Il en est des stars comme des apparitions. Une fable du gossip qui dissimule des évènements inexplicables comme cette rencontre téléphonique improbable à l’occasion de la sortie du nouvel album de Marianne Faithfull, “Give my love to London”. Interview somnambule.

Il va de soi que l’histoire est un enregistrement des évènements. Mais l’histoire latente? Nous croyons tous savoir ce qui s’est passé. Mais cela s’est-il réellement passé ? Et s’il s’était passé autre chose ? Ou rien passé ?

photoC’est Delillo qui me revient pendant que je feuillette les épreuves de L’album d’une vie, un livre de photos de Marianne Faithfull sélectionnées par Marianne Faithfull et dont je n’obtiendrai pas au final d’exemplaire original, parce qu’un beau livre coûte cher et que je ne suis pas assez important pour le mériter. Peut-être aussi parce-qu’il ne s’est rien passé de réel dans la vie de Marianne Faithfull et que son absence durant une bonne partie des années 70 indique justement le sens des évènements…. Comme l’écrit encore Delillo, toujours dans Great Jones Street, « Je me réveille effrayé et désorienté. Les visages sont tristes. Peut-être que c’est ça : la tristesse de l’extrême célébrité. Les stars mortes du cinéma. Mortes mais pas mortes. C’est peut-être pour ça que je suis désorienté. Parce qu’elles sont désorientées…”.

Je peux toujours imaginer que Marianne Faithfull est morte et en même temps pas morte du tout. Peut-être est-elle un spectre qui traverse les siècles à la manière du couple de vampires rock’n roll décrit par Jim Jarmush dans Only lovers left alive? Civilisée certes mais prête à tout pour ne jamais quitter l’éternité dans laquelle elle s’est installée. Tout cela est de l’ordre du possible et ne va pas empêcher la diva de faire la promotion de son vingtième album, un disque d’amour justement, qu’elle trouve en tout point «formidable» et clairement aussi bon que «Broken English».

Alors formidable, je ne sais pas. Compliqué, certainement ; à la fois touchant et théâtral à la manière d’un show que l’on donnerait dans un pub perdu d’une banlieue anglaise sous les auspices d’un Angelo Badalamenti local. Toujours ce blues que la chanteuse dit aimer par dessus tout, avec ce petit plus de white soul venue des entrailles de cette Grande-Bretagne où se mélange la vodka de Dusty Springfield et la came d’Amy Winehouse. Un genre de musique à la fois lascive et désoeuvrée pour calmer la gueule de bois des mauvais jours. “Old country music” tranche Marianne; ce truc noir et caverneux de la dépendance que les blancs arrivent parfois à chanter… Il y a effectivement un peu de ça dans ce disque de carton-pâte mitonné par des croque-morts de service (David Gilmour) venus tâter un peu de chair fraîche (Anne Calvi) et redonner une énième leçon de suffisance musicale afin que la star puisse tout simplement continuer à perpétuer la légende. Il n’y a ainsi, comme l’écrivait Léo Ferré à André Breton absolument aucune raison de fermer sa gueule. «Vous êtes un Phénix de café concert, une volupté d’après boire, un rogaton de poésie. Vous êtes un poète à la mode auvergnate : vous prenez tout et ne donnez rien, à part cet hermétisme puritain qui fait votre situation et votre dépit”. Et cet article pourrait tout simplement s’arrêter là s’il n’y avait pas eu ce petit incident inexplicable, la fameuse latence de l’histoire dont parle Delillo.

Alors je vais la faire courte et redire ce que tous les gens qui s’intéressent au son et tout particulièrement à la musique savent déjà; qu’il existe des ondes sonores que l’oreille humaine ne perçoit pas mais qui pourtant existent et produisent de l’énergie qui contient quelque chose que l’on peut appeler la vie. C’est ce que pensait un Thomas Edison qui a tenté de fabriquer une machine destinée à capter ces entités qu’il envisageait comme des sortes d’électrons métaphysiques (il en parle à demi-mots dans son livre Mémoires et observations, 1948).
Pour ce qui me concerne, mon histoire avec Marianne relève plutôt d’un phénomène de voix électronique (EVP). Une histoire de téléphone restée en veille et d’interview ratée. Et puis cet enregistrement capté à l’insu de mon plein gré, dans une sorte d’entretien somnambulique. Interview fantôme du fantomatique bon vieux temps du rock’n’roll et de son industrie musicale fantôme qui ne rapporte plus grand chose en droits d’auteur. Pas vraiment un scoop. Il n’y a qu’à se pencher sur les livres récents de Bruno Lesprit (Rock’n roll is here to stay, Robert Lafont) et de François Gorin (Nos futurs, les mots et le reste) tous deux écrits dans le sillon du Rétromania de Simon Reynolds pour comprendre combien toute cette histoire est devenue fantomatique. J’y repensais encore quelques semaines plus tard lors d’une rencontre avec Marc Ribot à l’occasion de son passage au festival de jazz à la Villette (emblématiquement intitulé cette année « not dead »). Ribot vieilli mais toujours affable à qui je demandais à quoi selon lui pouvait bien servir le rock’n roll aujourd’hui et qui s’est mis à me détailler le gros des tournées mondiales du moment: soit pratiquement que de bons vieux fantômes dont les sources de revenus se sont complètement taries au fil du temps. Crosby Still&Nash, Deep Purple… Alors pourquoi pas Marianne Faithfull qui part en tournée mondiale cet automne à l’occasion de ses 50 ans de carrière ?

