Italie, 1909. ll fait beau à Palerme, Venise peut-être. Le rital ne porte pas encore la chemise noire (qui plus est mal cintrée, NDR). Filippo Tommaso Marinetti conduit sereinement, sur l'une des routes n'ayant pas encore connu le nivellement marqué par les obus de la première guerre mondiale. Les ailes de la voiture effleurent des pylônes, quand soudain c'est l'accident. Marinetti, âgé de 33 ans, vient tout simplement d'éviter la mort, ejecté de son véhicule et précipité par la vitesse dans les égouts d'une usine.

«Après cela, je vis descendre du ciel un autre ange, qui avait une grande autorité; et la terre fut éclairée de sa gloire. (…) Puis je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus.
Apocalypse de St Jean, nouveau testament 18.1 et 21.1

«Nous affirmons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive … une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace.»
F. T. Marinetti, Extrait du Manifeste du Futurisme, février 1909

«Fauché en pleine force de l’âge, à seulement 33 ans, sa mort est un poids qui nous écrase. Salut l’artiste»
Saint-Pierre, 1 après J.C.

***

Le jeune homme, miraculé, se réveille au milieu des flaques industrielles, persuadé d’être le fils d’une nouvelle espèce. Born again accouché de liquides amniotiques d’un nouveau genre, sans géniteur humain réel. Le présent doit désormais être porteur d’un idéal. Pour Marinetti, ce sera le manifeste du futurisme. Le berceau d’un siècle qui prend sa source dans la robotique, la vitesse et l’ambition d’un monde qui domptera la nature. L’avant-garde, le cubisme, la techno, Matrix, la possibilité d’une île, Dantec, Novövision, le punk, Kraftwerk ou la troisième guerre mondiale prennent leur source dans cet événement, au demeurant singulier. La rupture avec le passé, la définition du présent comme un avenir.

1909, la novövision
C’est ce que raconte la légende, un siècle plus tard, dans les écrits apocryphes dictés par google books. C’est cette histoire que j’avais envie de raconter, à ceux qui cherchent encore à comprendre leur futur, ceux qui doutent encore de son existence, et préfèrent le focus nostalgique, ceux qui tombent tôt ou tard dans le fascisme intellectuel, par facilité. Parce qu’il est plus simple de brandir des couronnes fânées (les sixties, ses références, son poids et son fardeau) que de chercher le Saint Graal. En 1909, lorsque Marinetti se réveille Jeanne d’Arc sous Subutex, le futur n’existe pas encore. Les références mythologiques pas encore gravées sur le numérique. Yves Adrien pas encore né et la question même des prospections à venir pas encore clairement élucidée.

Vous ne comprenez toujours pas quel lien peut unir un Italien se réveillant dans la boue d’un pays pré-industriel et la jeunesse européenne du nouveau millénaire? J’y viens.

Lorsque le manifeste du futurisme est dicté par Marinetti, en 1909, c’est un rejet intégral des anciennes valeurs qui s’énoncent et se propagent à travers toute l’Europe. Lorsque la mythique Victoire de Samothrace est reléguée au second plan, remplacée par «la beauté d’une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux», c’est un basculement, une orientation, qui rompt totalement avec les valeurs normatives de l’époque. Pendant ce temps, cent ans plus tard, des jeunes me confient être un peu perdus, naviguant à vue entre leurs icônes et ce qu’ils voient tous les jours. «On sait pas trop, on essaie, on lance des lignes, et on passe des heures à chercher ce qui peut nous exciter: des photos, des vêtements, des morceaux, des films. On est flippés par l’éclatement de nos références (internet aidant), on se dit qu’avant, au moins, t’étais dans un truc et tu le vivais à fond. Alors que nous, on se gave d’un peu de tout, de manière aléatoire, d’où les posts compulsifs de deux lignes». Confession d’un jeune bloggeur dont j’ai corrigé les fautes d’orthographe.
En tournant les pages de ce site, vous noterez sûrement quelques clins d’oeil au passé qui tapine, du Matin des magiciens aux Rolling Stones, de Jean-Jacques Schul à Henry Kissinger. C’est actuellement le cancer des générations modernes: recycler le passé, par anxiété, névrose et ennui. Ne plus oser faire couler le sang, autrement qu’à travers des tubes numériques. Ne plus avoir d’idoles ou d’icônes, de morts sacrifiés sur l’autel de l’expérimentation. Doherty, Winehouse, Thom Yorke? Allons, vous n’y pensez pas… Ils ne sont même pas morts.

