À priori, les chances d’espérer un bon nouvel album de Gary Numan étaient aussi minces que celles d’être livré à l’heure le jour de mon interview calée avec le petit prince de la synth-pop anglaise. Et c'est pourtant ce qui s'est passé. Avec, dans le désordre, une virée avec Mère Theresa dans un V8 Interceptor de Mad Max, une attaque de Replicant indiens sur le périph et promo canapé dans un bus futuriste à néons bleus.

La journée avait pourtant bien commencé. Grâce à une commande réalisée sur Maisons du Monde, j’avais pu bénéficier des avantages de la modernité (une livraison de mobilier à domicile, en gros) et ainsi pu profiter de ma matinée pour écouter d’une oreille distraite ce « Savage (Songs from a Broken World) » de Gary Numan, nouvel album succédant à tellement d’autres qu’on n’avait pas voulu écouter mais que celui-ci, à l’inverse, semblait marquer une embellie artistique telle qu’on aurait presque réécouté le disque deux fois d’affilée.

Capture d’écran 2017-10-30 à 21.15.41Il était 13h28 quand, réalisant que je n’étais toujours pas parvenu à mémoriser le nom du meilleur morceau de l’album et que lire la bio me déprimait plus profondément que d’arriver les mains dans les poches, je m’aperçus que ledit livreur ne s’était toujours pas pointé et que chaque minute passant, les chances de réaliser mon entrevue avec le Saint Patron de la synth-pop s’amenuisaient. Soudain, alors que résonnait pour la trente-cinquième fois d’affilée en dix minutes un beat militaro-industriel tout droit sorti d’un mauvais album de Nine Inch Nails, une sonnerie vint me sortir de cette torpeur de fin du monde mise en musique : c’était Bernard (appelons-le Rick Deckard), le livreur Maisons du monde. Les miracles tenant parfois à peu de choses, me restaient à peine le temps de me dire que je n’avais rien préparé à cette interview qui s’annonçait décidément très foireuse, puis de m’embarquer dans le spaceship de Bernard (un Renault TRAFIC pimpé sorti du turfu), qui, trop sympa, s’était proposé de me déposer au point de rendez-vous afin de m’éviter d’affronter la désolation du monde telle que décrite par Numan dans son « Savage » ; en gros un monde où des manageurs de chez KFC serviraient du poulet mutant à des humanoïdes munis de mains-prothèses à un seul doigt leur servant à poster des statuts Facebook automatiques en écoutant des instrus drone de Kanye West en boucle sur des iPhone 18XE Plus.

Coup de bol, Rick était, lui aussi, fan de Gary Numan. À peine le temps de shooter par la fenêtre une première attaque de Sharknados grâce à sa Gyro-mitraillette (depuis 2035 Paris est infesté de piranhas transgéniques nés d’une mauvaise congélation chez Picard, Ndlr) que celui-ci me donna quelques tuyaux sur le Numan et son « Savage » dont la pochette évoquait au mieux un mauvais mashup entre Lawrence d’Arabie, Mad Max et Blade Runner. Après avoir par mégarde écrasé dans un superbe dérapage sur gravier une bande de fans de Kyo immédiatement bouffés par d’autres cannibales fans de Camille, porte de la Villette, Rick m’indiqua du bout de son doigt la destination de mon rendez-vous promo, au loin, dans un bus irradié par une lumière divine, où patientait, entouré par des loups de l’apocalypse, un tour manager encore plus stupide qu’un employé de la Poste aux heures de pointe.

Là-bas m’attendait Gary, 59 ans et rescapé de toutes les périodes, dernier coiffeur anglais toujours en activité avec Depeche Mode, prêt à en découdre pendant 29 minutes avec un mec n’ayant préparé aucune question à l’arrière d’un bus thermo-nucléaire comme on n’en avait pas vu depuis le Terminus de Johnny Hallyday, et dans lequel il s’apprêterait bientôt à me livrer tous les secrets sur cette carrière synthético-futuriste qui devrait lui valoir, à l’aube d’un monde nouveau où il ferait bientôt 53°C au mois d’octobre, le statut de gourou diffusé hologrammé dans tous les foyers

Évidemment, il se peut que rien ne se soit passé comme ça. La seule bonne nouvelle de cette histoire, c’est que j’ai vraiment reçu mon canapé Maisons du Monde le matin même. Et que Gary Numan a vraiment répondu aux questions qui suivent, à l’arrière d’un bus de première classe muni d’un petit confessionnal serti de diodes bleutées donnant l’impression que, parfois, Mars n’est qu’à trois stations de métro.

CsZBAZtUsAEUeip

Salut Gary. Enchanté de vous rencontrer, je suis vraiment l’un de vos plus grands f…

Tu veux une bouteille d’eau ? [ce sont des bouteilles d’eau à l’effigie de Gary Numan, ndlr] J’en ai des tonnes dont j’arrive pas à me débarrasser ? Aha.

Ouais merci. Je dois avouer que c’est la première fois que je fais une interview dans un lieu aussi… futuriste.