Métaphoriquement, je conçois plutôt agréablement l’idée d’avoir eu un contact surnaturel avec une femme comme Marianne Faithfull parce que je sens chez elle cette idée d’accrocher les mecs et de ne plus les lâcher, de les placer en situation de complicité intime; de deal sentimental toujours un peu faustien sur les bords ; le bien nommé pari de fidélité (Faithfull) qui empêcherait presque de respirer. Alors peut-être que je n’ai pas été à la hauteur de la reine, cette Marie Thérèse d’Autriche que Marianne interprétait avec un brin d’ironie dans le Marie Antoinette de Sofia Coppola. Juste un plan amusé sur cette « grande» Habsbourg qui, à l’occasion d’une guerre de sept ans interminable et tout en tactiques, créa un ordre de chevalerie qui portait son nom… Marianne aujourd’hui, regardez les photos de celle que l’on présente comme la petite fille de Sacher Masoch; on l’imagine parfaitement organiser les mérites et les gradations entre tous les mecs comme elle l’a encore fait cet été en débltérant au sujet de son ex- amant Jean de Breteuil qui aurait tué Jim Morrison avec un opioïde douteux. Comme si l’enjeu c’était d’abord la fidélité, l’infidélité; et la célébrité. Aussi cette tendresse maternelle envers Beck (avec le bien nommé dix septième album, Kissin’time). Sans parler de Jagger dont la défection galante l’a officiellement entraîné dans la mouise pendant plus de dix ans ; jusqu’à ce qu’elle en revienne avec sa langue cassée, son anglais du trottoir, son «Broken english » … Lucie Jordan et le Bleu électrique de cette pochette entre Gitanes et hallucinogènes : Marlowe plutôt que Shakespeare, l’Irlande plutôt que l’Angleterre et cette promesse à laquelle on finit par s’accrocher avec l’âge ; non pas la vie après la mort mais la vie pendant la mort…

Ma chance a été de rencontrer Philippe Baudouin, jeune philosophe et réalisateur à la radio qui m’a gentiment affranchi sans jamais vouloir me « faire croire » à ce qui d’ailleurs l’indiffère mais qui ne m’a pas empêché non plus d’approfondir et de découvrir que parler à un esprit n’est pas forcement parler à un mort. Et qu’il est imaginable d’établir une transcommunication instrumentale (TCI) avec une personne absente, Marianne en l’occurrence dont la présence/absence finit ici par prendre sens. Au passage, il m’a appris que la plupart des gens qui s’étaient intéressés à la possibilité de capter la voix de personnes disparues ou simplement absentes étaient pour la plupart de purs scientifiques. Thomas Edison donc mais aussi Guglielmo Marconi, Graham Bell, dont l’assistant était medium, ou encore Ernst Senkowski, qui est peut être encore vivant aujourd’hui, et qui a tenté de capter la voix des esprits par des moyens électroniques. D’autres se sont plus particulièrement intéressés à la radio et à Internet, y voyant un bon moyen d’établir un contact sur les fréquences courtes inoccupées et capter ce qui serait une présence, une entité qui ferait « unité de vie », comme disait Edison. Hollywood enverra d’ailleurs quelques clins d’oeils complices à ce qu’il faut bien appeler une tradition : BeetleJuice de Tim Burton, bien sûr ou, en 2004, la très étrange Voix des morts de Geoffrey Sax, et, surtout, la saga Back to the future et cette figure hilarante du scientifique campée par un Christopher Loyd dont la récente disparition a immédiatement été démentie… On s’amuse comme on peut.

