voulait initialement renverser. Entrisme, mon cul. Ça n’a aucune importance. Vous y êtes ? Vous y êtes, nous y sommes. Le contrat a déjà été signé, « together, forever ». Savourez. Coolez comme vous pouvez.

__________________
[1] Un succès localisé qui débouchera en 2005 sur l’organisation, à Winnipeg, de la convention de fans Phantompalooza, une fois que le film a été globalement réhabilité comme une référence pop.

[2] Si vraiment ressemblance il devait y avoir, ce serait davantage avec la suite de The Rocky Horror…, le plus pessimiste (mais dispensable) Shock Treatment, sorti en 1981, qui comprend une critique de la télévision et de ses mécaniques de starification. Coïncidence amusante, on y retrouve dans le rôle de l’héroïne principale, tiens, tiens, Jessica Harper.

[3] A ce propos, comme la pop c’est aussi des théories absurdes n’ayant de sens que dans les cerveaux de ceux qui en ont créé les connexions, j’ai mon petit parallèle idiot entre deux albums de David Bowie et deux films de Brian De Palma (hormis les suages de drogues : trop facile). En 1974, Phantom of the Paradise, c’est « Diamond Dogs » : glam, paranoïaque, romanesque, avec un héros rousseauiste broyé par les mécaniques du système tentaculaire. En 1983, Scarface, c’est « Let’s Dance » : la désertion des idéaux, le costard de yuppie, l’ambition qui pourrit tout, l’exaltation de l’arrivisme carnassier du héros pensant dompter le système jusqu’à l’hubris finale (la mort de Tony Montana, les albums merdiques de Bowie entre 83 et 97). Débrouillez-vous avec ça.

[4] Détail amusant à noter, les groupes des Juicy Fruits, des Beach Bums et des Undeads sont joués par le même trio d’acteurs, afin de signifier cette homogénéisation des caractères derrière les apparences scéniques.

2 commentaires

  1. « Le vrai n’y a jamais sa place. Même la mort, indépassable moment du vrai, n’a aucun sens en tant que telle. Elle n’est perçue que comme un moment génial du faux dans un spectacle perpétuel. Pour que le vrai ait la parole, il doit se subvertir lui-même ; utilisant les méthodes du faux, il devient faux à son tour »
    Tout à fait d’accord, on rentre dans une bonne analyse à la Baudrillard. Le vrai comme ultime moment du faux en somme, comme caution.

    Et oui le film est réussite et échec, à l’instar d’un Fight Club qui, réussissant en tant que film détruit son propre message. Ultime paradoxe comme tu dis du spectacle qui seul compte. Tout est absorbé, régurgité, réabsorbé…
    Et la critique du spectacle est souvent ce qui le nourrit le plus, comme une maladie auto-immune. Inaltérable, infini. Combattre la machine c’est la renforcer.

    Excellent, mais très excellent article sur un film que j’adore, que j’ai passé du temps à « lire ». Et là j’y vois encore de nouvelles pistes. Merci!
    The show must go on.

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