Ouais et attends, t’as pas vu ce truc [Gary attrape une télécommande et fait descendre un écran de télévision géant, ainsi que des murs en plastique pour mettre l’espace en mode « nuit »]. J’adore tous ces gadgets. Ça me change des tournées pourries dans un bus pourri, et des chauffeurs de bus qui te font chier parce qu’ils veulent pas s’arrêter quand tu vois un coin fantastique sur la route. « On n’a pas le temps, faut arriver à la prochaine destination avant la nuit », bla bla bla.

C’était plus facile quand vous possédiez votre propre avion.

Ouais mais je l’ai jamais utilisé pour tourner, nuance. C’était vraiment trop dangereux en fait ; la majorité des gens avec qui j’ai débuté l’aviation sont morts depuis, donc j’ai fini par me calmer après avoir compris que statistiquement, j’étais le prochain sur la liste. Surtout après être devenu père, j’ai compris que le jeu n’en valait pas la chandelle, et que faire le con engageait désormais d’autres vies que la mienne.

C’est marrant que vous disiez ça, parce que quand on regarde la pochette du nouvel album et le nom des chansons, on a plutôt l’impression que vous faites l’apologie du chaos ou, toutes proportions gardées, de l’apocalypse.

Le truc à propos de « Savage », c’est qu’au départ, ça devait être un livre. Ouais mon vieux, j’avais l’ambition de devenir un « écrivain », et en fait c’est toujours prévu – dans un futur proche j’imagine.

Vous avez l’air de pas prendre ça au sérieux, vous avez écrit 22 albums, on peut dire que vous êtes déjà écrivain non ?

Nan, pas vraiment… Disons que je gribouille depuis des années et que ça, pour le coup, c’est un véritable chaos. Des centaines de pages inexploitables, jusqu’à ce que je me rende compte d’un truc : « Putain Gary, il te faut une histoire pour écrire un livre ! » Donc voilà, j’étais là avec mon ‘never ending project’ quand j’ai décidé de sortir ce nouvel album, pour lequel j’étais complètement à sec : pour la première fois de ma vie, j’avais aucun problème, aucun mal-être, pas de dettes depuis au moins six mois (sic), mes enfants allaient bien, mon couple aussi… Donc bref, avant d’écrire « Savage » je n’avais, littéralement, rien à raconter. Avouons que je n’ai jamais été très doué pour écrire sur le bonheur… Et comme je ne désirais pas écrire un album sur me myself and I, j’ai donc décidé de commencer à piocher des idées dans ce livre inabouti qui parlait du monde apocalyptique, du réchauffement planétaire et de toutes ces choses qu’on pensait réservées au futur et qui, en fait, sont déjà là. Il se trouve que, « coup de bol », tout cela a coïncidé avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. À partir de là, tout est devenu plus facile pour l’écriture de l’album, deux chaos se sont percutés : la fin du monde et Donald Trump. Quel mec stupide quand même… [Gary Numan vit aux États-Unis, Ndlr], avoir réussi à se mettre le monde entier à dos, avoir récusé les accords de la Cop21, lancé les fake news, fallait le faire. Nous sommes arrivés à ce point dans l’histoire où un seul homme entouré d’abrutis pourrait faire basculer la planète entière. C’est à la fois très flippant et encourageant, car la résistance semble s’être déjà mise en marche.

« Nous sommes donc actuellement dans une situation inédite où seuls quelques hommes parviennent à comprendre les innovations sur lesquelles ils travaillent. »

Votre rapport au futur, si l’on peut dire, ne date pas d’hier. Dès vos débuts avec Tubeway Army ou vos premiers albums solos, vous étiez déjà dedans non ? Tout ce dont vous rêviez à l’époque semble s’être depuis réalisé, comme autant de prophéties destructrices.

J’étais fasciné, à l’époque, par la place grandissante occupée par les technologies – on était à la fin des années 1970. Depuis 2000 ans, chaque invention révolutionnaire touchait l’ensemble de l’Humanité en quoi, allez, une à deux générations. Depuis quelques années, on note très clairement une accélération de ce processus, et cela m’a d’autant plus frappé en lisant un article issu d’une revue militaire où il était expliqué que désormais nous n’avions même plus le temps de comprendre une technologie qu’une autre, encore plus révolutionnaire, arrivait ! Nous sommes donc actuellement dans une situation inédite où seuls quelques hommes parviennent à comprendre les innovations sur lesquelles ils travaillent. Et c’est un problème. Prenons l’exemple de l’Intelligence Artificielle, et ce moment fatidique et inéluctable où l’être humain sera écarté du système ; c’est un avertissement, et des célébrités comme Elon Musk l’expliquent très clairement, mais nous risquons tous de disparaître à force d’avoir simplement voulu simplifié nos vies, et les rendre plus confortables. C’est un scandale. C’est le climax de la fainéantise appliquée au déclin imminent de l’Humanité. Même le meilleur peut engendrer le pire : tous ces prototypes d’armes censées combattre à notre place, et avec elles le mirage selon lequel il n’y aura plus de soldats en temps de guerre, c’est un énorme mensonge. Tout cela continue de me fasciner.

