Gilles a 33 ans. Originaire du Midwest, qu’il surnomme « la Sibérie de l’Amérique », il parle couramment Français et vit désormais entre Austin et Paris. Un mètre soixante-cinq à la louche, il est végétarien, chétif, mais porte un premier signe distinctif : deux profonds stigmates aux joues. Pourquoi ? Parce que Gilles se perce lui-même la peau depuis vingt ans. Il est fakir.

Lorsqu’on entend le mot fakir, on s’imagine tout de suite un clochard céleste indien, sapé de guenilles colorées et flanqué d’un petit chapeau qui s’enfonce toute sorte d’objets coupants dans la peau. Entre spiritualité, masochisme et freak show, les occidentaux que nous sommes sont peu familiers de cette pratique extrême. Gilles « Mother Fakir » renouvelle le genre, le décloisonne en ajoutant musique et vidéo et donne à voir une performance aussi intense que marginale. Découvert dans un squat toulousain lors de la tournée Texas Underground, il passe après trois groupes de musique et on peut dire qu’il est le clou du spectacle, ha ha ha.

Sur scène, Mother Fakir s’enfonce d’énormes clous dans les joues à coup de marteau sonorisé, des crochets en dessous des tétons, auxquels il accroche une corde de violoncelle qu’il fixe à son pied afin de pouvoir en jouer avec son archet. Il appose aussi des crochets sous ses yeux, sur lesquels il laisse pendre une lourde chaine, lestée d’une pince en fonte comme celles utilisées pour alimenter un feu de cheminée…Son image est projetée derrière lui, zoomée, sans pitié. Et ce qui se passe dans la salle est presque aussi intéressant ; des rires nerveux se multiplient, certains parlent très fort entre eux, les voix sont forcées. D’autres s’éclipsent au troisième clou et tombent dans les pommes à la sortie de la salle. Il y a ceux qui capitulent avant de se trouver mal. Reste un public fasciné, en transe (sa musique aide), qui finit en tailleur, tout près de l’artiste, les yeux rivé sur cet être sensible et inhumain à la fois, heureux d’assister enfin à un travail inédit et renversant.

Qui est ce type et comment, pourquoi fait-il ça ? J’ai mes réponses deux mois après, quand je le rencontre pour une interview à Paris.

Quand as-tu commencé à te percer la peau ?

J’avais treize ans quand je me suis fait mon premier piercing. Je vivais à la campagne et à l’époque (les 90s), les piercings étaient encore quelque chose de nouveau. C’était vraiment le système DIY. Au début, je le faisais pour le bijou. Je m’en suis fait un, puis deux, trois, peut-être quatre dans la même semaine. J’ai vite compris que j’étais plus intéressé par l’acte de percer que le bijou en soi. C’était une époque bizarre, le piercing était tabou, on était toisés quand on entrait dans les cafés, et puis j’étais dans le Midwest donc c’était pas facile. Il n’y a rien là-bas.

Mais…ça ne te faisait pas mal ?

J’ai toujours été intrigué par les peaux. Mais comme tout le monde, je pensais que ça ferait mal, puis j’ai réalisé que ce n’était que des menaces psychologiques. C’est l’appréhension du trou dans ta peau qui fait mal. On dit toujours aux gosses « attention ! si tu lâches ce couteau tu vas te blesser. » Et alors ? S’il se coupe quelque chose, ça se soigne. La douleur existe dans la tête mais tu peux faire aller ton corps bien plus loin si tu le décides. Après, j’ai une peau qui cicatrise très vite et bien, c’est une chance et pour mon travail, c’est mieux.

Quand as-tu commencé à te produire en public ?

J’avais 17 ans. Au début, je me produisais dans des trucs plus traditionnels, du genre fête foraine, freak show années 30. Mais beaucoup restent avec ça toute leur vie, figés dans la tradition, c’est toujours la même chose. J’en suis parti parce que je cherche sans cesse de nouveaux numéros. C’est comme un musicien, si tu joues le même morceau pendant dix ans, t’es mort. J’essaie d’intégrer le plus de formes d’art possibles à mon travail, de casser les cadres. Je veux montrer que le corps est indestructible, qu’il n’y a pas de limite. J’ai essentiellement tourné en Amérique au début, mais je me produis beaucoup en Europe désormais.

