Si la musique adoucit les mœurs, l'amour de la musique devient, par la force des choses, un problème de santé publique. A travers quelques cas cliniques, l'étude hautement scientifique qui suit propose l'analyse d'une « music response » en relation avec une façon d'aimer. Dans les deux cas, quelle est ta relation dose-effet ? Ton degré d'addiction, sur une échelle de 1 à 10 ? Le rythme des BPM ? Dit autrement : dis-moi quelle est la place de la musique dans ta vie et je te dirai comment tu aimes.

Sans avoir calculé très précisément le nombre de sujets nécessaires à cette étude, il m’est apparu récemment avec un maximum de vraisemblance que l’attitude musicale suivait assez linéairement l’attitude amoureuse. Certes, mon échantillon est très faible : limité à mes rencontres, à mes amis, à des bribes échangées, à des intuitions. On pourra facilement y opposer un biais de sélection, car l’essai n’est pas plus randomisé que les pistes de mon album du moment. Shuffle mode has been #

Mais voilà, à la lueur d’un simple « J’écoute cet album en boucle depuis trois semaines, quinze fois par jour, je ne peux pas écouter autre chose, c’est quasi-obsessionnel », une phrase déjà entendue et déjà prononcée, un sentiment déjà vécu et expérimenté 8567 fois dans ma vie, il m’a semblé pouvoir aisément remplacer le nom d’un groupe, d’un album, d’une chanson, par celui de quelqu’un.

« J’écoute ‘Other Lives’ depuis un mois non-stop, j’adore viscéralement ce disque, c’est fou je ne m’en lasse pas » deviendrait alors « Je connais Bobby depuis un mois, il me plaît grave, je crois que je suis in love. » Dans les deux cas, seul le temps nous permettra de juger de la lassitude du produit.

Catégorie 1 : L’amour d’enfance

Car chez certains, la relation à la musique suit exactement le même schéma systémique que celui de l’amour. Prenons un premier exemple de cas clinique, au hasard de mon parcours personnel : The Doors. À 14 ans, arborant un superbe t-shirt tye and dye à l’effigie de Jim M., je pleurais sur le plus grand recueil de poèmes de tous les temps du chanteur disparu, ses chansons déchirant mon cœur d’adolescente, ses boucles brunes transcendant ma vision du prince artiste et maudit que je rêvais de rencontrer. À la même époque plus ou moins, arborant d’autres t-shirt ou pulls camionneurs idoines de la génération 90, je pleurais tour à tour sur mon amour impossible et idéalisé pour les boucles brunes d’un bassiste – donc artiste et maudit – puis pour celles d’un baroudeur étudiant en géographie dont je rêvais qu’il m’emmenât rider la dune Barkhâne alors qu’il me disait à peine bonjour dans les couloirs de la fac. À 18 ans j’ai arrêté d’écouter les Doors. Puis il n’y a pas très longtemps, et par nostalgie, j’ai racheté « L.A. Woman » puis écouté le titre éponyme, qui était l’un de mes préférés. J’ai remis l’album dans les « D » de mon étagère, et ne les ai  jamais réécouté. Pourtant mon engouement était tel que j’aurais autant tué pour Jim Morrison, que pour Jean-Marc P. et Gérald B. L’amour dura 7’53, pourtant : « if they say I never loved you, you know they are a liar ».

Dans la même catégorie : Lenny Kravitz, Placebo, The Cranberries…

Catégorie 2 : L’amour estival

Analysons maintenant un autre cluster du nuage de points de la régression linéaire musique/amour, un cluster qui se différencie du précédent par sa temporalité, beaucoup plus brève mais néanmoins chargée d’intensité. Ce regroupement renfermerait ce qu’on pourrait appeler les « amours tubes de l’été », ne souffrant pourtant aucune variation saisonnière et pouvant survenir n’importe quand, quoique de façon conjoncturelle. Après une courte analyse de ce phénomène, il m’est apparu que l’amour « tube de l’été », ou amour « one shot », arrive conséquemment à une overdose de musique dite « cérébrale » ou « torturée », bref, fatigante pour le corps et l’esprit. On peut ainsi parler ici de pure régression, non plus linéaire mais sentimentale, puisque l’attraction et l’émotion suscitées n’auront aucun rapport avec la valeur intrinsèque du produit et seront même, dans certains cas, inversement proportionnelles à sa qualité. Il sera intéressant ici de se pencher sur la relation dose-effet : à l’instar de l’homéopathie, une toute petite concentration de principe actif – on chante sol, sol, sol sur un accord sol, sol, sol avec une voix qui part dans les aigus et un gros beat synthétique – peut provoquer un effet assez démesuré, très troublant.

