Borges disait que le propre d’un grand écrivain était d'inventer ses propres précurseurs. Ainsi Malaparte pourrait être un précurseur du gonzo journalisme conceptualisé par Hunter S. Thompson, à ceci près que les Hells Angels dont il s'occupa étaient d'une autre trempe. Si dans les deux cas on arbore fièrement la tête de mort vissée sur le képi ou le guidon, et qu'on cherche la bagarre, niveau motorisation la Wermacht écrase large nos sympathiques bikers californiens. D'un côté c'est décontracté du pelvis, les coudes au vent sur des Harley cruisant sur la côte pacifique, de l'autre on file vers l'Est glacé en Panzer Division, sanglé dans des trench en cuir collection hiver 43. Alors, c'est qui les vrais durs ?

Malaparte est ce brave Toscan qui, muni de son uniforme d’officier italien saison Mussolini, fut autorisé à arpenter les fronts de l’Est de la Seconde Guerre mondiale, naviguant entre réception chez Monsieur l’ambassadeur allemand et roi de Pologne Hans Frank et auxiliaires roumains de l’armée nazie. Entre festin de gibiers de chasse arrosés de vin français et battue aux Juifs dans les roseaux. Évidemment, c’est autrement plus impliquant qu’un report d’une soirée électro à trois stations de métro ou d’un pique-nique de Hell’s Angels à San Bernardino. Correspondant de guerre, il écrivit Kaputt en 43, chef d’œuvre de la littérature mondiale, donc sans même savoir la fin de l’histoire. L’Allemagne, en termes Starcraft 2, s’empalait sur l’URSS, et l’Italie allait signer l’Armistice avec les Alliés. Voilà pour le contexte.

Kaputt est un livre dans la veine des Bienveillantes de Jonathan Littell, à ceci près que c’est un témoignage subjectif et transcendé, celui de l’impuissance face au chaos, et non un catalogue nécrophile composé rétrospectivement des 100 lieux les plus cools qu’il fallait avoir visité entre 39 et 45, de Babi Yar à Auschwitz. Alors, certes, Malaparte n’a pas tordu le nez de Hitler. Mais il fit ses mondanités à un certain nombre des plus belles ordures de l’époque, légats allemands se rêvant princes de la Renaissance, chevaliers teutoniques et légionnaires romains à la fois, bourreau Oustachi croate ou même Mosley, le fasciste anglais, visité en rêve. Il a vu le ghetto de Varsovie, le pogrom de Jassy. Il était là quand les nazis amputèrent la vieille Europe de son Yiddish land, il était là au moment où ils la poussèrent au fond du trou, cette vieille Europe qui lisait Proust jusqu’en Moldavie  Tout le monde sait Proust par cœur en Moldavie ») et dont la capitale était le salon de la princesse de Guermantes. L’Europe avant qu’elle ne s’arrête pour nous à la moitié de l’Allemagne, pas vraiment plus que loin Strasbourg en définitive. On tire le rideau sur l’Est. Ensuite au-delà, Roumanie, Pologne, Bulgarie, tous ces noms de pays aux représentations interchangeables pouvaient bien s’enfoncer dans les limbes, nous avions les yeux tournés vers l’Amérique, l’oreille collée à Radio Londres.

C’est ici que je devrais copier des pages et des pages de Malaparte pour montrer combien c’est beau, terrible, foisonnant.

Malaparte qui décrit des parachutistes dans le ciel agitant « bizarrement les jambes comme des ciseaux ouverts et refermés pour couper les nuages et se frayer passage dans ces toiles d’araignée de la pluie suspendue sur les toits de la ville. » Voilà pour le style. Il y aussi les têtes de chevaux surgissant d’un lac glacé, formant un carrousel de bois, les soldats prisonniers morts gelés plantés le long des routes pour indiquer la direction du front, un poulain lové contre le cadavre de sa mère et qui pue la mort, ces maisons abandonnées où Malaparte va dormir la nuit.