Retour sur le futurisme
Flash forward. Dès 1910, le futurisme contamine la France, l’Angleterre, la Russie, ayant à peine le temps de rayonner avant le début des hostilités de 1914. C’est ici l’un des drames artistiques les plus importants du vingtième siècle, l’un de ceux qui vous oblige à croire que les bidets en or de Duchamp ont plus de valeur que Luigi Russolo par exemple. Lui qui dès 1910 peint une toile majeure, La Rivolta, qui voit l’homme affronter les machines, lui, qui dès 1913 compose L’art des bruits, hommage musical au règne de l’industriel et des villes. Tout cela, c’est près de soixante-dix ans avant le règne de Nine Inch Nails, quarante ans avant Messe pour le temps présent de Pierre Henry, trente ans avant les premiers enregistrements farfelus de Moodog, vingt ans avant Un américain à Paris de Gershwin et dix ans avant l’écriture automatique d’André Breton. L’apologie des sons nouveaux, la gloire d’un radicalisme nouveau, le mouvement futuriste en reste l’instigateur. Bien plus que Malcolm McLaren, ne vous en déplaise. Ou la tentative contemporaine de divertissement qui amène certains d’entre vous à trouver des superlatifs pour, en vrac, le turntablism, EdBanger ou la nu-folk.

Le futur selon TerreurEtre punk, dans le début du siècle dernier, c’était simplement réfuter le passé, celui qui n’aidait en rien à construire l’avenir : «tout ce qui appartenait au passé devait être détruit car pour eux, seul le futur comptait»(wikipedia). On retrouve, historiquement (et pour rester sur le segment musical) des traces de ce rejet des vieux croulants. De la beat generation aux punks vociférant sur les hippies, Townshend rasant les murs devant les 70′ ou Burroughs jouant à Guillaume Tell avec un bout de chair, le Grunge écrasant les années 80 ou Dr Dre enfoncant les white trash d’un coup d’index. Et depuis 1994, mort de la dernière icône à Seattle? Rien. Pas un supplicié, pas un seul martyr capable de redonner espoir à la génération 2000. Les kids arborent le T-Shirt Ramones fièrement, comme un vestige du passé refusant de mourir, jouent à dénicher des icônes cultes et mortes plutôt que de construire leur propre histoire. Et rien ne sauvera cette génération, pas plus que leurs descendance. Seule la mort saura rassurer leurs coeurs me dis-je, en checkant les probabilités d’une collision d’Apophis 99942 (météorite de 270 milliards de tonnes) avec la terre. Fin du monde prévue pour 2029. Si tout se passe bien.

La nécro-logique: un futur plein d’avenir.
En attendant je feuillette les cahiers nécros à la recherche du déclin des icônes. J’ai débuté le grand archivage qui nettoiera le monde des quelques génies du siècle dernier qui résistent encore au temps qui passe. Bien évidemment, la montre me donne raison. Rien qu’en ce début d’année 2008, plusieurs pans de l’histoire sont tombés un à un. Regardez, comptez et faites l’inventaire: Isaac Hayes, Rick Wright (clavier du Floyd), Paul Newman, Bo Diddley, Norman Whitfield (fondateur de Motown) ou Yves Saint Laurent. L’année d’avant c’était Carlos, Jean-François Bizot, Lee Hazlewood, Raymond Barre, Ike Turner ou Fred Chichin (Rita Mitsou-ko). J’arrête là l’effusion. L’un des grands drames de ce siècle qui commence, c’est l’effritement de la société du spectacle qui n’a pas su renouveler ses soldats. Quelques millions de dévôts qui prient pour pouvoir assister à la fin de règne des rois déchus. Histoire de filmer le retour de Led Zeppelin sur scène, Clapton qui raconte la même histoire qu’en 1966 ou Polnareff engoncé dans un costume trop serré sur une scène trop grande.

Avec les années qui passent, la dévolution du mythe n’ira qu’en s’accentuant. De manière exponentielle. Ce seront bientôt des dizaines de rockeurs et pionniers qui tomberont. Depuis la grande révélation («le futur n’est pas prévisible, tout doit être rasé, tout recommencer, effacer les disques durs») je fantasme la mort prochaine de nos idoles. Je consigne soigneusement les entrefilets en prenant soin de n’oublier personne. Froidement, je fantasme l’idée d’un monde débarassé de Mick Jagger, Dylan et Neil Young. J’ausculte via les google news l’état de santé de David Bowie («récemment remis d’un cancer du foie») ou Bashung, à travers les récits de fans laissant des notes sur les forums («Il était fatigué hier soir, mais a livré une prestation sublime»). Ne pas croire que je m’en félicite. Etiez-vous fiers, lorsque maman vous surprenait la nuit à vous agiter sous la couette? C’est exactement la même chose pour moi. La mort de toute chose est inévitable C’est même une condition nécessaire au changement. Sid Vicious l’a bien compris. Nous sommes deux.

«Lou Reed meurt en 2009, des suites de complications respiratoires, à New-York. Les légistes affirment que Lou n’a rien senti, lorsque le chat dévora son visage après plusieurs semaines sans alimentation.»

