Même à Austin, quand vient la nuit, souvent on s’ennuie et l’on ne pense à rien. A rien sauf à ce que deviendrait le pesant silence de son home studio si on lui donnait quelques touches sonores minimales. Invoquer les esprits, une Shiner Bock à la main, simplement bercé par le grincement de l’ancestral rocking-chair. Puis fredonner quelques vieilles histoires d’amour à ce moment précis où le soleil texan donne son ultime touche chromatique à une nature qui s’éteint pour quelques heures seulement.

« Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence » (Euripide)

Ici, un son de gratte perce le crépuscule. Là, une basse attrape poliment la nuit. Encore ici, une boîte à rythme donne le tempo discret des soirs tranquilles, et Sherry LeBlanc chante. Tache la nuit silencieuse de ses multiples Love inks distillées dans de vieilles lettres d’amour. Ces vieilles lettres qu’elle avait un temps destinées à John Lennon et qui la font imaginer, cette nuit, sa correspondance avec Yoko Ono. Je suis avec elle, branché par télé(sym)pathie. Assis sur une marche au fond de mon propre jardin de banlieue, j’écoute, entre les pauses, la pop minimaliste d’E.S.P (Emotion Simple Pop) m’indiquer, track après track, le chemin à suivre parmi les étoiles. Et c’est bien ce qui est important, parfois, de se dire que la musique est aussi faite de silences qui en disent long et de pauses qui revitalisent, comme la vie. Arrêter le bruit pour quelques minutes et revenir à l’essentiel de quelques pop licks bien léchés, sur lesquels vient se poser élégamment une voix remplie de tact et d’émotion. La connexion est établie, je lui pose quelques questions simples, minimales, pour ne surtout pas rompre le lien onirique qui nous unit.

Tu as toujours vécu ici, à Austin ?

Non ! Mais j’en ai rêvé, et j’y suis maintenant. J’ai aussi habité l’Illinois (Chicago) et le Wisconsin, the American home of great cheese ! On sera en tournée en France à la fin de l’été prochain, ou plus tôt encore. Je suis toute excitée mais aussi effrayée parce que mes notions de la langue sont pauvres, au mieux. Mais attends-toi à nous voir débarquer en août ou septembre. On pourra encore se faire un petit duel d’histoires croisées, texanes et françaises, à la belle étoile comme cette nuit.

C’est ce que je me disais, Sherry LeBlanc ça ne sonne pas très texan, c’est ton vrai nom ?

Oui. Figure-toi que mon prénom a été inspiré par deux chansons ! Mes parents étaient des grands fans de la chanson de Steve Perry (Journey) Oh Sherrie et de celle des Four Seasons, Sherry. C’est comme si j’étais née pour le rock and roll… Ou plutôt la mainstream pop, un vieux mélange de billboard charts…

Et du coup, ça t’a donné envie de chanter…

Quand j’étais gamine, je voulais devenir une grande folk singer. J’écoutais les disques de Joan Baez et de Joni Mitchell en boucle. Et c’est ce qui m’a fait attraper la guitare. J’avais un livre de chansons de Neil Young, je pourrais m’asseoir là et jouer ses chansons encore, encore et encore… J’ai toujours collectionné les disques et étudié la musique de la façon la plus geek possible. J’ai aussi étudié le chant d’opéra dans mes plus jeunes années, mais mes profs me disaient toujours que je devrais arrêter de m’habiller comme une folle et de teindre mes cheveux si je voulais devenir une vraie chanteuse d’opéra. Puis je suis arrivée à Austin, et j’ai réalisé que je ne voulais jouer et chanter la musique que pour elle. J’ai créé un groupe avec mon amie Katie [maintenant chanteuse des Houndstooth à Portland, NdR] et, avant même d’avoir écrit trois chansons ensemble, on tournait déjà dans notre premier show. On avait une semaine pour trouver un batteur et écrire assez de chansons pour jouer en live, very exciting !

Pourquoi avoir choisi de traiter la relation amoureuse entre John Lennon et Yoko Ono ?

Je suis une grande fan de John et Yoko et de leur philosophie, art et façon de vivre. En tant que femme, Yoko Ono est quelqu’un que j’ai toujours considérée comme un modèle. Elle est positive et inspirante, même dans ses expériences personnelles les plus extrêmes. Son art est révolutionnaire. C’est peut-être cliché de les aimer autant, mais il y a vraiment une bonne raison pour que tant de gens les aiment. Les deux sont vraiment des génies avec leurs propres directions et convictions.