Ces tableaux de guerre rappelant l’œuvre de Jérôme Bosch parurent à certains si saisissants qu’ils doutèrent de leur crédibilité. Il ne serait pas dans mes compétences de composer un traité historico-critique de l’œuvre, mais je prendrai pour exemple une de ces anecdotes remises en cause. Elle concerne le dictateur croate oustachi Ante Pavelic et son panier d’huîtres. Tout d’abord, prenons bien soin de comprendre comment le récit est amené. Il ne fait pas partie de la narration, c’est le discours rapporté de Malaparte lui-même, se mettant en scène en train de raconter cette histoire à deux infirmières. Il en raconte une bien bonne : « Pavelic souleva le couvercle de papier et, me montrant ces fruits de mer, cette masse d’huîtres gluante et gélatineuse, il me dit avec un sourire, son bon sourire las : ‘c’est un cadeau de mes fidèles oustachis ; ce sont vingt kilos d’yeux humains.’ » Anecdote aussitôt rattachée à la sinistre mémoire de Pavelic (il mange des yeux humains), puis à la mythomanie plus vraie que nature de Malaparte, lorsqu’un témoin affirmera qu’il ne s’agissait que d’huîtres (Malaparte a-t-il prétendu le contraire ?). Alors qu’il ne s’agissait que d’une blague ! Il voit des huîtres, il pense yeux humains. Tout simplement. Il faut dire qu’avec l’humour oustachi, on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon.

Son passé fasciste et sa prose exubérante le firent comparer à notre Céline national.

A ceci près, encore une fois, que tandis que notre cher médecin hygiéniste dénonçait à la police un de ses confrères qu’il croyait juif et dont il convoitait la place (il l’obtenu finalement en le faisant expulser comme Haïtien), le journaliste Malaparte, lui, reportait dès 1944 les exactions allemandes contre les Juifs de l’Est, publiquement dans ses écrits, mais aussi directement aux responsables allemands. L’un en Ukraine, l’autre à Courbevoie. L’un témoignant de ce que les pamphlets antisémites de l’autre engendraient. Étonnant fasciste italien, qui se vit condamné à l’exil pour avoir critiqué Mussolini et Hitler, étonnante Italie qui fit de la zone d’occupation italienne la seule région en France où les Juifs furent en sécurité après l’armistice de 40. « Les violences contre les Juifs ne sont pas compatibles avec l’honneur de l’armée italienne », avait alors dit aux Allemands le chef d’état-major de l’armée italienne, Ugo Cavallero. Le chef de la police française, René Bousquet, n’en dit pas autant.

Malaparte a beaucoup écrit sur Mussolini, le fascisme, le coup d’état, la révolution. Il fut un temps où il se lançait dans ce sport dérisoire qu’est la généalogie du nazisme ou du fascisme. Savoir qui, de la civilisation occidentale, de l’exploitation du prolétariat par le capital ou du christianisme, a engendré la bête immonde, et selon quelle hybridation. Il écrivait alors, dans Muss, que « le fascisme, dans son essence, n’est que l’ensemble des défauts de la civilisation catholique, le dernier avatar de la Contre-Réforme. » Bon. Dans Kaputt le discours est différent, et le problème réglé en une ligne. Les Allemands sont un Krankenvolk. Leur brutalité vient de leur haine de la faiblesse, faiblesse dont ils ne savent pas quoi faire. Mais c’est encore abstrait.

Tout se dit encore mieux en poésie, il fallait en présenter un tableau :Une armée zombie avançant sous les imprécations du Somnambule, ainsi que William T Vollmann appelait Hitler.

« Il y a d’innombrables familles d’oiseaux magnifiques, en Ukraine. C’est par milliers qu’ils volent en gazouillant dans le feuillage des acacias, qu’ils se posent légèrement sur les branches argentées des bouleaux, sur les épis de blés, sur les cils d’or des tournesols pour becqueter les graines de leurs grands yeux noirs. On les entend chanter sans répit au-dessous du tonnerre du canon, au milieu du crépitement des mitrailleuses, à travers le vrombissement puissant des avions sur l’immense plaine ukrainienne. Ils se posent sur les épaules des soldats, sur les selles, sur la crinière des chevaux, sur l’affût des pièces d’artillerie, sur le canon des fusils, sur la tourelle des Panzer, sur les souliers des morts. Ils n’ont pas peur des morts ; ce sont des oiseaux de petite taille, verts, d’autres rouges, d’autres encore jaunes. Certains n’ont de rouge ou de bleu que la poitrine, d’autres le cou, d’autres la queue. Il en est de blancs avec la gorge bleue, et j’en ai vu certains (tout petits petits et très fiers) entièrement blancs, immaculés. Le matin à l’aube, ils commencent à chanter doucement dans le blé et les Allemands s’éveillent de leur triste sommeil et lèvent la tête pour écouter leur chant heureux. C’est par milliers qu’ils volent sur les champs de bataille du Dniestr, du Dnieper et du Don ; ils gazouillent librement, joyeusement. Ils n’ont pas peur de la guerre, ils n’ont pas peur de Hitler, des SS, de la Gestapo. Ils ne s’arrêtent pas sur les arbres pour contempler le massacre, ils planent en chantant dans l’azur et suivent de haut les armées en marche dans l’interminable plaine. Ah ! Ils sont vraiment beaux, les oiseaux de l’Ukraine ! »