Une fois où j’ai utilisé une agrafeuse sur ma tête, un mec est tombé dans les pommes.

On est plongés dans un bain de sang quotidien avec les images de la télé, des pubs, des infos…on croyait tout le monde vacciné. Pourtant, quand on assiste à ta performance, les gens sont souvent choqués, malades, gênés, énervés…tu l’expliques comment ?

Ce que je fais est très intime. Je pense que ça renvoie les gens au rapport qu’ils ont avec leur propre corps. Une fois où j’ai utilisé une agrafeuse sur ma tête, un mec est tombé dans les pommes. Il a dit en se réveillant qu’il avait vu l’agrafeuse perforer mon cerveau, ça avait été trop dur pour lui. Mais il a projeté sur moi sa propre image. Quand tu vois un film de guerre ou un Tarantino, tu ne te dis jamais « ça pourrait être moi ». Là, j’essaie d’être proche des gens, de me connecter avec eux.

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(C) Cécile Audoin

Ton utilisation de la vidéo en fond de scène, c’est pour amener de la distance ou justement, de la proximité avec le public ?

Un peu des deux en fait. Tout d’abord, c’est pour ceux du fond qui n’y voient pas très bien. Mais c’est aussi parce que j’aime jouer avec le décalage écran/live. Beaucoup de personnes sont perturbées par le fait de regarder l’écran alors que le mec est juste devant eux. J’aime bien jouer avec les émotions du public, et si j’arrive à lui en procurer, à le toucher, alors c’est réussi. Ça veut dire que je te donne quelque chose qui n’était pas là avant que tu voies cette perf. ET oui, je me considère comme un artiste/performeur/musicien.

Je préfère la sensation du métal sur ma peau plutôt que la crasse des autres.

T’enfoncer des instruments dans la peau, c’est mieux que le sexe pour toi ?

Je préfère la sensation du métal sur ma peau plutôt que la crasse des autres. Je trouve le métal plus intéressant. J’ai du mal avec les gens, il y en a plein que j’aime pas, plein que je ne comprends pas…Le métal, c’est facile. Je comprends le métal. On peut me comparer à ces cavaliers qui préfèrent leurs chevaux ou ces dresseurs de chiens qui sont plus à l’aise avec eux qu’avec les hommes. Mais quand je dis que je préfère le métal dans ma peau à la sensation de quelqu’un qui m’agresse, c’est tabou.

Est-ce que ça t’a isolé socialement, de pratiquer cet art « tabou » ? Les gens l’accepte, le comprenne ?

Moi, j’accepte le monde politique, ça ne veut pas dire que je suis d’accord. Il y a plein de gens qui acceptent ce que je fais mais qui n’aiment pas. D’autres aiment et j’ignore pourquoi. Ceux qui comprennent ce que je fais, il en existe très peu. Même mes amis proches avec lesquels je fais des tournées ont souvent peur pour moi, et mal pour moi. C’est très fatigant de faire une tournée de trois semaines avec moi. Mais je connais mon corps ! Une fois, j’étais en résidence avec un autre artiste. Au début, tout allait bien, et au bout de deux semaines il s’est mis à me traiter de masochiste, à me dire que j’étais dans l’autodestruction. J’ai halluciné, après deux semaines de travail, il avait tout compris à l’envers. Bref, entre acceptation et compréhension, il y a une nuance.

Tu as tourné un peu partout en Europe et aux Etats-Unis. Tu qualifierais comment l’accueil que tu reçois en France ? Il y a une différence de réception ?

Les Français apprécient plus et comprennent plus mon travail. Ils sont habitués à aller voir des expositions, des pièces de théâtre, à regarder des shows arty à la télé. Bien plus que les Américains, donc leur rapport à mon travail est complètement différent. J’ai vécu cinq ans à Paris et il y avait ce gosse de 9 ans qui était mon plus grand fan. Il venait à tous mes shows avec ses parents et ça pour moi, c’était incroyable. Depuis quelques années, les scènes queer françaises se montrent très intéressées par mon boulot, je trouve ça vraiment cool aussi.

