A quoi tiennent les vraies rencontres ? Au hasard. Un peu comme le jour où cet album, « A World Too Late », amorça son atterrissage sur un pile de disques en enclenchant les rétro-fusées pour se poser doucement, sans accident, sur un cimetière musical composé de petits chanteurs pop sans avenirs et de franco-rappeurs sans passé. C’est alors que le cosmonaute Laurent Pernice descendit de l’Ovni, ouvrit son scaphandre et cria à l’Humanité qu’un mystérieux chemin cosmique permettait d’atteindre le cosmos électronique depuis la Canebière. Dream, baby dream.

« Incroyable » que je lui dis. Il semble pas comprendre. Déjà pour me répondre, l’interlocuteur a mis 7 jours pour répondre. La distance, peut-être. J’ai du m’y reprendre à trois fois. Sur le net, à son propos, rien ou presque. Son nom est banal, commun, invisible. Laurent Pernice. Ca ne vous dit probablement rien. Plus tard, j’apprendrai que le Français dont il est ici question a débuté sa carrière en 1987, qu’il a déjà plus d’une dizaine d’albums à son actif. Mais pour l’heure, rien. Rien que ça, c’est incroyable.

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L’incroyable, par essence, c’est ce qu’on refuse de croire. Ou pour être plus précis : c’est ce qu’on refuse d’accepter. La première chose qui marque quand on écoute cet album sorti au printemps martien de 2018 (en mars, donc), c’est cette basse qui remplit l’espace, le vrai, celui de la pièce où tellement d’autres disques communs sont passés avant lui qu’on a parfois l’impression d’être un dentiste auscultant des albums jusqu’à la piste 3 avant de conclure, blasé, qu’on ne pourra rien faire pour eux. Cette fois, la roulette s’arrête, déraille : le son de la basse du titre A World too late rappelle trop l’ouverture des « Vestiges du Chaos » de Christophe pour qu’on n’ait pas envie de tout foutre en l’air pendant 6 minutes et 50 secondes. Il y a cette obsession pour le « son-matière », avec cette maniaquerie si rare pour les infra-basses qui vont vrombir toutes les cloisons. On s’attend, littéralement, à ce que des Indiens technoïdes s’étant fait imprimer le visage d’Alan Vega débarquent pour scalper tout le monde au moindre faux pas de danse. C’est la fin du premier titre. Tout auditeur s’étant déjà relevé au moins une fois la nuit pour réécouter avec la clope du solitaire les disques de Variété électroniques de Christophe saisit immédiatement l’importance du moment. C’est à se frapper la tête contre les murs. Mais qui est ce mec ?

 

Mais qui est ce mec ?

De fil en aiguille, et même si l’on n’aime pas la couture, on commence à remonter la rivière. Le site officiel de Laurent Pernice, hésitant entre le graphisme Internet Explorer 1995 et la vitrine d’un DJ berlinois, indique que celui-ci aurait 57 ans et vivrait au 26, boulevard Gariel, à Marseille. En France donc. Là encore, il faut se frotter les yeux. Au moment où débute Hyperdelic Structures (YMO is n°1), on sent déjà l’attirance obsessionnelle, ce frisson, ce vrombissement nerveux, qui fait qu’on sait qu’on repassera le morceau en boucle jusqu’à s’en écœurer. La production est à la fois datée (on entend des vrais instruments, c’est vous dire le niveau de ringardise) et moderne (on se voit bien réécouter ça en 2035 pour les funérailles du DJ berlinois évoqué précédemment). Il y a de longues plages instrumentales, aux frontières de la musique concrète, où Pernice s’amuse à revisité Schumann ; des expérimentations free jazz, des boucles de jungle mêlées à de la musique indienne sur synthétiseurs. En fait, « A World too late » porte bien son nom : ça ne ressemble à aucun des albums publiés en 2018, et pourtant ça laisse une odeur sur les doigts. J’ai l’impression d’être en 2005 et d’avoir léché le futur sur une porte vitrée.

Rencontre à l’as Vega

Pour la troisième fois, je tente une rencontre avec ce type. Cette fois, c’est la bonne. La diode Messenger s’allume. En dix jours, j’ai tellement usé le disque que j’ai presque envie que Laurent Pernice ne réponde pas, histoire de me convaincre que cet album est une erreur, qu’il a été envoyé depuis l’au-delà par un dénommé Alain Vega ; je sais pas, même dans le pire des cas, apprendre que cette étrangeté eut été composée par une intelligence artificielle ayant agencé des notes dans le désordre à partir de morceaux de Boards of Canada, Fever Ray et Rubin Steiner, ça m’aurait suffit. Au bout de la troisième relance, donc, le fameux Laurent Pernice finit par répondre.

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Bah oui, c’est vrai : pourquoi ? Laurent Pernice a bien 57 ans, il existe, vit dans la cité phocéenne, celle des poubelles, de la poiscaille et des maux bleus, là où on n’aurait jamais espéré découvrir un explorateur pareil; et il vient de composer un disque sans âge, sans barrières, un disque comme on n’en fait plus. Des millions de clichés explosent en plein vol, les frontières générationnelles sont explosées avec un 33 tonnes, John Cage joue à la pétanque sur le vieux port, Pierre Henry s’est réincarné en boulanger dans un épisode de Plus Belle la vie et « A World too late » est joué en boucle dans des clubs pour ufologues où celui qui saute le plus longtemps sur la ligne de basse gagne un télescope. Ce monde n’existe évidemment pas, mais à l’endroit ou à l’envers, ce sera quand même difficile de faire plus beau bizarre que ce disque cette année. Incroyable, que je lui dis.

Laurence Pernice // A World too late // The Sublunar Society / Atypeek Music
http://www.laurent-pernice.fr/

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