Les Nuits Sonores et moi, c'est une longue histoire. Enfin, c'est surtout le cas de mon côté parce que je pense qu'elles se foutent de notre histoire, les Nuits Sonores, elles tracent leur route année après année, avec des milliers de partenaires. La seizième édition de ce festival s'est tenue du 6 au 13 mai à Lyon et je m'y suis rendu pour la neuvième fois, j'ai bien compté et ce nombre m’a foutu les jetons.

Je me demande au bout de combien de fois cette habitude deviendra pathétique… Vous connaissez probablement de ces gens qui vont en vacances chaque année au même endroit ou qui vont déjeuner chaque dimanche dans le même restaurant avec les mêmes personnes ? Et bien, je vais probablement être considéré de la sorte par mon entourage plus ou moins proche si je continue à aller faire le con à écouter de la musique répétitive au milieu de petits blancs bien plus jeunes que moi. Car oui, le public n’est très pas mixte, nous y reviendrons par la suite.

Avec les Nuits Sonores, nous nous sommes aimés, nous nous sommes éloignés, et je crois bien que l’édition 2018 a confirmé que nos amours étaient revenues depuis un an, après un gros coup de mou en 2014 que j’avais relaté ici. Nous ne nous comprenions plus avec ce festival qui m’avait tant apporté, et réciproquement. Il a accompagné la mue de cette bonne ville de Lyon revient de loin : elle est devenu l’épitomé du cool à la française alors que c’était un mouroir il y a vingt ans lorsque son maire était Raymond Barre et qu’il fallait porter une chemise Ralph Lauren et des Timberland montantes pour être accepté dans les bars. Lyon la bourgeoise s’est imposée culturellement au fil des ans et les Nuits Sonores ne sont pas étrangères à cette métamorphose. Les villes du vin sont souvent ennuyeuses et guindées, je suis navré de froisser mes lecteurs dijonnais, rémois et bordelais mais c’est ainsi.

Il fut un temps où toute la ville était envahie par la techno pendant le festival : des endroits stratégiques étaient occupés par des platines et des tables de mixages installées sur des estrades en journée. La foule se pressait alors pour aller danser dans les quartiers historiques lyonnais. Le fait que cette contre-culture alternative et malgré tout esthétisante ait pu prendre pour décor une ville à l’histoire si riche et la culture aux antipodes de la techno a façonné des souvenirs très marquants dans ma mémoire et, j’imagine, aussi dans celle des festivaliers présents.

Ce temps est révolu depuis quelques années puisque tous les événements diurnes se tiennent au sud de la Presqu’île, à Confluence, une ZAC qui était un quartier laissé à l’abandon et en profonde mutation. Des bâtiments novateurs et remarquables comme le Cube Orange ou le Siège d’Euronews. Les fêtards sont parqués dans un coin désert de la ville, probablement parce que les Lyonnais ne supportaient plus d’entendre des rythmes martiaux gâcher leurs journées tandis que des zombies sous ecstasy pissaient sur leurs portes d’entrée. Aller à pied à Confluence impose au piéton de passer dans des souterrains ultra-glauques dignes des décors d’Irréversible. Bad trip assuré au retour pour les gastronomes des toxiques.

C’est à la Sucrière que ça se passe quand on a plus de 30 ans : cette ancienne usine localisée au sud de Confluence accueille plusieurs sound systems simultanés au bord du Rhône, en face de ses rives pentues, et il n’y a pas de plus beau décor pour écouter de la techno. Cette année, c’est avec un sifflet autour du cou et un flacon de GBL au fond de la poche du treillis blanc qu’on est allé rencontrer Daniel Avery, auteur du remarquable « Song for Alpha » et DJ de talent. Entretien dans l’auditorium du Mob Hotel voisin, décalque de l’établissement du même nom sis aux Puces de Saint-Ouen.

La découverte de « Song for Alpha » a fait forte impression. Il est encore trop tôt pour savoir si cet album fera date dans l’histoire des musiques électroniques mais ça se pourrait bien. Quelle était votre intention en le composant ? 

J’ai mis un temps considérable à réaliser cet album, il m’a fallu cinq ans pour découvrir ce que je voulais faire, ce que je voulais dire et ce processus a été très long avant de parvenir à une forme de vérité, que ça soit le témoignage le plus honnête possible. C’est un disque de musique électronique, composés à l’aide de machines mais avec le cœur une sensibilité humaine en arrière-plan : voilà quel était mon but.

