Flashback. Bruxelles 1980… Centre de l’Europe…  Sortie du LP Un peu de l’âme des bandits... ce 33 tours de rock expérimental parait sur un futur  label culte : CRAMMED DISCS. Aksak Maboul, composé de Marc Hollander et Vincent Kenis (avec en renfort Fred Frith et Chris Cutler) fait danser les Residents avec Fela Kuti. Dix titres qui vont influencer des décennies de rockeurs belges décomplexés à la recherche d’explorations sonores improbables.

 » Moving from traditional dance motifs to modern musical riddles, the result simply defy any attempts at pigeon-holing…. music for your body, your head and your heart  » (Times Out, 1981)

Back to 2011. Tout a changé, le disque est mort et Reagan est atteint d’alzheimer, mais l’essentiel et l’esthétique Crammed est toujours là :  le label fête  30 ans de succès (Bebel Gilberto,Taraf de haiduk,Konono 1, Staff Benda Bilili) mais aussi de disques magnifiques injustement méconnus (Zazou et Bikaye, Alla, Mocky) :  300 références. Toujours passionnés et modestes, Marc Hollander et Vincent Kenis, en mouvement tel Tintin, se tournent depuis le QG bruxellois vers l’Afrique comme quête du Graal de la musique tradimoderne.

Rencontre avec Marc, un vrai gentleman qui vient de recevoir un Grammy Award pour Staff Bendha Bilili et qui monte à la sueur de son front une tournée européene de Congotronics vs Indie Allstarband. Et entre deux nouveautés, Crammed réédite quelques pépites des eighties…

Je voulais déjà parler du début de Crammed. Est-ce qu’à Bruxelles il y avait une émulation musicale ?

A Bruxelles, la voiture n’avait pas encore été inventée, on se déplaçait en carriole. (rires)

Crammed, ça vient d’un climat ou est-ce une initiative sortie de nulle part ?

En germe à la fin des années 70. Il n’y avait pas vraiment de label indépendant. Curieusement, les deux labels historiques, Crépuscule et Crammed, sont nés à un mois d’intervalle. Bon, c’était quand même dans l’air, quelques labels anglais avaient commencé à émerger, mais c’était tout nouveau.

Pour un jeune comme moi, le Bruxelles de l’époque paraît être un endroit peut-être pas idyllique, mais dynamique au niveau créatif.

Ca a été le cas par la suite. Pas mal de musiciens étrangers étaient attirés par ces deux labels. Aux premières années de la décennie 1980, quand j’ai créé le label, c’était l’initiative personnelle d’un musicien qui avait envie de faire plus que de la musique.

Crammed a-t-il été crée pour tes projets musicaux, ou as-tu senti qu’il y avait d’autres artistes à aider ?

Au départ, j’avais fait ce disque sorti sur Kamikaze, une maison de disque locale. Et comme je me suis retrouvé à devoir moi-même acheter des disques et les envoyer à des musiciens que j’admirais et qui commençaient à faire un peu de distribution indépendante… C’était vers 78, 79, l’idée a émergé qu’il était possible de faire du DIY : les musiciens montaient leurs labels, s’échangeaient des productions. On n’était plus obligés de passer par l’ancien système des majors.

C’était un mouvement à échelle européenne ?

Hmm, des rapports se créaient. Le précurseur, ça a été Recommended Records qui était basé à Londres et qui était animé par les gens du crew Henry Cow, plus du tout à la mode actuellement, mais que j’admirais beaucoup. Ils avaient l’idée, un peu politique, de fédérer les groupes qui vivaient hors du système des majors et aussi hors du monde anglo-saxon. Ils découvraient des groupes intéressants en Espagne, France, Italie, Belgique, et montaient un système de petite distribution, principalement par correspondance. Comme j’admirais ce groupe, j’étais allé les voir avec mon disque à la fin d’un concert, ça leur a plu et ils ont pris le disque dans leur distrib’. Ils ont « élu » le disque en quelque sorte, c’était un truc un peu élitiste. Du coup, au fil des échanges, je me suis retrouvé à distribuer leurs disques et de fil en aiguille, j’ai pris contact avec des labels anglais, américains, etc.

Quels étaient alors vos contacts avec les labels indés?