Avec tout cela, avez-vous la foi ? Je vous pose la question car au moins deux chansons abordent le sujet (What God Intended et Pray for the pain your serve, de loin la meilleure chanson de l’album).

Eh bien figure-toi que… pas du tout. Tout s’est cassé à l’âge de 13, 14 ans ; on recevait une éducation religieuse hebdomadaire et j’ai décidé d’écrire une lettre au proviseur pour lui exprimer mon souhait de ne plus assister à ces cours qui, contrairement aux maths ou à la géographie, enseignent des faits non prouvés. Alors certes, j’ai été puni (on m’a donné le double de cours de maths pour compenser) mais j’ai trouvé cette décision de l’école plutôt progressiste… Cela dit, la foi en Dieu peut répondre au besoin d’espoir de millions de gens, je ne juge pas.

Certains médias parlent de « rédemption » à propos de votre nouvel album ; même l’homme athée que vous êtes doit savoir apprécier le compliment. On parle de « Savage » comme d’un retour en grâce et pourtant, le fait que vous n’êtes… jamais parti.

Ouais. Mais je peux comprendre pourquoi ces médias parlent de « come back ». Ma discographie est ininterrompue depuis 1978, mais « Savage » marque un moment où les gens semblent se souvenir que j’existe, surtout ici en France, où j’ai été longtemps absent. En Angleterre en tout cas, le disque a très bien démarré dans les charts – il a obtenu le meilleur classement depuis la sortie la sortie de « Telekon » en 1980.

[Le tour manager anglais, faussement sympathique comme le sont tous les tour managers anglais, fait son entrée dans l’annexe futuriste du bus afin de marquer la fin de cet entretien, de façon courtoise : « Hello, it’s me… time is up. »]

Juste une dernière question [j’adore emmerder les tours managers, surtout les Anglais] à propos de cette énigme non élucidée : dans les années 1980, vous auriez été arrêté par les autorités indiennes vous suspectant d’être… un espion. Nos lecteurs veulent savoir : que s’est-il passé ?

5be64cebff542bc68fd59e895625d3f2Ah ah ah. Sacrée histoire… Parce que oui, c’est absolument vrai. Je faisais un tour du monde avec mon avion personnel, nous survolions l’Inde en destination de la Thaïlande. Sauf qu’on a une avarie moteur et qu’on a dû se poser dans un bled paumé, en urgence. Les autorités nous ont chopés à l’aéroport – je dis « aéroport » mais c’était surtout un terrain vague – en nous demandant ce qu’on foutait là. « Eh bien, je m’appelle Gary Numan et je suis un musicien assez connu en Angleterre. » Ça les a pas convaincus. « Et là je fais une tournée promotionnelle avec mon avion personnel, parce que j’aime bien faire les choses à ma manière. » Ça non plus, ils ont pas aimé. Et c’est là que ça devient surréaliste. Les flics me disent : « Okay, mais si vous êtes connu, où sont vos coupures de presse ? » Comme si je me baladais tous les jours avec une putain de revue de presse des articles me concernant, aha ! Pire encore : je portais deux montres, une avec l’heure locale anglaise, l’autre avec l’horaire international – un truc commun à tous les pilotes d’avion. « Vous faites de la contrebande ? » Tout ça à cause de deux montres à 5 balles accrochées à mon poignet ? Et ça continue comme ça pendant des heures, jusqu’à ce qu’ils tombent sur un appareil photo dans l’avion : « Vous faites quoi avec ça ? Pourquoi vous prenez des photos de la base sous-marine secrète des Russes qui est à 20 kilomètres d’ici ? » Mot pour mot, les mecs me balançaient l’endroit exact d’un endroit censé être confidentiel, et ça dérangeait personne ! C’était tellement ridicule… N’empêche que je suis resté coincé 3 jours dans une chambre sordide, avec pour voisins des familles russes sans le sou – ce qui confirmait l’existence de la base sous-marine à proximité. Et toutes les nuits, je me faisais réveillé à 3 heures du matin pour des interrogatoires : « Que faites-vous ici ? Pourquoi nous espionnez-vous ? » Toutes les nuits les mêmes questions ridicules, bref : un enfer. [Le tour manager en remet un petit coup, dans le vide: « Time’s up Gary… »] Le plus drôle dans tout ça [parce que Gary n’en a rien à foutre] c’est que cette histoire m’a permis de rencontrer Mère Theresa.

Pardon ?!

Oui. C’était un peu plus tard, à Calcutta, après que des journalistes anglais ont débarqué pour me « sauver ». On s’est retrouvés devant la maison où elle vivait, on a frappé à la porte, une nonne a ouvert : « On peut faire un coucou à Mère Theresa ? » Aucun problème, la nonne se barre puis revient avec Mère Theresa. Ça a duré 10 secondes, elle nous a serré la main puis s’est barrée. C’est pas mal comme histoire, non ?

Gary Numan // Savage // BMG

 

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