En contemplant son visage angélique, l’écharpe méticuleusement nouée sur le corps longiligne et les disques invisibles qui trainent derrière comme les casseroles de la mariée, on se dit que quelque chose a merdé au royaume de Francis Dreyfus. Ou que c’est plutôt l’inverse même, que lui a su s’envoler au bon moment quand toutes les pierres de la maison tombaient à terre. La compilation Motors est bien là pour le prouver : avec la mort de Francis, c’est un peu comm’ si la terre penchait.

Il est beau l’homme, sur son parvis de la défonce. La photo, sans doute, date des années 70. Il y a apparaît seul, le sourire confiant, l’air forcément seul. A l’arrière-plan, la Tour Eiffel montre la direction. S’élever au-dessus du commun des mortels, faut dire que Francis a commencé bien tôt, gamin né en 1940 dans le Paris de la rive gauche et du jazz surréaliste. Fana de peinture aussi, petit Juif payé à coups de lance-pierre pour ses piges à Jazz Mag’ et Salut Les Copains. Dreyfus, un nom de garçon boucher, pardonnez moi l’expression, qui aurait dû finir comme ses copains (Daniel Filipacchi, Hugues Aufray), un tour de piste et puis salut : destination le mouroir de la Madrague, puis le cimetière des tournées Age tente et têtes de bois.

Le monde d’aujourd’hui va mal, on s’en rend compte à peu près tous les jours. L’impression de fin du monde qui vous prend au réveil, le calme du silence avant la tempête, les confettis qui se mélangent aux larmes, les derniers blocs de l’antarctique pissés par le derrière des nuages gris, Philippe Katerine à la TV, les raisons ne manquent pas pour se faire sauter le caisson de résonnance. Il m’arrive parfois de me demander quels titres apposer sur la playlist du dernier jour (Speed my speed d’Alain Kan, Voix sans issue de Christophe, Times ain’t that bad de Maxim Rad… Tiens, que des disques Motors, quel hasard). D’autres fois je me questionne sur le moyen le plus rapide de fuir Paris en cas de guerre (le métro, trop le bordel, un taxi, aucune chance, sur un Velib’ sûrement, avec le Macbook dans le panier du devant), puis le reste du temps, je m’étonne d’avoir pris connaissance de son existence le jour de sa mort. C’est vraiment la fin du monde à l’envers.

De 1967 à 1971, Dreyfus produit des musiques de films, découvre de jeunes talents sans le sou et/ou has been (Bashung, Christophe, Daniel Guichard) et renforce la doublure du trench coat en signant les éditions françaises de types vaguement connus comme Bowie, Pink Floyd ou Cat Stevens. Il a du flair le Dreyfus, cet incroyable don pour sentir à distance les truffes. En 1971, fini de rigoler, le petit cochon à la dentition en forme de touches de piano se décide enfin à prendre le taureau par les cornes : création des disques Motors avec une armée de bras cassés et d’anciens yéyés qui font le yoyo. Au fond du panier, un paumé un peu PD (Alain Kan), un moustachu aux cheveux plats (Christophe) et un gamin repéré par madame Dreyfus au Groupe de Recherches Musicales. C’est Jean-Michel Jarre, il signera le retour en grâce de Christophe en lui écrivant des Mots bleus et des Paradis perdus. L’histoire est connue, les taille-crayons bien affutés.

Le problème avec les morts, c’est qu’on peut leur faire dire n’importe quoi, à eux comme à leurs chansons. Ecrire à l’aise dans son fauteuil que Francis Dreyfus est parti trop tôt, que son relatif anonymat est une injustice, que le producteur pygmalion a dompté plus d’un succès et que son écurie abritait purs sangs et coureurs de premier rang. Tout ceci est bien évidemment vrai, aussi vrai que personne ne s’intéresse aux courses hippiques autrement qu’avec un billet à la main, aussi vrai qu’un bon chanteur est un chanteur mort. Le véritable problème des disques Motors et de cette palanquée d’artistes inconnus – patience, on y vient – c’est que les étalons n’ont jamais été aussi beaux qu’une fois fusillés.
Une tête de cheval accrochée au dessus de la cheminée, c’est beau bizarre. De 1971 au début des années 80, la quasi totalité des musiciens signés par Dreyfus ne rapportent pas un kopeck mais écrivent à la chienne des chansons qui ont de la gueule. Prenons l’exemple de cette Léonie, dont même l’internet n’a pas gardé de photo. Plus sage que la papesse Catherine Ribeiro, un chant cristallin à casser les Cristal d’Arques, des chansons co-signées par Christophe, Jean-Claude Vannier (et l’inverse même, puisque Léonie co-signe à son tour Goodbye je reviendrai et Main dans la main sur les disques du dandy morose) et un son, une production, qui n’aurait pas à rougir sur les premiers disques solos de John Lennon. A qui la belle rend d’ailleurs hommage sur Lennon, une chanson qui aurait du être inscrite au programme scolaire pour décomplexer les merdeux français, une chanteuse qui finira à cachetonner pour la pub avec Gotainer. Mais quand même, une belle injustice cette Léonie, faire sonner ses instruments à la couleur de l’outre-Manche, bordel, en écoutant Lennon, c’était possible. Mais fallait être, en ces temps reculés, signé chez Dreyfus, accepter les tickets-resto et la traversée du désert. Milieu des seventies, on pourrait presque écrire que les disques Motors n’ont pas démarré sur les chapeaux de roue. On écrit ce qu’on veut du reste, c’est bien l’avantage de pisser de la copie sur la postérité.