Ralph Records, le label des Residents, par exemple. Donc au début, je me suis retrouvé avec une caisse de disques dans ma petite voiture, à aller chez les disquaires de Liège, Mons, etc. C’est en voyant que j’avais du mal à distribuer mes propres disques et en voyant par ailleurs que dans d’autres pays des gens faisaient cela, que j’ai été poussé de ce côté de la barrière.  Ca, c’est une chose. L’autre, c’est que ce qu’on faisait dans ce groupe avec Aksak Maboul c’était déjà du mélange : des genres, des personnes, on invitait des musiciens. Il y avait un côté laboratoire, comme ça. Et j’ai eu envie de faire ça à l’échelle d’un label, de travailler avec d’autres artistes, de produire aussi.

Votre premier album définit la direction du label.

Oui, c’est ce que la ligne de la propagande officielle de Crammed dit ! Quand on a fait une série de rééditions de nos disques des années 1980, il m’est apparu assez clairement que ce disque était la feuille de route du label. Plein de directions s’y trouvaient déjà, en germe…

Comment est-ce que tu vois ce revival des années 80 ? Regarde Animal Collective, c’est pas la même musique, mais dans les expérimentations il y a quand même une filiation. Des choses comme Ariel Pink, on peut les rapprocher des Tueurs de Lune de Miel, Minimal Compact.

Oui, Minimal Compact c’était un format plus rock… Je sais pas, j’ai pas de…

…Même des trucs comme Hector Zazou, qui sont sortis un peu plus tard, il y a un genre de recherche…

C’est récurrent dans l’histoire de la musique, de l’art en général : des choses émergent, disparaissent, je sais pas si c’est le plus…

Est-ce qu’il n’y a pas deux périodes dans Crammed : la période de tous ces disques basés sur le mélange, et la période…

C’est plus compliqué que ça. Dans ces disques-là, il y a de l’électronique par exemple, il y a de la world, Vincent essaye d’imiter les pygmées, il y a de la musique roumaine, des choses comme ça…

Et ça vous venait d’où, cette inspiration ?

De ce qu’on écoutait…

De la médiathèque ?

Exactement, de la médiathèque ! La réponse standard à cette question c’est que quand tu grandis en Belgique à cette époque-là, il n’y a pas vraiment de scène musicale très large, c’est pas comme naître dans un endroit où il existe une musique prédominante. Donc tu te forges un univers en picorant à gauche, à droite, puisque c’est un pays qui a la chance de ne pas avoir une culture nationale trop forte, donc tu peux être ouvert à des tas d’influences. Quand j’étais teenager, j’écoutais des groupes de rock anglais, du free jazz assez vite, de la musique contemporaine, de la musique extra-européenne, on appelait ça de la musique ethnique : arabe, africaine, asiatique. Aksak Maboul était une tentative d’imitation de choses que je ne savais pas imiter, en le faisant de travers ça donnait son charme au truc. Par la suite, cet éclectisme…Ce qui m’amuse n’est pas ce qui est le plus simple à gérer, comme politique de branding de label : être tout le temps là où on ne t’attend pas. Moi je vois le rapport, les choses me plaisent ou pas, mais on fait souvent le grand écart entre les productions chez Crammed. Au bout d’une première décennie où les choses étaient assez mélangées, il y avait des mélanges de musiques non-européennes, électroniques et rock…

… Etait-ce l’époque qui voulait ça?

Oui, enfin c’étaient des choses qui m’attiraient aussi. Can faisait ça avant, de la fausse musique ethnique. Ca m’attirait, comme les groupes formés de gens venant d’endroits différents, qui ne sont pas dans leur pays d’origine et qui du coup se mettent à faire des choses mélangées. Les mélanges, ça donne souvent des soupes effroyables, mais parfois des choses intéressantes pour des raisons indéfinissables. Je ne peux pas te dire que c’était absolument dans l’esprit du temps, mais ça y figurait. T’avais des choses comme ça, comme t’avais des choses purement rock ou purement pop. Regarde en Angleterre, l’influence du dub dans la new-wave, c’est déjà un mélange.

Et dans les années 90…

Après cette période de mélanges, on est parti dans des directions différentes. On a fait beaucoup de musique électronique plus ou moins pure. On est resté assez éclectiques, même si on divisait les genres pour que les gens s’y retrouvent. Dans la division électro, il y avait un espèce de bourgeonnement, il y avait de la house, de la drum and bass, de la techno. Mais toujours dans le versant sophistiqué, plus écoutable : je n’ai jamais fait de musique de clubs. Dans les années 90, on avait sorti une soixantaine d’albums électro et dans le même temps, on s’est mis à travailler avec des groupes plus clairement identifiés world, ce qui ne veut pas dire grand-chose, mais c’était pas de la pop, pas du rock : Zap Mama, Taraf de Haïdouks, ce genre de trucs.