J’imagine que tes shows ont déjà dérapé à cause de spectateurs qui pètent un plomb ou toi qui te blesses sans faire exprès ?

Parfois, des gens veulent monter sur scène pour m’arrêter sauf que je n’ai vraiment pas envie qu’on me touche quand je suis sur scène. Ça doit arriver une fois par an mais c’est vraiment chiant. Souvent, ils sont juste défoncés et donc ne comprennent pas ce qu’il est en train de se passer. Sinon oui, il y a eu des accidents pendant les shows mais je ne me suis jamais arrêté avant la fin. Tu vois cette cicatrice ? Ça c’est quand j’ai perdu l’équivalent de deux pintes de sang sur scène. J’ai essayé de stopper l’hémorragie et j’ai continué le show pendant les vingt minutes qu’il restait. Les mecs du bar tiraient la gueule de devoir nettoyer cette grosse flaque de sang à la serpillère, ils m’engueulaient à moitié mais c’était pas ma faute, c’était un accident…

Tu es autodidacte ?

J’ai quitté l’école très vite, c’était trop difficile pour moi. Mon adolescence a été si sombre que j’ai été très étonné de me réveiller à 18 ans toujours vivant. Donc oui, je suis autodidacte. Je fais mes points de suture moi-même. J’apprends tout dans les livres, j’apprends les techniques, c’est compliqué, pas toujours fun, mais il le faut. Je fabrique aussi beaucoup de mes outils et instruments moi-même. J’ai un petit atelier de forgeron chez moi. Là, je travaille à un nouveau système de suspension corporelle, plus difficile, plus grand. On me dit que je suis taré.

Fakir, c’est très connoté cirque.

Tu es fakir la nuit et comptable le jour ou tu vis de ton art ?`

Sans titreJ’essaie de ne pas perdre d’argent mais je n’essaie plus de vivre de mon art. J’ai un niveau de production qui ne le permet pas. (Je vous passe les cinq minutes où j’essaie de lui faire cracher son métier de jour. Plus évasif, tu meurs. Il avait clairement décidé de ne pas le révéler. Ça doit être bien, bien pourri). Avant j’en vivais. J’avais accepté beaucoup de plans payants qui ne me plaisaient pas. C’était très fatigant. Je ne peux pas jouer tout le temps, je dois sélectionner car j’ai besoin de temps pour me reposer et cicatriser. C’est très physique comme travail. J’en suis à un point où je ne sais pas encore combien de temps je pourrais faire ça donc si je le fais, il faut que ça m’intéresse. J’ai des projets pour le théâtre, un autre avec une compagnie de danse, peut-être une installation dans une galerie parisienne au printemps prochain. Fakir, c’est très connoté cirque. J’aime bien que mon travail ait un statut ambigu, qui mêle musique, théâtre, performance, c’est plus proche de la vraie vie.

Fakir, ça va avec cirque mais aussi avec spiritualité. Il y a une dimension spirituelle dans ta démarche ?

Je ne crois en rien. On fait notre vie nous-même. L’idée d’être un ermite comme les fakirs traditionnels, l’idée de renoncer à tout, d’être juste soi dans le monde et vivre, souffrir avec ce que le monde t’offre…je trouve ça beau. Mais moi j’aime bien le monde de l’art donc je ne pourrais pas. J’essaie d’ajouter quelque chose au monde qui soit plus grand que moi-même.

https://soundcloud.com/mother-fakir

Quelque dates pour son show « Karrosserie » en Avril et Mai :

3 – Avril – Auvergne (TBA)
4 – Avril – Clermont-Ferrand à l’HDV
5 – Avril – Felletin à Felletin
8 – Avril – Le Mans – La Source
9 – Avril – Le Mans – SUBsistances
11 – Avril – Le Havre Tattoo Convention
12 – Avril – Le Havre Tattoo Convention
14 – Avril – Lille – CCL
21 – Avril – Paris – GareXP (performance CINÉ CLUB XP, pas Karrosserie)
9 – Mai – Montpellier Tattooconvention

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