«Neil young meurt d’une cirrhose en plein hiver californien, 2016. Les témoins affirment que sa femme, mineure, n’eut même pas mal lorsqu’il tenta la dernière pénétration»

«McCartney s’éteint à l’age de 79 ans, à Liverpool, après une dernière contribution honnête (Bring me home, Myspace Recording) saluée par la critique. La police soutient que Macca était encore en train de siffler, lorsque la bouillotte électrique prit feu»

Des disques, vinyles, posters, cassettes, croco boots, porte-cigarette, il ne reste désormais qu’un souvenir numérisé de l’époque glorieuse, les sixties, ressassées à l’infini, des photos de Dylan blanc comme un linge lorsqu’arrivera sa propre fin, à peine plus immobile que ce qu’il ne l’est déjà actuellement. Réduit à l’état d’animal furtif, je compte les morts pour conserver un lien avec le monde Je rigole souvent, en pensant à Johnny et cette hypothétique tentative de come-back à 74 ans, dans un stade de France à moitié vide. Sa mort sur scène, vers 2017, à trébucher dans le micro. Ce jour là, la France perdra sûrement son Christ, presque soixante ans d’histoire. Une éternité sur la banque du data-sensible.

Dans un futur proche, le bilan sera bien plus radical et mécanique. L’avénement d’un monde en 010101 permettra d’idolâtrer la culture d’hier en loop ou shuffle, vos kids auront le bagage musical et littéraire d’un quarantenaire en étant encore vierge, Lennon sera toujours plus connu que Jésus et la coke moins chère qu’un paquet de clopes. Mais j’aurai bien ri quand même. Et bien profité. J’aurai connu l’invention des cartes à puces sous cutanées, l’avénement des concerts virtuels propulsés en térabits dans le tuyau, la fin du livre, les pédo-sectes, le fashion suicide, l’électro-rock, la disco-kraut, l’über-folk (vers 2014), le fluo-trip, les culottes en jean, la conversion de Bertrand Burgalat au judaïsme (2013), le rock & fuck et le flop du dernier livre d’Yves Adrien aux éditions Scila. Une maigre consolation qui m’en dira plus long sur l’état du monde que toutes les interviews de Denise Glaser disponibles à l’INA. Je pourrai également publier des e-books sur la génération sacrifiée post 2000, celle qui vouait des cultes aux retraités, engloutissait des discographies complètes en moins d’une semaine et tapait les keywords sur Google plus vite qu’un download. Un vent d’espoir soufflant dans leurs têtes, dès lors qu’un rescapé des 60′ venait à passer par la Capitale. Des Lou Reed à l’Olympia, du Stephen Stills au Zénith, des McCartney en province, des j’en passe et des meilleurs encerclés par des mineurs pratiquants, tous affairés à tenter une photo souvenir sur leurs appareils inférieurs à dix millions de pixels. Des nuées de fantasmes souvent déçus et des ouin ouin à la sortie. Vos enfants ne seront pas nos prochaines icônes. Leurs corps flotteront sur le lit de rivières devenues salées et dans le meilleur des cas ils porteront un T-Shirt Radiohead directement inspiré des travaux de Carlo Carrà (Manifestation interventionniste, 1914, avant-garde futuriste) et une paire de Nike Air Jordan replica de 1984.

Keith, le sain des saints
Pour tout vous avouer, le futur tient sur un seul nom, un seul mort. Keith Richards. Sa disparition fut longtemps synonyme d’espoir, signe que le monde pourrait encore tourner un peu, se réinventer. To be born again, le futur fantasmé, posé sur un socle bien solide. Sympathy for the devil, en ces temps obscurs, constitue désormais une autre possibilité, un chemin de traverse, qu’on emprunte seul; car les choses devaient finir ainsi, no easy way out: cliché de Keith 1970, pilules, fin de monde, cut au noir. L’ex-Stone finira sur un vitrail et 300.000 connexions à ses «pieds». Resteront sa présence en numérique, une voix digitalisée, un souvenir collectif qui s’estompe. Nous emporterons le secret dans nos tombes, c’est certain; le monde se construira sans nous, d’ici quelques centaines d’années, que l’herbe aura repoussé, que plusieurs siècles auront été nécessaires pour oublier quelques années, et que Keith aura finalement trouvé la mort, dans notre inconscient collectif.

«La seule différence entre le saint et le pécheur, c’est que chaque saint a un passé et chaque pécheur, un futur».

La citation d’Oscar Wilde cloturera mon existence, tout comme la votre, qui lisez ces lignes, vous qui n’avez pas voulu tuer le père, vous qui avez échoué à générer des descendances mythologiques, qui vous êtes repliés sur le fétichisme et les cargos cultes. Parce que c’était plus facile, finalement, d’imaginer son futur en noir et blanc, plutôt que de le construire à la sueur du poignet, clou par clou, sans idoles. Je suis chacun de vous, ses paradoxes, son espoir, celle d’une nouvelle vie, d’autres icônes, un monde ébranlé qui devait prendre fin sans suite possible. Le rock’n’roll dans tout ca? Un polythéisme éphémère qui meurt cent ans après le futurisme.

Cette histoire, c’était celle des années 2000. Le futur est désormais un passé qui se mange froid, ma vision du monde se rétrécit peu à peu, mort après mort. L’hiver pour tout le monde, sans lendemain. Et plus aucun Christ en qui croire.

Illustrations: Terreur graphique

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