Au sein du coffret 3 Cd Motors, on peut rendre hommage à bien des choses. Parti du principe que les musiciens deviennent des objets une fois l’acétate gravée au four, plus personne ne fera de différence entre l’éloge au livret (témoignage et pochettes d’époque : magnifique, superbe) et les louanges aux poulains. Ils sont tous là, la crinière vieillie mais toujours partants pour une course à 2.30′ : Christophe (le marronnier forcément, dix titres du Dernier des Bevilacqua à Voix sans Issue), Mounsi le chanteur kabyle et ses mélodies synthé d’opérette (Camé Kaze), Louis Deprestige et son rock post-giscardien (Question de prestige), Maxim Rad et ses guitares « Marquee Moon » (No Kin Pin, Times ain’t that bad). Sans oublier la musique gonflée à l’hélium du groupe Bahamas, splendide bande-son d’une époque où nos mère auraient pu porter le deux pièces sur une place d’Acapulco en matant les Trois Suisses. En trois titre compilés, Bahamas explose les carcans du bon goût sur le devant de scène, à l’arrière c’est le backing band de Christophe (Patrick Tison aux guitares, Didier Batard à la basse, Dominique Perrier aux claviers) qui fait sauter les notes comme un bouchon de champagne. Le son est daté, la fête est finie, le coffret indispensable. Cinquante-quatre chansons pour atteindre l’apocalypse avec la braguette affaissée et la cravate un peu liquide, l’ambition d’un coït qui aura fait son temps : trente printemps pour atten(i)ndre l’hiver, Francis Dreyfus était bel et bien le plus grand des couturiers.

Dernier coup d’oeil sur la photo d’époque. Elle n’a finalement pas vieilli. Les traits bien sûr, le costume froissé et quatre décennies passées à cuisiner la popote, tout cela fait dire que Dreyfus n’aura pas concocté que des chefs d’oeuvre. Milieu des années 80, Francis retourne à ses premières amours pour la note bleue, crée Dreyfus Jazz en 1991 puis signe Petrucciani (9/10 sur l’échelle de la postérité), Biréli Lagrène (un peu moins) et Marcus Miller (aïe). N’empêche, pas sûr qu’on en recroise beaucoup des gars de cette trempe, capable d’aligner plusieurs cartons (Les mots bleus de CriCri, Oxygene de Jarre) au profit de ses autres Sans Disques Fixes. Francis ayant crevé ses pneus le 24 juin dernier à l’âge de soixante-dix ans pour des raisons qu’on préfère ignorer, c’est la fille Dreyfus qui se recollera finalement au fourneau pour explorer les archives et remasteriser les pépites au studio d’origine avec l’ingénieur du son original, René Ameline. Face à telle carrosserie, avec tout le boucan de ces années Palace jouées derrière la façade, les studios Ferber pourront bien attendre encore quelques années pour s’endormir. Et Dreyfus, comme Bashung quelques mois plus tôt, de crever l’oreiller. Lui aussi, avait dû rêver un peu trop fort.

Les disques Motors // Compilation 1971-2010 // Coffret 3 Cds
L’interview de Christophe, pour Gonzaï: http://gonzai.com/christophe-rencontre-avec-le-dernier-des-bevilacqua

16 commentaires

  1. Bravo mec ! tu es un vrai antiquaire, à faire briller les vieux meubles si bien qu’on les mettrait volontiers dans un intérieur moderne. Les vinyles de JM Jarre se marient à merveille avec ma commode Louis-Philippe, et Léonie c’est une foutue trouvaille ! Merci vieux.

  2. Léonie c’est véritablement incroyable oui.
    Un physique à la Nico, une voix sublime mais une carrière à la Rosy Varte. French paradoxe?

  3. C’est amusant de voir les jeunes jouer les antiquaires nostalgiques, alors que les vieux croutons genre Eudeline et Manoeuvre se rajeunissent à coups de new boys band rockeurs.

  4. Ce débat sur le (décal)âge est tout aussi ridicule que celui sur les générations. C’est amusant de voir à quel point on peut avoir du mal à décloisonner la musique, les périodes, les genres. Soit le rédacteur est un érudit sur un type d’artiste à un moment donné (et on écrira logiquement qu’il est « monomaniaque ») soit il s’attaquera simultanément à différents versants et se fait narguer (il « s’éparpille » ou vieillit).

    Quand à Manoeuvre et Eudeline, well.. je ne sais pas trop quoi répondre. Ayant découvert Dreyfus/Motors voilà moins de deux mois, il me semblait logique d’en parlé à ma « génération ». Dingue comme les commentaires ressemblent à des overstatement parfois.

  5. c’est étrange ce retour d’Alain Kan depuis quelques mois…ou alors c’est juste une impression?
    en tout cas ça fait plaisir à réecouter, ça rappelle des souvenirs. j’avais un peu de mal les 20 premières secondes de Speed My Speed, et puis au final j’y revenais tout le temps… une claque. quel gâchis.

  6. Très bon le leonie…recyclage reussie d’un instru de Vannier dont il s’était initialement servie pour le generique de l’emission de radio « Point d’interogation » sur France inter (1971)…

  7. Petite rectification. Concernant Mounsi, la musique synthé d’opérette est signée Jean-Noel Chaléat. Les textes Mounsi. Et ça ce n’est pas de l’opérette.

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