D’où est venu le nom du groupe, Love Inks ?

Il y a un livre intitulé Magica Sexualis : Mystic Love Book of Black Arts and Secret Sciences, écrit en 1934. Dedans, il y a un chapitre intitulé « Love Inks ». Cette partie décrit, pas à pas, comment brûler tes vieilles lettres d’amour et les retransformer en encre. Les « burned love letter ink », ou « love inks », sont alors utilisées pour écrire de nouvelles lettres d’amour à tes partenaires potentiels. Idée très romantique, et on aimait tous comment elle résonnait en nous. Adam, Kevin et moi avons une variété de croyances spirituelles différentes, mais nous pouvons toujours apprécier n’importe quelle autre pensée alternative.

Et le nom de l’album, E.S.P. ?

E.S.P. était l’idée d’Adam. Nous sommes tous intéressés par la parapsychologie – projection astrale, psycho-kinésie, télépathie, etc. Adam sentait que chaque lettre représentait un membre différent du groupe et résumait bien la mixité de nos différents sons. Son interprétation était que le E représentait l’émotion (moi), le S la simplicité (Adam) et le P la pop (Kevin). Émotive, simple, pop. C’est assez drôle parce que Kevin n’a pas vraiment une attitude « pop », mais il écrit de très grands pop licks.

C’est quoi le minimalisme en musique pour toi  ?

Pour moi, le minimalisme veut dire communication honnête. Garder ton art pur et propre – essayer simplement de convier l’esprit qui est derrière chaque chose que tu fais.

Ah bon… Moi qui pensais que c’était enregistrer chez soi, entre le réfrigérateur et le clic-clac, avec seulement deux musicos, Kevin Dehan et Adam Linnell, et une vieille boîte à rythmes…

(Rire). C’est drôle ce que tu dis parce que c’était aussi un choix prétentieux que de vouloir enregistrer dans notre propre maison ! Notre label nous a proposé de nous aider à enregistrer dans un vrai studio, mais on a campé sur nos positions car on pensait pouvoir le faire mieux que des professionnels. On ne voulait pas d’influences extérieures, retouchant nos chansons arrivées à leur maturité à ce moment. Notre maison est cette grosse et énigmatique maison hantée qui a été construite en 1917. Si tu écoutes attentivement, tu peux entendre les fantômes chanter sur l’enregistrement et ils disent : « Nooooo. Don’t go to a studioooo, let’s record at the house !!! » Nous les invitons vraiment sur quelques tracks à chanter en back-up singers (rires).


Ils t’aident aussi à « présenter l’essence de l’émotion qui se cache derrière chaque instrument », comme écrit dans la notice presse ?

Dès qu’on me rencontre, on peut immédiatement se rendre compte que je suis comme un nerf ouvert, brut. Mes émotions se lisent sur ma figure, mon corps et ma voix. Je crois que ces émotions voyagent aussi bien au travers de ma voix. De la même façon, chaque instrument a une émotion qui se cache derrière lui, et c’est habituellement l’émotion ou l’esprit de la personne qui en joue. Pense à la guitare de Robert Johnson ! Quel homme. Et ce n’est qu’un exemple, je suis sure que tu peux trouver mille chansons différentes où le plus petit son émis par un instrument va te faire sentir différemment. Chacun de nous a fait de son mieux pour présenter ou convier ces émotions au travers de l’album par nos propres instruments et être certain de faire corps avec l’émotion de la chanson.

Moi, dans ton expression vocale, je perçois de manière subjective et fantomatique un peu de folie à la Kim Wild teintée d’une langueur mystérieuse à la Sinead O’Connor…

Whoa. Je n’ai jamais entendu une telle comparaison et je suis flattée, j’ai même une petite larme tant elles sont toutes les deux si talentueuses. Leurs sons sont si différents aussi, ce qui renforce le compliment ! Je pense que j’ai dû chanter les chansons de Sinead O’Connor au moins un million de fois – sa voix est un rêve. Je suis habituellement comparée à Hope Sandoval ou Kim Deal, ce qui est aussi ridiculement flatteur. Avec de l’espoir j’espère un jour attraper  ce son unique, que quelqu’un  puisse dire à une fille qui joue dans un groupe lambda comme moi, « ta voix ressemble à celle de Sherry LeBlanc, qu’en penses-tu ? ». Une fille peut rêver, non ?

