Tandis que des hordes de joueurs impies se décolorent joyeusement la rétine un peu partout à la surface du globe sur le (trop ?) grand GTA V, un autre jeu, aux moyens excessivement moindres et développé par un seul homme, réussit le tour de force de nous capter tout autant et peut-être même de pousser la réflexion plus loin. Son nom ? Papers Please.

Déjà d’une, je vous demanderai de ne pas vous méprendre sur le sens réel du titre de ce jeu indépendant et donc de ne pas croire qu’il s’agit là d’un soft qui se passerait dans les cabinets et où l’on serait dans la peau d’un quidam apparemment au bout du rouleau. N’allez pas croire non plus qu’il y a une coquille dans ce titre, un petit « m » oublié, et qu’en fait ce jeu nous invite à changer les couches de nouveaux nés à la colique sévère. Non, ce n’est pas du tout ça, Papers Please, c’est simplement la version anglaise de l’expression « Papiere, Bitte » qui fit fureur en Allemagne dans les années 40.

Cette référence à la dictature féroce orchestrée par le petit moustachu n’est pas là par hasard. Car dans Papers Please, on se retrouve en plein au cœur de ce type de société totalitaire où l’argent manque crûment et où tout paraît plus gris. Nous sommes plus précisément, en Arstotzka, charmant pays fictif et copie parfaite de ces tristes états apparus suite à la fracture du bloc de l’Est. Et, en Arstotzka, en cette fin d’année 1982, un grand changement s’opère : cette glorieuse patrie, jusqu’alors frileuse car trop souvent spoliée, ouvre enfin ses frontières. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, c’est vous qui êtes choisi par la loterie du travail national pour occuper le rôle de douanier.

Papers-Please-arstotzka

Patrie, travail, famille

Vous, le joueur, mince morceau de rien, presque pauvre et vivant avec femme, enfant, et belle famille. Vous qui devez faire correctement votre travail pour que vos proches ne manquent ni de chaleur, ni de nourriture, ni de santé. Vous, au début, vous trouvez ça plutôt facile d’être un gardien de poste frontière, ce n’est pas tellement plus sorcier qu’être le videur du ChaCha : il suffit de laisser rentrer ceux qui ont bonne gueule et de recaler ceux qui semblent avoir passé l’après-midi à se détruire la tronche en compagnie du fantôme de Lou Reed. En théorie, oui, c’est une aisée mission. On observe avec minutie les passeports, on regarde si tout correspond bien et si celui qui est en face de nous et se présente comme une femme blonde d’1mètre 80 n’est pas sur sa photo d’identité un gus râblé et chauve. Et les heures passent, et les personnes se succèdent, « Bienvenue en Arstotzka » ; « Pas bienvenue en Arstotzka » ; et certains vous louent quand d’autres vous maudissent. Vous, vous faites peu de cas de ces resquilleurs que vous éjectez au loin, après tout, vous ne faites que votre travail et ils sont hors des clous, alors tant pis pour eux et tant mieux pour vous.

Et puis le soir vient, et avec lui la paie. Bon sang, comme elle est mince, plus mince encore que la girl Portman à la fin du Black Swan. Vous sentez que votre famille a un peu froid et faim et vous vous dites que vous bosserez d’arrache-pied le lendemain quitte à faire des erreurs. Mais attention tout de même, car au bout de trois méprises, vous risquez une retenue sur salaire (ou qui sait ? une balle dans la nuque, là, en plein hiver et comme un chien) et donc de vous démener pour des prunes.

paper1
Après une nuit de sommeil tout sauf réparatrice, vous vous retrouvez très vite derrière votre bureau. Là, on vous explique que pour des raisons de sécurité, les immigrants doivent désormais présenter, en plus de leurs passeports en règle, un bon de sortie daté du jour. Pas grave, vous vous dites, c’est qu’une maigre étape de plus dans ce pâle labeur. Et les personnes passent, « Bienvenue en Arstotzka » ; « Pas bienvenue en Artostzka » : ils sont des travailleurs ou des mères célibataires et vous les envoyez paître en enfer comme ça en un seul clic. C’est le travail, je ne fais que mon travail, s’ils veulent passer la frontière, ils ont qu’à s’arranger pour être en règles. Point à la ligne.