C’est un disque cérébral. Si « Drone Logic », votre précédent album, était une succession de titres dancefloor très efficaces, celui-ci est plus cohérent et alterne entre des compositions très rythmées, toujours, et des plages plus calmes et introspectives. Segmentez-vous vos activités : mixer pour les clubs d’une part et écrire des morceaux ambient ? Ou est-ce que cela participe d’une seule et même démarche ?

C’est bien la même démarche : ce sont les mêmes pensées qui m’occupent quand je travaille, les mêmes parties de mon cerveau qui sont sollicitées. Je suis obsédé par la musique psychédélique, la musique qui va emmener l’auditeur ailleurs, en le prenant par la main. Cela peut être aussi bien de la techno hypnotique que du rock à guitares comme le shoegaze. Je ressens alors les mêmes choses quelle que soit la musique. C’est ce que j’ai voulu accomplir avec ce disque parce que c’est une facette importante de ma vie.

Il y a deux ans, vous avez sorti un DJ mix mémorable pour la série DJ-Kicks avec une trame narrative très forte, et une musique cérébrale qui ne donne pas forcément envie de danser, en dépit des rythmiques lancinantes qui le traversent.

J’aime la techno et son univers mais selon moi, ils ne se suffisent pas à eux-mêmes. Je peux reprocher parfois au monde de la techno d’être trop monochrome et trop sérieux, de se complaire dans une forme d’austérité. Je voulais sortir du cadre avec mon dernier album et DJ-Kicks, m’envoler et que mes ailes me portent un peu plus loin.

« Je suis un étranger qui se serait mis à la musique électronique.« 

La techno est un mouvement qui commence à être ancien, on a dévié des valeurs initiales qui la structuraient. Je pense à quelqu’un comme Richie Hawtin qui mixe à présent pour les foules à Ibiza alors qu’il a inventé de nouvelles formes il y a plus de vingt ans. Avez-vous la sensation d’appartenir au même mouvement ?

Non, certainement, en dépit de tout le respect que j’ai pour ces artistes qui ont tant fait pour la techno. Je ne me sens d’aucun mouvement à vrai dire : je suis un étranger qui se serait mis à la musique électronique, cela ne me dérange pas du tout d’ailleurs. Je suis assez fêtard, je sors autant que je peux, c’est important de sentir les choses. Même mes compositions ambient sur le nouvel album sont inspirées par l’atmosphère des clubs et ce kick si puissant et profond qui en émane, ce flux continu et répétitif.

Vous dites n’appartenir à aucune scène mais Song for Alpha m’a fait penser à quelques disques d’artistes fameux du début des années 90, comme Aphex Twin, The Orb, Orbital

J’aime beaucoup Aphex Twin et les disques du label Warp Records, oui. Ce sont des productions qui ne sont pas que synthétiques, mais qui ont aussi une âme, qui sont organiques. C’est ce qui définit les artistes cités. Je travaille actuellement avec Allessandro Cortini (NDR : clavier de Nine Inch Nails) avec qui nous avons composés deux morceaux. Il est trop tôt pour dire si nous allons nous engager sur la réalisation d’un album. C’est mon prochain projet.

Avery by Music by Marina
Avery by Music by Marina

Vous pourriez utiliser autre choses que des ordinateurs pour créer de la musique ?

Je joue un peu de basse, de la guitare aussi. Je n’exclue pas de délaisser les ordinateurs au profit d’autres instruments. J’ai toujours intégré des éléments non électroniques dans mes disques, des parties de batterie par exemple ou des voix que je n’utilise pas de manière traditionnelle mais en les intégrant par couches. J’aime aussi incorporer des enregistrements faits hors-studio, des bruits naturels, de l’atmosphère qui m’entoure.

Comment voyez-vous la techno dans vingt ans ? Pensez-vous qu’elle pourra proposer de nouvelles idées ou des formes inédites ?

Pourquoi pas, ça reste quelque chose d’envisageable. J’aime la scène actuelle, quand des musiques aussi variées que l’ambient, la jungle, l’acid et la techno se rencontrent et fusionnent. Je ne pense pas que la techno ait besoin de se réinventer : sa forme est très simple et c’est ce qui en fait sa beauté et sa pureté. Cela me va parfaitement, je ne me sens pas le besoin de réinventer tout ce truc, les bases sont là.

Votre album préféré est la pierre angulaire shoegaze « Loveless », un disque rock pour le coup. J’aimerais savoir quels sont vos trois disques électroniques préférés.