Prenons un deuxième exemple de cas clinique, au hasard de mon parcours personnel : Jon Bon Jovi. À 17 ans, alors que MTV Europe existe encore et que je découvre le champ des possibles du câble et ses vidéos qui tournent en boucle, je découvre également le slow qui tuera l’année 1995 : Always de Bon Jovi. Le clip jouera beaucoup dans mon attirance pour cette chanson et, par extension, pour ce groupe. Une histoire de forme, déjà : le piano grandiloquent qui chiale sur une batterie au clic pur rock de stade, un effet poudre aux yeux de guitare vocodée, du cuir à bloc et la voix de hardeur du mec qui fait trop sexy sa mère. Les chansons de Bon Jovi dégagent une espèce de magnétisme assez irrationnel qu’on pourrait aisément apparenter à une attirance animale, comme si le double riff de guitare qui ponctue It’s my life était l’illustration sonore du fantasme répandu de la petite fille qui a besoin d’une fessée parce qu’elle a été très très vilaine. « Kshhh, kshhh » Daddy issues.

L’amour Bon Jovi consiste donc à perdre tous ses moyens par des tremblements répétés en face d’un gros lover à la virilité débordante, à la bogossitude évidente, à la kislapétitude démesurée ; d’être consciente que cette attirance n’est fondée sur aucune base solide en termes de nobles qualités chez le jeune homme – qui sont près du sol, sol, sol, avec une voix qui part dans les aigus pour dire « trop chou » et une grosse bite synthétique (?) – mais être incapable pourtant de résister à cet attrait dé(phéro)moniaque. Tout comme les chansons de Bon Jovi font ressortir nos plus bas instincts de mélomane – d’aucun(e)s diront « tes goûts de beauf » – l’amour Bon Jovi fait ressortir nos plus bas instincts de soumission, au point de faire accepter à la femme moderne post-68 les pires traitements. Il s’essuie la main sur le siège d’une voiture après nous avoir caressé la joue, il prévient que « demain à 9 heures y a des potes qui passent me chercher, donc euh… » (NDA : tu peux te barrer steuplaît ?), ou encore il a des messages attentionnés type « Woh t’es là ? ».

Heureusement, la régularité d’écoute des chansons de Bon Jovi reste très faible, et plus essentiellement liée au hasard qu’à une réelle velléité. Pourtant la dilution, bien que forte, produit à chaque fois les mêmes troublants effets. L’amour dure 6’35 : I wanna lay you down in a bed of roses (avec des épines si possible).

Dans la même catégorie: Still loving you (Scorpions), Controversy (Prince), Sweet thing (Mick Jagger), Music sounds better with you (Stardust).
Faisons une courte pause dans notre étude pour faire une petite analyse de résidus. En effet, les résidus, ou « erreurs observées », sont définis comme étant les différences entre les valeurs observées et les valeurs estimées, par un modèle de régression.
Ils ont la particularité de représenter la partie non expliquée par l’équation de régression, et de déceler les défaillances d’un modèle. Pour ce qui nous intéresse ici, les résidus concerneront tous les groupes, chanteurs ou chansons que l’on déteste depuis le premier jour, profondément et viscéralement. Ces artistes comme Noir Désir, Louise Attaque, Muse, Jean-Louis Murat, Camille, The Bewitched Hands, ne démontrent rien en tant que tels, si ce n’est que l’on peut aimer démesurément autant qu’on peut détester de la même façon. À priori et à posteriori. J’ajouterai une annexe à cette catégorie, qui ne concerne, pour l’instant, qu’un seul et unique album : Clandestino de Manu Chao. L’amour Clandestino, le bien nommé, consiste à aimer sereinement et en toute confiance, en s’apercevant bientôt du caractère clandestin de quelqu’un. L’imposture engendre le rejet, suivi du dégoût. 1 à 4 mois du premier album de Manu Chao engendre aujourd’hui un vomi instantané à l’écoute des premières notes de n’importe quelle chanson de cet album. Proxima estacion : Manu, ciao.

