Alors que les 40 ans de « Melody Nelson » ont été fêtés en grande pompe en 2011, « L’Homme à tête de chou » fêtera bientôt ses 50 ans, en 2026. En attendant, l’objet ressort ces jours-ci en version Dolby Atmos pour relivrer ses secrets de fabrication, permettant au passage d’affirmer qu’il s’agit du plus grand album-concept de Serge Gainsbourg.

Melody est une enfant gâtée. Quarante ans après avoir été renversée par une Rolls Royce Silver Ghost, et câlinée par son chauffeur, la gamine aux cheveux rouges a eu droit à son édition spéciale, avec des coffrets plein de bonus, de chansons inédites, d’enregistrements alternatifs, de versions instrumentales ainsi qu’un documentaire de trente minutes sur l’histoire du projet. « L’Histoire de Melody Nelson » est un album culte, indéniablement, et il méritait bien autant d’égards. « L’Homme à tête de chou », sorti le 18 novembre 1976, fête à son tour ses 40 balais. Contactée par nos soins, l’équipe de Mercury – un label Universal – est formelle : rien n’est prévu à cette occasion. Moins chéri, moins acclamé, moins branché surtout, il demeure pourtant l’album-concept ultime de Gainsbourg et surpasse en de nombreux points son prédécesseur.

L’héritage

Le culte autour de « Melody Nelson » éclipse largement celui voué à « L’Homme à tête de chou ». Son héritage a essaimé à l’international jusqu’à en faire une référence en termes de production et d’arrangements orchestraux : (« Aaah ! Ooooh ! Les arrangements de Jean-Claude Vannier ! »). Si l’on mesure l’influence d’un album, ou d’une chanson, au nombre de reprises générées, « Melody » gagne ce round haut la main : Portishead, Mirwais, Air, Placebo, Jarvis Cocker, Michael Stipe, Mick Harvey, Danger Mouse… On vous épargnera la liste complète des artistes à l’aura internationale qui ont un jour repris, samplé, traduit ou pastiché la musique de « Melody » (« Ahhh ! Ooooh ! Ce son de basse ! »)

Du côté de « L’Homme à tête de chou », on déclare un simple hommage franco-français, à travers un album entièrement réinterprété par Bashung en 2011, mais posthume puisque ce dernier aura cassé sa pipe avant la sortie du projet, destiné à la bande-son du spectacle de danse de Jean-Claude Gallota. Et puis c’est à peu près tout.

L’histoire

En jugeant les deux albums au petit jeu du pitch, « L’Homme à tête de chou » prend haut la main le dessus sur sa grande sœur « Melody ». De quoi parle ce dernier ? De l’histoire d’une rouquine anglaise de « quatorze automnes et quinze été » percutée par la Rolls du narrateur, qui va tomber amoureux d’elle. Ils feront guili-guili, bisou-bisou, « à dada sur mon dos », elle lui fera faire « des conneries », il l’emmènera dans un « hôtel particulier » pour l’éveiller à la luxure, puis elle périra dans un accident d’avion, laissant son amant imaginer son « corps disloqué » hantant « l’archipel que peuplent les sirènes ». C’est très beau, mais un peu vague.

Pour sa part, « L’Homme à tête de chou » propose une narration complète au pitch nettement plus simple à exposer : Alors qu’il se rend chez le coiffeur, un journaliste miteux flashe sur la shampouineuse. Sexuellement envouté, le malheureux va déchanter quand il réalisera que sa conquête pompe toute sa thune, mais aussi d’autres hommes… Car Marilou est une chaudasse de première division. Cocu, fauché et jaloux à en crever, il finit par lui fracasser le crâne avec un extincteur avant d’être envoyé à l’asile… Un véritable roman noir parfaitement articulé.

La durée et la structure

Pourtant de durées presque égales (28 minutes pour « Melody », 31 pour « Tête de chou »), « Melody » laisse un certain sentiment d’inachevé. Le disque privilégie en effet la virtuosité musicale à la continuité textuelle. Sept chansons, c’est court pour raconter une histoire. Certes, l’album s’ouvre et se referme avec deux morceaux fleuve de plus de 7 minutes, Melody et Cargo Culte, mais le reste s’enchaîne à une vitesse (trop) fulgurante. D’une durée égale ou inférieure à deux minutes, les pastilles Ballade de Melody Nelson, Valse de Melody et Ah ! Melody, certes exquises, referment précipitamment la première face du disque alors que l’on croyait qu’elle ne faisait que démarrer. Heureusement, L’Hôtel particulier nous accorde 4 longues minutes en ouverture de face B, et constitue le point d’orgue de l’album, là où texte, musique, arrangement, interprétation et atmosphère se conjuguent selon une absolue perfection. Juste derrière, En Melody nous assène trois minutes de funk-rock ponctuées des fou rires agaçants de Jane Birkin, où on l’imagine en studio avec Serge lui asticotant les côtes flottantes devant le micro, ce qui a pour effet d’éjecter l’auditeur du récit, face à cette intimité pour le coup bien réelle.