Malaparte // Muss, suivi de Le Grand imbécile // La table ronde
Malaparte // Kaputt // Gallimard

7 commentaires

  1. Merci pour ce brillant article.
    je ne savais pas que l’auteur était impliqué de façon si proche et si complexe de la tragédie de la seconde guerre mondiale.
    N’ayant lu que « La Peau »,j’ai été marqué par sa description crue d’une Italie ravagée,partagée entre ses anciens démons ,la misère sordide de ses habitants et la possibilité d’une voie nouvelle..
    Je ne savais pas quoi lire en ce moment,la question vient d’être réglée!

  2. Même chose, je vais me le procurer.
    En guise d’échange d’excellent procédé, je conseille la lecture de Crébillon qu’on devait lire en Moldavie. je viens de découvrir ses « Egarements… » et c’est un régal. J’y ai appris des choses que j’aurais eu l’avantage de connaitre il y a 20 ans.

  3. La recherche historique semble avoir un peu avancé depuis cet enregistrement de Guillemin, et je suis assez surpris quand même de l’entendre dire que Céline « à partir du déclenchement de la guerre n’a pas dit un seul mot contre les juifs ».
    Alors certes il parait convaincant quand il le dit, mais c’est étrange, Les beaux draps a paru en 1941, sans compter un certain nombre de missives qui ont paru dans la presse collaborationniste de l’époque (cf exemples dans son wikipédia), ce qui infirme une des autres affirmations péremptoires du monsieur comme quoi il n’aurait jamais collaboré à des journaux de l’occupation. Certes en free lance.

    Quand à la délation, je faisais allusion aux lettres récemment publiés à la pléiade, et reprise dans le film documentaire de Laurent Joly « Dénoncer sous l’occupation », et dont vous pourrez lire la recension ici : http://www.lepoint.fr/actualites-litterature/2009-11-05/celine-lettres-de-la-haine/1038/0/392589

  4. Vous portez bien votre pseudonyme. Entre collaborer et dénoncer, il y’ a tout un monde. Et on peut bien se permettre de broyer du juif comme de l’aryen sous le joug de son verbe (quand on est un génie de la trempe de Céline ou de Malaparte), sans n’en avoir rien à foutre du pouvoir. C’est une question de puissance contre le pouvoir. Puisque ces auteurs là sont autre chose que ce que vous racontez dans votre billet. Vous les dépossédez de leur génie pour justifier vos considérations de faiblards.

    Et désolé, mais « le film documentaire de Laurent Joly », ce n’est pas une référence, car c’est de la merde. Son travail est plus apte à faire du tort aux Juifs qu’à rendre hommage à leur souffrance. Si Céline a dénoncé les juifs, il n’a jamais dénoncé DES juifs, il n’avait pas le temps, il n’en avait rien à foutre, c’était un génie, et ses correspondances ne font que confirmer cette vérité (et Dieu sait que j’en ai pas beaucoup, des vérités)

  5. Tu sais, publier des libelles antisémites en 43 dans « je suis partout », enfin « broyer du juif » comme tu dis, c’est pas tout à fait anodin, mais je sais pas si tu le comprends. Dans l’article je faisais simplement le parallèle avec Malaparte qui lui dénonçait les exactions des nazis. Que faisait Céline au même moment, tandis qu’il frayait dans le tout paris collabo ? Lisons ce qu’en rapporte Junger dans son journal :
    « II [Céline] dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs – il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. « Si les Bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire » ».
    On comprend qu’il est fui à Sigmaringen avec les autres braves vichystes en 44.

    A partir de là, il me semble un peu cavalier de dire que Laurent Joly a, avec son film où il montre que Céline a envoyé des lettres de délation, fait du tort aux juifs.
    Alors mon brave, prosterne toi bien aux pieds de ton génie, et restes-y

  6. Encore faut-il que tu sois Jünger, que tu aies sa lucidité pour que tu te permettes d’en user… tu es un peu trop culotté en t’attaquant à des auteurs de ce gabarit. Contente toi d’écrire tes billets sur la pop-rock et le journalisme gonzo.
    J’ai toujours pensé que « l’intelligence » du youpin est surestimée de toute façon 😉

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