On a trop tendance à coincer la splendide voix de Phew quelque part entre la pop japonaise gothique, le krautrock et la musique expérimentale des années 1990, bref, chez les musiciens et producteurs qui ont croisé son chemin, comme Conny Plank, Ryuichi Sakamoto, Otomo Yoshihide, ou Jim O’Rourke.

Votre serviteur n’en a cure, car il sentit très vite après sa découverte de la discographie de l’artiste que ce chant rauque, ces comptines bruiteuses qui crissent sous les semelles, ces plages noise, étaient sans équivalent, d’une simplicité couplée à une rigueur et un humour qu’on peut deviner sans comprendre un traître mot aux paroles de cette vieille tante Sally.

La chanteuse a une personnalité extrêmement forte, qui se prend en pleine gueule en concert, par ses bidouillages viscéraux au synthétiseur et ses cris. Le passage au Sonic Protest de Phew nous a permis de discuter (avec l’aide d’un traducteur) de quelques aspects de son travail et ce fut une leçon de simplicité et d’humilité : Phew ressent la musique, le reste, c’est que de la spéculation.

Phew1

Pourriez-vous parler de votre éveil musical, ainsi que de vos débuts dans la musique ?

J’étais une mélomane assidue pendant toute ma jeunesse et c’est après un voyage à Londres, pour écouter du punk sur place, que j’ai décidé de commencer ma carrière. J’étais déçue à cette époque de la musique mainstream. Je me suis donc mise au punk, d’abord américain avec les Ramones, puis c’est à Londres que j’ai rencontré un groupe de personnes de mon âge. Là je me suis dit que j’avais ma chance à prendre, que je pouvais me lancer.
Mais pour aller plus loin, on peut remonter à l’école primaire, comme j’étais dans une école catholique, j’allais tout le temps à la messe et les chants et prières sont peut-être mes premiers souvenirs musicaux. Maintenant que j’y pense, c’était une école d’origine française, fondée par des prêtres à l’origine de ces écoles catholiques au Japon, et il me semble même que j’ai dû apprendre des chants en français, dont je ne garde aucun souvenir. Je me rappelle aussi qu’on appelait les bonnes sœurs « ma mère », aha.

Les chansons de l’album de « Aunt Sally » (1978), étaient-elles déjà mûries ou étaient-elles le fruit du moment ? Et que cherchiez-vous à faire ? C’est un album brut, très spontané, sombre, mais avec beaucoup de références aux chansons pour enfants…

Ça dépend des chansons. Certaines ont été improvisées, d’autres écrites au fur et à mesure des concerts, sessions, etc. D’autres encore ont été composées par un membre, comme le guitariste Bikke… Je ne peux pas parler pour les autres mais pour moi, à cette époque, on s’éclatait, c’était la fougue de la jeunesse. Puis on a dû se rendre compte, après avoir fait tout ce qu’on voulait, qu’on n’y connaissait pas grand-chose… J’avais commencé à 18 ans et à 20 ans, on a commencé à se prendre des baffes, à étudier la musique et à se rendre compte que ce qu’on faisait avait déjà été fait à la fin des années 1960, et même au début du 20e siècle… On s’est remis en question sur ce qui nous semblait nouveau, d’avant-garde, etc. Au bout d’un moment ce n’était plus très crédible. Pour moi, la période de désillusion fut la transition entre le punk et la new wave, qui d’ailleurs insistait sur le mot « new ». À ce moment-là, on ne s’est pas laissés prendre au jeu. Ce qui a engendré ce désenchantement, qui résume bien l’état d’esprit de l’époque.

« Sans Jaki Liebezeit et Holger Czukay de Can, je ne serais pas musicienne aujourd’hui. »

Beaucoup comparent votre carrière, votre musique, et ce à juste titre, à Jun Togawa. Elle a signé des notes de pochette pour la réédition de l’album de « Aunt Sally », disant notamment que vous l’avez inspirée à monter sur scène. Est-ce que vous vous rappelez de ses débuts ?