« L’Homme à tête de chou » s’accorde quant à lui le temps de la narration, grâce à deux fois plus de pistes (12) selon des durées plus équilibrées. Rien n’échappe à l’auditeur, de la rencontre du héros avec cette « chienne, shampouineuse » à la « beauté païenne » et aux « mains savonneuses », en passant par la luxure qui les unit (Marilou Reggae), la découverte de ses forfaits lubriques (Flash Forward), l’insatiable appétit sexuel de la diablesse (Variations sur Marilou, soit sept minutes de masturbation clitoridienne en rimes et en musique), la folie qui s’empare peu à peu de lui (Premiers symptômes), jusqu’au crime passionnel (Meurtre à l’extincteur). Tout ici s’enchaine avec fluidité, comme les chapitres d’un « page turner ».

« Pour ce disque, Serge avait peaufiné les textes au maximum avant de les mettre en musique, contrairement à son habitude. » (Philippe Lerichomme, réalisateur de l’album)

L’écriture

En termes de plume, le passage de « Melody Nelson » à « L’Homme à tête de chou » matérialise une rupture dans le style gainsbourien. Plus lyrique et romantique dans le premier, Gainsbourg vit encore pleinement sa passion avec Jane Birkin, enceinte de Charlotte lorsqu’elle est shootée pour la pochette. Dans le second, l’auteur se révèle bien plus cynique, mais aussi plus moderne ; la métamorphose en Gainsbarre affleure dangereusement.

Dès le titre Melody, qui ouvre l’album, l’auteur donne la pleine mesure de son dandysme et de son fétichisme textuels, le tout enrobée d’un goût prononcé pour la mythologie. Et ce, rien qu’en décrivant « La Vénus d’argent du radiateur » de sa Rolls :

« Prince des ténèbres, archange maudit
Amazone modern’ style que le sculpteur
En anglais, surnomma Spirit of Ecstasy ».

Un esprit baroque qui s’épanouit pleinement dans L’Hôtel particulier :

« S’il est libre, dites que vous voulez le quarante-quatre
C’est la chambre qu’ils appellent ici de Cléopâtre
Dont les colonnes du lit de style rococo
Sont des nègres portant des flambeaux »

Gainsbourg à longtemps tâtonné pour donner forme aux textes de « Melody Nelson ». L’idée de départ devait être une suite de tableaux montrant la jeune fille dans de nombreuses situations, à la manière de Martine, l’héroïne des livres pour enfants. Un titre écarté s’appelait d’ailleurs Melody lit Babar.

Dans « L’Homme à tête de chou », Gainsbourg dépasse le classicisme formel de « Melody Nelson » pour embrasser une écriture nettement plus expérimentale. Finies les références antiques et mythologiques, ou la volupté des rimes baudelairiennes, place au vocabulaire argotique, aux onomatopées, pour des images brut et des phrases sèches.

Place à la punchline :

« Je suis l’homme a tête de chou
Moitié légume, moitié mec
Pour les beaux yeux de Marilou
Je suis allé porter au clou
Ma Remington et puis mon break ».

Rimes en « ec », en « oc », en « ac » ; les vers s’achèvent dans un claquement sonore, comme s’ils encaissaient un coup, voire un mur :

« Elle était entre deux macaques
Du genre festival à Woodstock
Semblait une guitare rock
À deux jacks
L’un à son trou d’obus, l’autre à son trou de balle
Crac »

Quand ils ne sont pas littéralement décapités :

« Du jour où je me mis avec
Elle je perdis a peu près tout
Mon job, la feuille de chou
À scandale qui me donnait le bifteck
J’étais fini, foutu, échec
Et mat au yeux de Marilou
Qui me traitait comme un blanc-bec
Et me rendait moitié coucou »

L’interprétation

Sur « Melody Nelson », Gainsbourg n’en est pas encore à employer véritablement le talk-over, qui deviendra par la suite son mode opératoire, sa signature vocale. Son interprétation parlée oscille alors entre récitation de poèmes et rêveries à voix haute, texte et musique restant étroitement imbriquées, comme si l’un ne devait pas prendre l’avantage sur l’autre. Serge chante cependant sur trois titres de l’album : Ballade de Melody Nelson, Valse de Melody et Ah ! Melody.