Tu interprètes tes chansons en créant des univers très différents : joie un peu naïve dans Blackeye, glam nostalgique dans Leather glove, très sexy dans Rock on. Comment te prépares-tu pour ça ?

C’est un dialogue continuel entre l’émotion provoquée par la chanson et celle que je dois mettre dans ma voix. Chaque chanson raconte une histoire totalement différente ! Pour certaines, comme Blackeye, j’avais aussi à me mettre dans la peau d’un nouveau personnage. A l’inverse, Rock On a été la première chanson que j’ai entendue étant enfant et ce que j’ai ressenti était très « sexy ». Je ne sais plus si je connaissais déjà ce mot, mais je sais que cette chanson m’a fait ressentir cette émotion folle et quand je la chante je repense toujours à ce premier instant où je l’ai entendue à la radio et ressenti cette émotion. Alors, oui, c’est toujours un dialogue avec l’émotion que l’on essaie de retranscrire dans la voix. Et j’espère bien aussi que je rends justice aux lyrics !

Au fait, ce n’est pas toi sur la pochette de l’album. Elle vient d’où cette fille qui se tape une petite bière en se cachant honteusement dans ses cheveux ?

Malheureusement pour moi, la cover est une photo de mon amie Alyza Brown. Tous les shots pour l’album ont été réalisés par mon autre amie Jackie Young. Son travail contient cette émotion, que l’on a recherchée en luttant avec nos instruments, vue au travers d’un objectif ! La photo a été prise dans un sous-sol à Brooklyn, et à en juger par l’étiquette elle boit une Brooklyn Summer Ale de la Brooklyn Brewery. Vous avez cette bière en France ? C’est une très bonne bière américaine. On essaye de travailler uniquement avec nos amis dans tout ce qu’on fait ou créé, et je crois honnêtement que Jackie est, à ma connaissance, une des plus talentueuses photographes. Il n’y aurait pas pu avoir un autre choix pour le cover art !

Il se fait tard, ma connexion s’interrompt sur les dernier accords de Too late, dommage… Il me faudra attendre la fin de l’été pour espérer la rencontrer, peut-être, si tout cela n’a vraiment pas été qu’un rêve. Le jour se lève sur mon petit jardin de banlieue et les fantômes de la nuit ont définitivement quitté les lieux. J’entends les premiers bruits sourds et chaotiques en provenance de la nationale, la pause est terminée, il faut aller bosser. Alors je repense à ma nuit avec Sherry LeBlanc et à ses précieuses Love Inks qui n’en finissent pas de me hanter. Cette pop minimale où les sons et les mots sont posés de manière juste et claire m’a redonné le goût d’une écoute attentive et sereine. Espérons que tout ceci n’a pas été écrit à l’encre sympathique et qu’il y aura encore des albums comme celui-ci à pousser dans le silence des jardins musicaux, entre les mauvaises herbes cacophoniques que l’on écoute trop à longueur d’année.

Love Inks // E.S.P. // City Slang
http://www.myspace.com/loveinks

3 commentaires

  1. Bah alors le Poulpe, on se découvre une passion secrète pour les texanes moches qui font de la musique pour moches? Bon allez, j’déconne, c’est pas mal ton truc, pas de quoi casser trois pattes à un bovidé mais pas mal quand meme.

  2. Point de jugement hatif ami Joe! Déjà tu ne sais pas avec quelle mochetée fan de Lady Gaga tu finiras ta vie, hein. Et puis non, effectivement, ça ne casse pas trois pattes mais ça se tient droit et ça fait vraiment du bien d’entendre une chanteuse qui chante bien et juste, sans beugler, sans vocodeur, sans saturation, sans arêtes coincées dans les cordes vocales … Juste une petite pointe de réverb bien placée. Bisous, tu le mérites, tu m’as bien fait wigoler !

    1. Merci pour ce texte plein de poésie, de couleurs.
      Je la découvre en même temps et prends le temps d’apprécier ces love inks !

      Du bonheur.
      Et de la joie : les désodorisants de voiture, entêtant en usant de leur liberté d’expression, laisse place parfois à quelques sons apaisés.

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