Catégorie 3 : Les amours déçus

La troisième et avant-dernière catégorie de notre Analyse Amoureuse en Composantes Musicales Principales concerne les amours déçues. Souvent toute première entité statistique du nuage de points, il n’est pas rare que cette occurrence se répète au long de la vie. Cependant, l’expérience et l’oreille aguerrie atténueront progressivement cet effet néfaste, qu’on pourra nommer ici « biais de confusion ».
Prenons un exemple au hasard de cas clinique dans mon parcours personnel : Coldplay. En 2000, à l’aube du nouveau millénaire, sort le magnifique « Parachutes », bouffée d’oxygène et de poésie au milieu des prévisions de bug apocalyptique. Mon coup de foudre pour cet album épiphanique n’a d’égal que celui que j’éprouverai la même année pour une autre mélodie/maladie d’amour. « Parachutes » contient toute la fraîcheur et la dramaturgie qui en font un album intemporel, et à jamais un symbole des années 00. Le superbe titre Everything is not lost clôt l’album en forme d’hymne pour de beaux lendemains. Coldplay a de l’avenir, symbolise le post-« Ok Computer », redonne la foi en une pop chair de poule, ravive l’Angleterre un peu en berne depuis la mort lente de la britpop des mid-nineties et l’ovni Radiohead trop cortiqué pour certains. Coldplay, l’année 2000 et le beau brun rencontré forment, à eux trois, une bien belle promesse.

Quatre ans plus tard, Coldplay tente de transformer l’essai en composant un album ou il n’y a guère que trois chansons à garder, et mon home-band splitte. Aujourd’hui, Chris Martin a fait un bébé, les Anglais sortent leur cinquième album et ne sont plus considérés que comme des ersatz de ce qu’ils auraient pu être. C’est dire. L’amour Coldplay est celui d’un amour déçu. De ceux qu’on regarde avec juste une pointe de nostalgie, pas plus grosse que celle du doigt qui effleure la tranche du disque mais ne s’y arrête pas. It’s easy to land but harder to fall ; oui, « Parachutes » était une belle promesse. L’amour dura 2’16, don’t panic, we live in a beautiful world.

Dans la même catégorie : Girls in Hawaii, Day One, Florent Marchet…

 Catégorie 4 : L’amour éternel

Nous voici à présent dans la dernière partie de l’analyse musico-factorielle des correspondances amoureuses. Sur les deux axes qui rassemblent le plus d’informations, nous allons nous intéresser à présent à ce gros cluster qui se situerait à la confluence extrême de l’axe « musique de la life » et de l’axe « amour de la life » ; autrement dit, jetons un œil sur l’intemporalité d’un album, d’un groupe, d’une chanson, d’un homme, d’une femme. Rares sont les corrélations positives, celles qui se rapprochent le plus de 1. De l’unité parfaite. L’unité d’une chanson et moi. L’unité d’un groupe et moi. L’unité de toi et moi. Grâce au recul de temps dont nous bénéficions dans notre étude, et avec une cohorte rétrospective assez solide, il est facile de dégager quelques tendances – l’analyse de survie sera effectuée dans un deuxième temps, après avoir comptabilisé les perdus de vue. Prenons au hasard un exemple, deux exemples, dix-sept exemples de cas cliniques dans mon parcours personnel : The Velvet Underground, REM, Arcade Fire, I belong to you, Beirut, the Smiths, the National, the Fairest of the Seasons, Bruce Springsteen, Phoenix, Nick Drake, High and Dry, the Strokes, Villagers, Wild Horses, Pulp, Etienne Daho…

Tous ces noms ont en commun l’amour immodéré et sans faille que je leur porte, peu importe la période à laquelle je les ai découverts. Tous ces noms ont également en commun un nombre incalculable de fois où je les ai prononcés, écoutés, où je leur ai souri, les ai reconnus, entendus, où je les ai soutenus, compris, sur lesquels j’ai pleuré ; où je les ai défendus, vantés, partagés, parfois jusqu’aux insultes envers qui ne partageait pas mon amour pour eux. Qui m’accompagnent, depuis longtemps parfois, depuis peu pour certains, avec le sentiment de les avoir toujours connus. Qui me surprennent souvent ; dont j’aime certains côtés passionnément, qui laissent ensuite la place à d’autres ; pas toujours les mêmes. 1991, 1993, 2004, 2007, 2010, 2011… le temps n’a plus de prise, même plus l’emprise du souvenir lié à telle ou telle chanson écoutée en boucle. Je rejette donc ici l’objection qu’on pourrait me lancer : « Votre éminent rédacteur, l’hypothèse de départ n’est-elle pas qu’on peut aimer passionnément une chanson parce qu’elle nous rappelle quelqu’un qu’on a aimé passionnément ? » Nichts. Nenni, meine freunden. Et c’est ici que je vous renvoie à ce passage d’un de mes mentors en termes de littérature musicale : « Et quand j’ai cherché à comprendre pourquoi si peu de chansons qui comptent pour moi restent associées à des sensations et des sentiments, je me suis aperçu que la réponse tombait sous le sens : quand on aime une chanson, quand on l’aime assez pour la laisser nous accompagner tout au long des différentes étapes de notre vie, la répétition gomme tout souvenir spécifique. »

J’ajouterai que je suis fort aise de partager ce sentiment avec l’auteur, car dans le cas contraire nombre de mes albums préférés se seraient transformés en supplice. Ou quand le son dépasse la lumière externe qui a pu, un jour, éclairer toutes ces mélodies. Si there is a light that never goes out, c’est celle du sillon qui reste à jamais. Et c’est tant mieux.