Si « Melody Nelson » se veut un majestueux poème pop symphonique, « L’Homme à tête de chou » oscille quant à lui entre l’esthétique du polar et le fait divers sordide façon Détective. Philippe Lerichomme : « L’Homme à tête de chou est un concept-album très personnel, sans concessions, avec d’étonnants exercices de style, qu’il avait travaillés en orfèvre, et puis avec l’introduction du talk-over, c’est-à dire de la voix parlée en rythme, qu’il a régulièrement repris par la suite. Car il savait comme personne poser ses mots sur les mesures avec un sens du rythme qui m’émerveillait. »

La diction de Gainsbourg épouse entièrement la noirceur de son sujet et va plus loin que jamais dans l’interprétation. Cette fois-ci, l’incarnation supplante tout, et la musique – bien que géniale – passe au second plan. En studio, on imagine le micro placé au ras du groin tant il saisit le moindre bruit de gorge, de claquement de langue ou de déglutition. Une prise de son totalement organique qui capture comme jamais le timbre de l’interprète et le restitue à la faveur d’une voix mixée très devant. Sur « L’Homme à tête de chou », Serge Gainsbourg est au sommet de son art en tant qu’interprète. Suite à cet album, il laissera définitivement des choristes chanter à sa place. « Je fais ce qu’on appelle du talk-over parce qu’il y a des mots d’une telle sophistication dans la prosodie que l’on ne peut pas mettre en mélodie, expliquait le chanteur en 1984 dans Le Quotidien de Paris. Vous ne pouvez pas chanter “L’un a son trou d’obus l’autre a son trou de balle”, ce n’est pas possible, il faut le dire. Très bel alexandrin d’ailleurs. »

Arrangements

« Aaaah ! Ooooh ! Les arrangements de Jean-Claude Vannier ! » Mais c’est aussi de la composition et de la direction musicale que s’est chargé le side-kick de Gainsbourg sur ce projet grandiloquent. Du point de vue de l’orchestration et de la production, « Melody Nelson » semble imprenable. De la balade folk à la valse en passant par le rock anxiogène, les titres suivent toujours le fil rouge tendu par une section de cordes rampante, tapie dans le décor, capable de surgir à tout moment. Et puis il y a les guitares électriques écartelées par les bends et la basse, aussi menaçante qu’élégante, jouée étouffée, qui aura traumatisé plusieurs générations de musiciens. C’est sans doute tout cela ce qu’ont retenu les musiciens Anglais – et non pas la subtilité des textes – eux qui ont largement contribué à branchiser l’album de part le monde… et ce jusqu’en France, où il fit tout de même un bide lors de sa sortie. Nos complexes en matière de rock sont tels qu’il nous faut attendre la validation des Anglo-Saxons pour comprendre que nous étions en présence d’un chef-d’œuvre made in France. Bref…

A côté, « L’Homme à tête de chou », également un four en France, pourrait paraître bien peu de choses. Et pourtant, il n’a pas à rougir, ni en termes d’arrangements, ni en termes de trouvailles musicales. Ouverture grandiose, reggae lubrique, transe tribale, irruptions de synthé flippés, délirium à coups de guimbarde, litanie masturbatoire, ballade meurtrière… Les arrangements sont signés Alan Hawkshaw, qui avait déjà œuvré aux claviers sur « Rock Around the Bunker » et « Vu de l’extérieur ». « Melody » et « Tête de chou » se partagent aussi le même guitariste rythmique, Alan Parker (rien à voir avec le cinéaste), et le même batteur, Dougie Wright. C’est ici le texte, d’une précision chirurgicale, et l’interprétation totalement habitée de Gainsbourg qui cimentent cet ensemble de titres hétérogènes, asservis à la narration d’une tragique et sanglante idylle. Ecouter l’album d’une traite revient à (re)vivre une aventure sur les chemins boueux de la passion et de la folie, à travers les descriptions cliniques de l’auteur. Clinique, dans tous les sens du terme.

Thématique

Chaque album propose deux façons radicalement opposées de raconter LA femme ; le rapport dominé/dominant s’inversant d’un disque à l’autre. De pygmalion se chargeant de l’éducation sentimentale d’une lolita, Gainsbourg devient ensuite cloporte dévoré par une mante religieuse.