Dominique Dalcan aussi qui était plus pop…Euh, français.

Français, oui. Il y en a eu 2, 3 comme ça, il y a eu Ramuntcho Matta, Hugo. Maintenant, l’éclectisme est peut-être plus répandu, plus acceptable, donc cette idée de faire des sous-labels différents… T’es sûr que ça enregistre ? Je parle pas très fort… Les gens s’attendent au mélange. On a un peu laissé tomber ces divisions qui m’énervaient, je suis allergique aux catégories, ça ne rend pas la vie facile. La plupart des disques devraient être rangés dans deux ou trois rayons…

En même temps, j’ai l’impression que les choses n’ont pas foncièrement changé. Au niveau de l’image, l’éclectisme est peut-être plus de mise mais musicalement…Est-ce que les majors ont imposé cela ? Quand tu as commencé Crammed, les majors sortaient des disques un peu expérimentaux, à moins que ce soit un faux débat ?

C’est un faux débat. Les majors ont une logique industrielle, avec des poches d’irrationalité parfois, parce que quelqu’un a une idée ou craque pour quelque chose, la musique reste pleine d’incertitude. Les majors ont sorti des choses plus aventureuses soit quand quelqu’un avait l’envie ou le pouvoir de le faire, soit parce que c’était une période où cela avait le vent en poupe. Tout est possible, nous-mêmes on a travaillé avec des majors, moins maintenant parce que leur situation n’est pas terrible et que c’est encore plus difficile de faire des choses particulières dans ces structures.

Et la pub ? Placer un morceau de Crammed dans une pub, ça n’est pas gênant ?

Certains artistes n’aiment pas ça, moi ça ne me dérange pas du tout. Après, faut pas exagérer, il ne faut pas faire des pubs pour des choses qui sont politiquement… pas correctes ! Pour des armes de destruction massive ou des choses comme ça. Ou des pubs trop ridicules. Une pub trop grotesque peut nuire.

Tu parles de la bière Grimbergen avec Jacques Mercier ?

Ah non. Financièrement, les pubs et les synchros en général (c’est-à-dire les utilisations dans les films, les séries télé) sont bienvenues parce que c’est encore un des modes d’exploitation les plus rémunérateurs.

Il me semblait avoir entendu de la musique de votre label sur des séries américaines.

Oui, oui ! On a les placé dans toutes les séries à peu près. Les séries sont un bon débouché pour la musique, il y a pas mal d’espace dans chaque épisode. Les séries de HBO et les autres qui ont suivi ont fait une marque de fabrique du fait d’utiliser des musiques nouvelles et intéressantes, branchées, je ne sais pas quel est le mot. Enfin, c’est un de leurs points forts. Il y a plus d’espace, plus de possibilités que dans les pubs. Malheureusement, c’est un des derniers domaines où il faut payer pour utiliser de la musique. Parce que le téléchargement c’est un combat perdu. Le disque matériel, c’est restreint mais ça devient minoritaire. La situation des labels est assez bizarre.

Ce qu’il y a de bien avec internet, c’est aussi la recherche de l’artiste. Des choses comme Konono, Staff, vous avez été les chercher ? Comment ça s’est passé ?

Oh, c’est toujours… Il y a du travail de terrain, du hasard, toutes sortes de choses. Là en l’occurrence, les Congolais, c’est Vincent Kenis qui collaborait avec moi dans Aksak Maboul qui est devenu fan total de musique congolaise, de la musique traditionnelle à la rumba, en passant par tout ce qu’il y a entre les deux. Il en joue, il a été le seul Blanc à avoir participé à une séance d’enregistrement de Franco et OK Jazz. C’est lui qui a redécouvert Konono, ils avaient disparu depuis leur apparition sur un disque de Radio France dans les années 70, il a passé vingt ans à rechercher où ils étaient passés, il a fini par les retrouver et les convaincre d’enregistrer. Les groupes des Balkans, c’est deux autres amis qui ont découvert Taraf de Haïdouks, encore une histoire romanesque : deux types dont l’un, Stéphane Karo, était le batteur d’un des premiers groupes de Crammed qui s’appelait Des Airs et qui a sorti un mini-album en 82, et l’autre, Michel Winter, tenait un bistrot qui s’appelait le Mukalo. Ils ont appris l’existence de ce village en Roumanie où vivaient plus d’une centaine de musiciens tsiganes extraordinaires, ils sont partis dans leur caisse pourrie, ils sont partis juste avant la fin de Ceausescu, à la fin des années 1980. Ils sont tombés amoureux de ces gens (dans tous les sens du terme puisque l’un d’entre eux s’est marié avec l’une des filles du village), et ils ont réalisé cet ensemble de 12 ou 13 musiciens (là-bas, ils jouent en petits groupes à des occasions sociales : mariages, fêtes, etc). Ils partagent leur vie depuis un moment maintenant, vingt ans…

Et pour le Staff, c’est aussi Vincent Kenis qui était sur place ?