L’hypothèse de départ était donc « dis-moi comment tu écoutes la musique, je te dirai comment tu aimes » ; le but de la réflexion était bel et bien de corréler une façon d’écouter la musique à une façon d’aimer. Peut-être eût-il été plus rapide et simple de décréter que tout être passionné par quelque chose abordait le sentiment amoureux de manière passionnée. Cependant, rien ne prouve cela, et je ne peux rien écrire sur la passion de la GRS, de la voile ou du Cookbooking. Tout simplement parce que je n’y connais rien. Et que je n’en ai, par ailleurs, rien à foutre.

Tout comme lorsqu’on établit des listes de disques, d’artistes ou de chansons qu’on emmènerait sur la fameuse île déserte, il convient de différencier ceux qui ont changé notre vie de ceux qui continuent de la changer, jour après jour. Différencier les passions fanées de celles qui subsistent. Les crush d’été, les one shot (note), les 33 tours et puis s’en vont, les hidden tracks trop bien cachées, les singles trop singles pour être honnêtes. Il convient aussi de laisser de la place dans la tour à CD’s pour ce qui pourra y trouver sa place, quitte à devoir repenser tout le classement parce que merde, ça va flinguer l’ordre alphabétique, bordel !
Se souvenir qu’il y a des planètes à découvrir.
Et que l’amour c’est comme la parfaite chanson pop couple-et-refrain : ça dure 3 minutes 30 #mode repeat on.

12 commentaires

  1. Salut Blandine,

    Très bon texte, mais je voulais te poser une question. J’adore écouter Rod Stewart ave ma copine alors que sa mère ressemble à Rod stewart, c’est grave docteur?

  2. Bon article Blandine !

    Perso, pour faire plus scientifique j’aurais ajouté une loi de Poisson, quelques courbes de Gauss et j’aurais tenté une régression elliptique par les moindres carrés (c’est fun y a des multiplication de matrices partout) tmtc

    J’aime beaucoup cette façon d’aborder le sujet, je me demande quand même si pour un mec les arguments se poseraient de la même façon …

  3. J’avais fait un Khi 2 mais ça rentrait pas dans les cases ,) Je pense que les arguments peuvent être mixtes dans ce cas; peut-être seuls les exemples différeraient (Kylie Minogue pour JBJ? ,)

  4. Mais oui le Khi 2 !!

    Oui on pourrait échanger quelques groupes pour faire genre c’est un mec qui écrit mais je ne pense pas qu’il aurait la même façon d’exprimer sa sensibilité, le gars … c’est plutôt primaire (à première vue) un gars. Genre « oueche c’est un groupe couillu ça gros » (rictus de circonstance)

  5. C’est dingue comme l’écriture féminine m’est étrangère. J’ai beau relire, je pense que je serai parfaitement incapable d’écrire un papier comme ça. C’est une forme de compliment, je précise.

  6. Bravo Bland !

    J’ai adoré l’analyse de résidus !
    Mais comme tu le sais, le qualitatif joue un rôle primordial dans la compréhension globale des chiffres induits par le quantitatif ! A quand l’étude participative avec le John qui allonge les nénettes sur un lit de roses ?

  7. bon jovi dure depuis 27 ans, a presque 16 000 000 de fans sur facebook, vendu plus de 150 000 000 d’albums dans le monde, sa tournée 2011 est la plus rentable du monde juste après U2, (et devant Lady Gaga) il ne fait pas que des ballades (heureusement !) mais du très bon rock.
    Perso avant sa plastique, je pense que les fans aiment surtout sa musique. Always et It’s my life sont des tubes, je vous l’accorde, un peu trop commerciales mais ce sont celles que j’écoute le moins ! Je préfère Lie to me ou Hey god (très rock!).
    Malheureusement en France, ce groupe n’est pas, à mon grand regret, assez connu.
    Richie Sambora est un des meilleurs guitariste au monde, il prépare en ce moment un album solo, à découvrir prochainement

  8. Hmm oui alors là c’est un autre débat et je ne peux pas réellement suivre sur la disco de JBJ, sauf à dire que ce n’est pas parce qu’on a la tournée la plus rentable du monde que ce qu’on fait est bien. Cf. Lady Gaga, Frank Michael, Indochine.

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