Cependant, l’esthétique à la Nabokov de « Melody Nelson » a plutôt vieilli en termes de mœurs et de morale. Pour parler plus clairement, en 2016, casser le petit fil d’une gamine de 14 ans, c’est pas glop. Le mythe de la lolita s’est éteint à partir des années 90 suite à une tripotée d’affaires sordides (inutiles de les citer) faisant changer les regards jadis amusés, voire excités, sur ces pratiques licencieuses, aussi artistiques fussent-elles. Les « 17 ans à la limite », les « si je baise des gamines ? affirmatif ! », les « incestes de citron » et les « petit papa j’ai peur de goûter ta saveur » ne pourraient voir aujourd’hui le jour sur un disque. Censure ? A chacun de juger.

« L’Homme à tête de chou » exsude d’autres vices gainsbouriens. D’abord, une certaine manière de parler aux femmes : « chienne shampouineuse », « idiote », « petite gueuse », « débile mentale ». Ensuite, les menaces physiques : « tiens-toi à carreau », « un faux pas et t’voilà au trou », « si tu bronches je te tords le cou », « fais gaffe ou j’te rentre dans le chou ». Mais la relation s’équilibre lorsque l’on sait que la femme Marilou ne manque pas, contrairement à la gamine Melody, de caractère, traitant son bonhomme de « fauché », de « plouc », de « minable », d’« abominable bouc », de « vieux con » ou encore de « pédale ». Il faut dire que Marilou, si on la devine assez jeune, nous apparaît majeure puisqu’elle travaille et a déjà pas mal de vécu en matière de mecs. Une nana délurée et plutôt vulgaire, façon 37°2 le matin, que l’on apprend à aimer écoute après écoute. Marilou est femme quand Melody est fable.

Conclusion

Voilà donc 47 ans que cet homme à tête de chou croupit dans la cellule d’une « blanche clinique neuropsychiatrique », rendu fou par Marilou. Sait-il, du fond de sa geôle, que quelqu’un pense à lui ?

Reedition « L’homme à tête de chou », disponible en versions : 1CD / 2CD / 2CD+BLU-RAY AUDIO / 1LP / 2LP / VINYLE PICTURE

10 commentaires

  1. Melody c’est pour les filles, la tête de chou pour les autres.
    Comme disait Tupac à Biggie « Vise les putes, et t’auras les mecs, car les mecs veulent les putes ». N’importe quoi…

  2. On peut aussi aimer la tête de chou sans devoir forcément débiner Melody.
    En tout cas, si l’on n’est pas intéressé par les postures héroïquement anticonformistes, je vous assure que c’est possible.

  3. Moi je l’aime beaucoup ce papier.

    Un très bon compte rendu de l’atmosphère dégagé par ces deux albums sublimes, la tête de choux reste un sommet dont je n’ai pas encore vraiment trouvé l’égal dans la musique hexagonale.

    Alors Bon anniversaire!
    Concernant l’édition spéciale, on se rappellera pour les 50 années d’oubli, qui sait?

  4. Je dis oUIIIIIII à cet article !
    J’ai découvert ces albums dans le désordre, « l’homme à la tête de choux » avant « Melody Nelson » et du coup je n’ai jamais réussi à accrocher au premier sorti…

  5. Joli papier ! C’est bien résumé ! L’homme à tête de choux est sublime dans ses paroles et sa narration, et le thème abordé est plus profond… plus noir, glauque ! Mais je lui préfère nettement L’histoire de Mélody Nelson, car au niveau des mélodies et des arrangements l’album de 1971 est nettement supérieur. Chaque note, son, instrument a été nettement étudié… C’est hyper fin et pointu … Alors qu’au niveau musical, même si il y a quelques pièces et productions intéressantes dans l’Homme à tête de choux… Ca reste assez simple… Enfin du moins personnellement ça ne me met pas bouche bée.
    Bref l’Homme à la tête de chou est une belle oeuvre à écouter pour ses paroles et sa diction. Mais à mon sens le véritable chef-d’oeuvre de Gainsbourg c’est Melody Nelson !!

  6. C’est un album unique et vénéneux, exploration de la jalousie, de la folie, de la perdition de soi à travers quelqu’un dont « variation sur Marylou » avec ses innombrables répétitions évolutives est le plus sombre exemple. C’est magnifique. La musique est comme un phantom of the opera ambiance série noire. Grandiose sombre on est dans la tête de Gainsbourg qui amorce sa transformation en Gainsbarre et cette alchimie donne toute sa profondeur à cet album. Dans Mélody Nelson que j’adore malgré tout on est encore dans une pose porte dandy qui lui va merveilleusement bien mais je trouve que dans L’homme à tête de choux il est inclassable, c’est un témoignage parfaitement sincère de pur génie.

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