C’est ça. Il y a deux réalisateurs français qui ont fait le film Benda Bilili qui travaillaient déjà avec eux. C’est par eux que Vincent a rencontré le groupe.

Il y a une mode de la musique congolaise, c’est dû à Konono, à Congotronics qui ont porté ce mouvement, ou est-ce simplement un concours de circonstances ?

Tu penses qu’il y a vraiment une mode ?

Je ne sais pas, mais il y a un changement auprès d’un public plus rock…

Congotronics a touché le public rock. La musique congolaise traditionnelle, tradi-moderne qu’on a rebaptisée « Congotronics » a une parenté accidentelle avec le rock alternatif, l’électronique aussi. Ces groupes ont été adoptés par la scène indie anglo-saxonne surtout, plus qu’en Belgique, en France ou dans les pays du Sud. Une partie du public world traditionnel n’est pas particulièrement fan de Konono. Drôle de phénomène : une partie des gens qui aiment la world sont ceux qui aiment aussi une certaine forme de jazz. On aime bien une certaine virtuosité, chez les instrumentistes. Konono c’est pas ça, c’est de la musique de transe avec des sons électrifiés, distordus.

Quand aura lieu en France le concert de Congotronics VS rockers ?

C’est l’étape suivante après l’album-hommage qu’on a fait avec 26 artistes rock. Certains artistes électroniques ont fait des morceaux en hommage à Konono et Kasai Allstars, pas des remix, pas une compilation, c’est un album, une création de A à Z. Le stade suivant était d’imaginer une version live, avec une collaboration qui va dans les deux sens : réunir dix musiciens congolais et dix musiciens de rock pour créer de la musique ensemble. On aura une quinzaine de dates dont plusieurs en France : à Metz le 6 juillet, au Bataclan le 9, aux Vieilles Charrues le 17, des dates dans tous les pays européens ainsi qu’au Japon.

2011, nouvelle décennie. Après cette mutation complète ?

2011 c’est officiellement les 30 ans de Crammed. Plutôt que de faire de l’auto-célébration, on va se consacrer à ces concerts. C’est mieux de se tourner vers le futur. Fêtons ça avec un truc qui symbolise ce qu’on fait dans cette boutique depuis trente ans. Au niveau des projets, il y en a toujours plein, je les énumère ? Un nouvel album de Lonely Drifter Karen, tu connais ?

Ouais, plutôt folk, plutôt nordique ?

Euh, nordique, entre une fille de Vienne et un garçon de Majorque…C’est folk, pop, influencé par les vielles comédies musicales, le cabaret allemand. Un nouvel album de Megafaun aussi, qui est un groupe folk-rock américain.

Et Skeletons ? C’était bien, dans le côté art, hapenning, jazz, bruitiste, world aussi…Un peu hippies les mecs. Très new yorkais…

Moins maintenant. Mais un peu à cheval entre le monde indie-rock et l’art. Brooklyn Philharmonic  a commandé une pièce au leader du groupe, il va jouer au musée de Brooklyn…

Et puis un groupe belge aussi, ça faisait longtemps !

Oui, Hoquets ! ils prétendent être inspirés par le bricolage maison d’instruments fait par Konono et Kasai Allstars. C’est assez fou comme projet mais ça a de bons échos, y compris en France, cette espèce d’humour…

Oui, ils ont quelque chose de particulier.

Ben, ce qui est chouette c’est de voir des chansons qui sont toutes sur des thèmes belgo-belges, mais chantées par un Américain. En fait, il y a un Français, un Américain et un Belge. Voilà, sinon il y a d’autres projets en gestation : un nouveau Staff Benda Bilili, d’autres trucs congolais, un album de Taraf de Haïdouks et Kocani Orkestar qui sort entre fin mars et début avril.

http://www.crammed.be/
Traduction: Vic Vega

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