Quelquefois, vous remarquez dans leurs papiers des anomalies qui ne sont pas assez grosses pour exiger un refus direct et sans appel. Alors, en bon soldat, vous les interrogez et lorsqu’ils disent la vérité, ils passent sous les mailles et lorsqu’ils mentent, vous demandez discrètement leur incarcération en pressant sur un petit bouton caché sous votre bureau. Vous ne faites que votre travail et vous le faites avec zèle. Quelquefois, certains disent la vérité mais comme vous êtes trop fatigué par vos heures, vous les refusez tout net. Une vie brisée par votre faute… mais ce n’est que votre travail après tout. Et les jours, ainsi, s’enchaînent sans relâche…

A la toute fin de novembre, votre fils est mort d’une angine mal soignée et votre appartement est froid comme l’Arctique. Vaille que vaille, vous allez au turbin, vous avez trop besoin d’argent et vu le teint cadavérique de votre épouse, si vous mollissez trop, elle risque fort d’y passer elle aussi.

Ce jour-là, un homme aux yeux creusés mais à la mine honnête, passe sans encombre : tous ses papiers s’avérant être en règles. L’homme, pourtant invité par vos soins sur le glorieux sol d’Arstotzka, ne témoigne aucune joie et vous demande seulement tout en passant devant vous d’être gentil avec sa femme, qui se tient juste après lui dans la file. Sa femme, c’est une menue frimousse toute effrayée dont les clignements d’yeux réguliers écrivent des SOS. Sa femme, c’est surtout une immigrante avec un bon de sortie ayant expiré depuis un mois et demi. Vous hésitez, votre travail vous demande de la renvoyer mais votre cœur vous demande de la laisser passer pour qu’elle puisse retrouver son époux adoré. Vous hésitez un long instant entre le tampon vert qui l’invite en Arstotzka et le tampon rouge qui la renvoie loin dans ses steppes. Vous pensez à votre propre femme, sûrement malade, et à votre manque d’argent. Vous savez qu’une retenue sera effectuée sur votre paie si vous autorisez cette immigrante à franchir la ligne jaune. Alors, que faites-vous ? Vous faites votre devoir au risque de perdre toute dignité humaine ou vous jouez au brave au risque de perdre femme ?

After Work

C’est au travers de ces choix cornéliens, très nombreux dans le jeu, que Papers Please touche au grandiose et justifie sa très bonne réputation dans le milieu du jeu indépendant. Car, en plus de transcender la notion de travail en la rendant totalement ludique et addictive au travers d’un gameplay à la souris des plus rudimentaires (c’était là l’un des objectifs les plus chers de Lucas Pope, son créateur, véritablement passionné par cet aspect bizarrement aliénant du travail administratif que l’on retrouve, sur foule d’aspects, au cœur des mécanismes d’une pelletée de jeux vidéo en ligne), Papers Please interroge notre intégrité et notre sens moral. En soi et en exagérant un peu, on peut dire qu’il s’agit ni plus ni moins d’une version en 2D de l’expérience de Milgram avec en guise d’humains torturés, des têtes enfarinées sorties tout droit du jeu de société « Qui est qui ? » mais sans la délicieuse Marie-Ange Nardi.

Au fond, ce jeu illustre à merveille la malheureuse publicité mensongère du « Arbeit macht Frei » sauf qu’ici, il le renverse encore plus  et tend finalement à dire que « le travail, c’est la Santé », dans le sens bien sûr de la prison parisienne et non du bien-être physique. Et le mieux, c’est que cette expérience dérangeante ne coûte rien ou presque. Elle coûte seulement du temps pour s’améliorer et réussir à sauver le plus de gens possibles (ou à amasser le plus de blé pour s’offrir un bon appart’ napoléonien). Du temps aussi pour débloquer toutes les fins et pas seulement celles où l’on finit clamsé ou en prison. Du temps pour se dire que le jeu vidéo, au lieu d’opter pour la surenchère graphique au détriment du fond (un peu à l’instar d’un Gravity pour le cinéma) pourrait être un formidable vecteur d’émotions fortes et réelles. Du temps, enfin, pour rêver, d’un monde ou du moins d’un jeu sans frontières qu’elles soient techniques, esthétiques ou morales (je me répète sûrement mais à quand un jeu où l’on incarnerait le Christ sur sa croix ?).

En attendant ce jeu sans frontières (et toujours sans Marie-Ange Nardi), je vous conseille ardemment de vous essayer à celui qui en a, des frontières et des tripes, vous ne le regretterez certainement pas.

Pour télécharger la bêta gratuitement : http://dukope.com/

Pour télécharger le jeu complet : http://store.steampowered.com/app/239030

 

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