La team Gonzaï, on le sait, est riche de rédacteurs de talent. Je ne flatterai pas leurs egos surdimensionnés en les citant tous, pas que ça à faire non plus. Pourtant, parmi eux, il y en a un que l’on ne lit jamais. Son avatar : Klavier Stuc, piano songwriter reconverti dans la pige. Quelques dizaines d’euros, glanées ça et là au hasard des demandes. Mais les temps sont durs comme l’ivoire, les marteaux ont cessé de cogner et, au bout du clavier diésé, seule la funeste corde de Mi arrive encore à résonner.

Quand Klavier Stuc arrive aux conf’ de rédac’, traversant Pigalle comme une ombre furtive, le 9 de la villa de Guelma est pris d’un soudain malaise. Les rires s’étouffent, des regards inquiets se tournent alors vers la silhouette longiligne, et les mains se meurtrissent tour à tour de la poigne encore solide aux doigts puissants du « cogneur ». Lui, ne dit pas un mot. C’est seulement dans son regard pénétrant teinté de mélancolie qu’on tente d’imaginer un « Bonsoir mon pote ! » libérateur. Il va s’asseoir dans le silence et, comme à son habitude, ne bouge plus de la soirée. L’animation reprend quand même ses droits et, les esprits se libérant, les disques volent copieusement au gré des blagues à deux balles de Bester et de deux ou trois autres olibrius dont je tairai les noms. La longue distribution des disques reçus par la rédaction commence et dedans, rien. Rien qui ne puisse faire en sorte que Stuc lève un cil, esquisse un léger rictus ou dilate une pupille vaguement inquisitrice.

Mais il faut bien l’avouer, cela fait longtemps qu’on n’a pas reçu le disque d’un pianiste digne de ce nom.

Un type qui, par hasard, aurait retenu quelques éléments de base tout simples comme son appartenance à la famille des cordes frappées, qu’il permet de disposer au minimum de 5 octaves, qu’il a au moins deux pédales, etc. Je ne ferai pas le fier en demandant le grand piano de concert, on ne peut pas toujours flanquer un Steinway dans son studio ! Les artistes et l’instrument se font vraiment la gueule, et c’est comme si l’instrument lui-même avait décidé de prendre définitivement asile à Pleyel, au TCE ou au Duc des Lombards. Parmi les artistes, le seul a avoir su faire péter le clavier dans un esprit rock en bousculant allègrement le protocole reste encore Francesco Tristano Schlimé. Mais ça date de quand déjà ? On a beau chercher mais on ne trouve pas les autres. Même si on se raccroche par dépit à quelques pépites sporadiques comme l’excellent Get up, Stand up transposé piano d’Arno, les accords baroqueux lynchiens d’un Forget the past des Irrepressibles, le romantisme kitch d’un Marz à la John Grant ou celui plus noir des Amants Morts de Cheval Blanc. J’en oublie certainement, mais le constat est dur. Et dans ce qu’il y a de plus dur, je repense au piano à une octave de l’abbé John Darnielle des Mountain Goats que j’avais dû chroniquer en apnée. Puis Playing the piano, ventrée de sushis néo-impressionniste lénifiante de Ryuichi Sakamoto, j’en avais attrapé une jaunisse. J’avais bien alors tenté d’apprécier l’exotisme baltique du Laukinis šuo dingo d’Alina Orlova mais au bout du compte c’était encore le violon qui devait la sauver de la noyade.
Encore aujourd’hui et la plupart du temps, les apparitions du piano tombent lamentablement au milieu des tracks et ne savent que dégueuler quelques accords sirupeux de ballade irlandaise à la Titanic. Le bateau coule et le grand piano à queue de la grande salle avec lui. Même dans des albums que l’on défend, je pense notamment au Dragon des Smoke Fairies porté par un piano pleurnichant sa mélodie pour vieille Anglaise rêvant encore at tea time de verts chevaliers en armures. Et que dire du dernier Mick Harvey ? Sketches From The Book Of The Dead est passé à la trappe, direct dans les corbeilles de la rédaction. Le piano fait quelques vagues apparitions mais ça reste suggéré, ça ne décolle jamais. Je reste encore suspendu à quelques accords d’agrément qui marquent désespérément une utilisation minimaliste au sens le plus péjoratif du terme. Dans le brouhaha synthétique, le piano a bien été mis au rebut, c’est triste mais indéniable.

Alors, qu’est ce que je dois dire à Stuc avant qu’il ne se pende avec une vieille corde de Mi ?

Lui, les synthés psychés et autres boîtes à rythme électro-pop, les roots rock gratouillants, et les revival brit-pop explosifs ou bancals qui tombent invariablement dans la trieuse Gonzaï, ça le rend un peu marteau. Évidemment, lui dire que ce n’est pas un choix éditorial, qu’on attend, avec lui, celui qui saura nous arracher les tripes sur des changements de tonalité bluffants, des clusters déglingués, des clings et des clangs dynamiques en notes contrepointées dans des go fast digitaux suicidaires. Et tout ça, au milieu d’un refrain porté par une voix décadente au charme satanique envoûtant un piano de bois qui refuse méchamment le bûcher des vanités électriques. On lui remonte le moral comme on peut, souvent, avant qu’il ne reparte sans avoir prononcé un seul mot ni accepté une seule offre de chronique. Son ombre s’évanouit dans la nuit parisienne. Et les pianos avec lui.

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