M.FAITFULLAprès tout, comme dit Philippe Baudouin, “les gens qui entendent des voix… ils les entendent vraiment” … Alors, voilà, peut-être que vous aussi entendrez ce que j’ai capté de Marianne Faithfull, la ballade de Lucie Jordan et de son amour du blues, le fait de se sentir heureuse d’être en bonne santé et d’avoir perdu du poids. Et aussi quelques bribes d’une conversation à propos de la chanson Sister Morphine, tout ce barouf VIP lorsque Mick l’a laissé patiner chez Decca pour carrément la décréditer sur sa propre version – bien meilleure à mon sens – et publiée deux ans plus tard sur « Sticky Fingers ».
Sister Morphine, Faithfull n’en récupérera une partie des droits qu’en 1994, après ce que l’on va appeler une longue bataille juridique. Cinq ans plus tard alors qu’elle atteindra la cinquantaine pour sortir vaguement du tunnel, le documentariste Michael Collins lui fera dire combien l’indifférence amoureuse entre ses deux parents l’avait marquée à blanc, l’obligeant à s’interroger sur son propre engendrement. Comme elle le dit sur la bande (« what is important is not Do you love me, what is important is Do I love you« ). Déclaration acerbe et grandiloquente qui fait résonner toute l’histoire des années 60, le fait de se libérer des contraintes des mariages sans amour et du coup de se retrouver à la merci du désamour, non plus comme victime de ses aînés mais comme sujet de son propre avenir.

I sit and watch the children play/ Smiling faces I can see/ But not for me/ I sit and watch/As tears go by” Jane Austen? Non. Jagger/Richards. Appelons cela un tube qui tue, celui qui vient avant tous les autres et produit un effet d’avalanche. Après lui plus rien ou presque. Sinon cette façon de se faufiler entre les morts, dans la ligne de mire à fois funeste et créative d’un père insaisissable, moitié Carl Jung, moitié William Howell («Masters of sex»). La suite tient en quelques mots, Dreaming my dreams, pour reprendre le nom de l’album « Country » sorti en 1976 et qui donne également son titre au documentaire. Présent progressif d’une Angleterre bouffée par l’Amérique qui dit combien le réel se mélange aux songes (on entend un peu du Fleetwood Mac de la période US dans Vanilla O’lay). Presque quarante ans plus tard, c’est Nick Cave qui renverra la rime, avec son Late Victorian Holocaust durant lequel la chanteuse apparaît cette fois totalement fantomatique, son timbre d’outre-tombe nous entraînant dans cette facilité de la penser comme un spectre, une revenante d’un monde mid-seventies oublié, que l’on ne distingue plus aujourd’hui qu’à travers le storytelling des grandes marques et cette espèce de fond sonore que les Anglais adorent mettre à fond les ballons partout où l’on consomme de la promesse de séduction et de sex apeal, principalement dans les magasins de fringues.

C’est là où Marianne Faithfull est utile au fond, dans ce court-circuit qu’elle produit dans la rêverie publicitaire, dans cette « présence » à la fois décatie et impitoyable qui dégrise de la jouissance normative, redonnant au passage au lugubre Anglais une mystérieuse touche de raffinement (Bauhaus/This Mortal Coil/London Grammar). Cette chanson, sans doute l’une des plus réussie du dernier album, ramène directement des bords de la Tamise, des images d’une Marianne en virée avec sa copine Sally entamant enjouée House of the rising sun en se tenant aux branches, en penchant légèrement la tête. « Ce n’était pas pour de l’argent, dit-elle aujourd’hui, c’était juste pour s’amuser » (I got one foot on the platform, the other foot on the train). C’était avant le fric du rock’n roll avant la dette de la célébrité. « Over the bridge and over the canal… we were star- babies in the dark ». Spectre revenant hanter cette Angleterre où tout à commencé.
« Give my love to London », même si Londres n’est pas l’Angleterre, parle aussi de ce retour aux origines après des années d’errance et d’exil dans cet ailleurs légendaire qu’a pu être les Etats-Unis; paradis de colons puis paradis d’émancipation duquel Marianne Faithfull semble enfin revenir. « I think Im coming out of my american period ». Comme s’il fallait fuir l’immobilité pour rester éternel, échappant ainsi à la malédiction que le New-yorkais Delillo finit par énoncer alors qu’il n’a pas encore écrit la moitié de son roman « Si l’artiste finit par rester assis immobile, c’est parce que les matériaux qu’il manipule commencent à modeler sa vie au lieu d’être modelés, et que, dans l’immobilité, il cherche une forme d’auto-défense qui se conclut dans la putréfaction.. »

Marianne Faithfull // Give my love to London // Naïve
Marianne Faithful, l’album d’une vie, Editions Rizzoli NY, préface de Salman Rushdie
Great Jones street, Don Delillo, 1973 (2011 pour la traduction française)

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