Pas facile. Je dirais que les trois plus importants sont le premier album d’Autechre, un album de Kraftwerk mais je suis bien incapable de dire lequel et probablement le premier New Order, « Movement » !

***

Daniel Avery a mixé quelques temps après à l’intérieur de la Sucrière au milieu des colonnes de béton, après le japonais DJ Nobu et avant l’allemande Helena Hauff. Si Nobu a proposé un set hyper cérébral et psychédélique, c’est peu dire que les mix des deux autres ont tabassé grave. Les vigiles avaient l’air navré et j’ai réalisé qu’il n’était pas possible de ne pas détester cette musique si on ne l’adorait pas. Passe encore à 5h du mat, mais en pleine journée, la techno est merveilleusement exclusive. Les vigiles présents avaient l’air dépité et je pense que ma mémé se sentirait plus à l’aise à un concert de PNL à fumer des spliffs en sirotant du Fanta Orange.

Nobu by Music by Marina
Nobu by Music by Marina
Hauff by Music by Marina
Hauff by Music by Marina

En quittant la Sucrière à la fermeture, je me souvins du choc ressenti en assistant la veille au concert de DAF, dont je n’attendais rien. Robert Görl à la batterie et Gabi Delgado au chant ont retourné le Sucre, la boîte de nuit qui surplombe le site, devant un public conquis. Il n’y a rien de plus triste que de voir des vieux groupes se reformer parce qu’il faut bien faire bouillir la marmite. La performance nerveuse du duo de l’Amitié germano-américaine a montré que le temps n’avait pas eu de prise sur les deux sexagénaires. Tanz’ den Adolf Hitler Und jetzt den Mussolini…

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Si Woodstock se déroulait aujourd’hui, les gens s’y rendraient en VTC et paieraient leurs consommations avec leur Iphone

Changement d’ambiance en nous rendant au Périscope – toujours à Perrache dans le quartier des camionnettes des femmes de petite vertu – pour une soirée organisée par le label israëlien Malka Tuti fondés par les diggers de Die Orangen. J’étais sur le point de m’endormir en voyant le duo Katzele & Asaf quand je rencontrais la rayonnante Agnès Gayraud de la Féline, néo-lyonnaise carburant au Perrier. Ses projets ? Un bouquin sur le philosophe le plus pop : Theodor W. Adorno, et un EP dont la première face a été réalisée avec l’ex-Stereolab Laetita Sadier et la seconde avec Mondkopf. Agnès a toujours dix mille projets en cours alors que les miens à ce moment-là étaient de prendre une dernière bière avant de commander un Uber pour aller me pieuter. J’ai réussi à caser le mot « foucaldien » dans la discussion ce qui a été un motif d’immense satisfaction. Je suis allé finalement dormir sans voir Die Orangen et vous n’en saurez donc pas plus que moi sur cette soirée.

Si Woodstock se déroulait aujourd’hui, les gens s’y rendraient en VTC et paieraient leurs consommations avec leur Iphone, comme aux Nuits Sonores. C’est merveilleux, cette société du service grâce à laquelle une grande partie de nos contraintes sont maintenant gérées par un smartphone. Alors que je me reposais de mes excès chez moi pendant la clôture du festival en sirotant une camomille et en regardant de vieilles rediffusions de La Chance aux chansons, mon attention fut accaparée par la diffusion en direct sur Facebook du mix efficace et funky de Laurent Garnier et Seth Troxler. Quel progrès pour tous ceux qui n’ont pu assister à cet événement… J’espère que dans dix ans, il sera possible de payer ses drogues via une puce implantée dans l’épiderme et de laisser ses gosses à l’accueil puisqu’un service de babysitting sera proposé aux parents fêtards. Des algorithmes auront remplacé les DJ et seront matérialisés par des automates encore plus réalistes que les robots kraftwerkiens.

Je me suis souvenu qu’Agnès Gayraud avait plaisanté en lançant : « Tiens, le seul couple mixte du festival vient de passer devant nous ! » alors que deux personnes de couleur de peau différentes passaient devant nous au Périscope. Effectivement, on dirait qu’il faut être blanc, riche et friqué pour participer aux Nuits Sonores et écouter une musique synthétisée par des noirs dans les années 80 dans la ville la plus pauvre des Etats-Unis, Detroit.

Je ne sais pas si la techno est en passe de remplacer le jazz, cette musique élitiste réservée aux érudits, mais le futur est pour maintenant.

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