Je connais bien Togawa Jun, je suis et j’aime beaucoup ce qu’elle fait. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’on est camarades, mais on a un esprit combatif commun. Et quand moi, j’étais avec des musiciens alternatifs, reconnue comme artiste underground, elle est allée plutôt du côté du show-business. Je ne sais pas si c’est plus facile… J’ai beaucoup de respect pour son chemin de vie parce que je pense que ça demande du courage…

En 1980, sort chez Pass Records le single Finale/Urahara, produit par Ryuichi Sakamoto, puis en 1981, toujours chez Pass Records, votre album le plus connu, mixé dans son studio par Conny Plank, avec Jaki Liebezeit,  décédé, ainsi que Holger Czukay, de Can. Comment s’est passée cette rencontre avec le rock allemand ?

Assez rapide : j’étais en Angleterre, j’avais travaillé sur Urahara avec Goto de Pass Records et je connaissais bien Sakamoto ainsi que ces personnes. Quand je me suis rendu à Conny’s Studio, Holger et Jaki étaient déjà là, et on a fait connaissance. Holger possédait le single Urahara et le jour même on a décidé qu’on allait travailler ensemble. C’était vraiment une expérience formidable, que je ne pourrai jamais oublier. Ce sont des musiciens très solides d’un point de vue technique, mais travailler avec eux était vraiment un plaisir, je pourrais même dire que sans eux, je ne serais pas musicienne aujourd’hui. On apprend tous plus ou moins à faire des affaires au bout du compte, mais pour se développer en tant qu’artiste, il faut rencontrer les bonnes personnes et je pense que ce sont eux qui font l’artiste que je suis aujourd’hui. Ils m’ont appris énormément. C’était vraiment la musique en dehors du show-business, toujours.

Je ne parle pas le japonais, mais j’entends souvent dans votre voix de la colère, de la mélancolie, de la tristesse. À qui s’adresse-t-elle ? Est-ce qu’il y a plusieurs dimensions à tout ceci ? La société japonaise, l’état du monde, la catastrophe de Fukushima ? 

Je n’ai pas cherché cela à travers mes paroles en tout cas… Du moins explicitement. Si vous ressentez tout cela, ce n’est pas mon intention première ! Pour ce qui est de Fukushima, ça prendra beaucoup de temps avant que j’en fasse quelque chose en art. C’est quelque chose qui est présent, mais que je n’ai pas essayé d’exprimer. Comme pour la colère, c’est quelque chose qui est peut-être là mais sans que ça soit dans l’intention première… Par ailleurs, le drame de Fukushima est loin d’être fini, imaginez en plus qu’ils veulent faire des Jeux Olympiques !

Votre « spectre » va des berceuses aux reprises d’Elvis en passant par les improvisations de noise totalement déstructurées. Comment articulez-vous ceci et est-ce que cela vous semble logique, comme un continuum ? 

Je n’ai pas de complexe a travailler successivement des reprises d’Elvis ou des improvisations sonores. Je ne me distancie pas de mon travail, car je crois que cela risque de tuer la dimension physique (chorégraphique, médiate, corporelle) qui est vitale dans la musique.

À The Wire vous avez déclaré : « Je reste collée à l’analogique, parce que je ne suis pas un esclave de la technologie ! » Pourriez-vous l’expliquer ? Cherchez-vous toujours les accidents, des surprises, des sensations que vous ne pourriez pas obtenir avec un ordinateur ? 

J’ai écrit ceci pour parler de mon matériel avant tout. Le matériel analogique est aléatoire, sa manipulation est difficile, tout autant que la reproduction parfaite, avec le même matériel. Mais cela fait à mes yeux l’intérêt de tout ceci. Quand je travaille sur un synthétiseur analogique, j’ai l’impression de sentir l’interaction, un jeu d’ensemble, comme s’il s’agissait d’une autre personne. Je n’ai pas cette sensation avec les appareils numériques.

Qu’est-ce qui vous inspire, après tout ce temps ? 

Ça n’a pas de rapport avec l’époque dans laquelle je vis. Quand je crée un morceau, je me rends compte de ses défauts et de mes oublis. Cela me motive pour le projet suivant.

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