Raymond Depardon présentait cette année à Cannes la restauration de 'Faits Divers', un documentaire tourné en 1983 dans le commissariat de police du 5e arrondissement. Entre ce film et son dernier documentaire en date, 'Les habitants', on aperçoit non seulement une méthode Depardon, mais aussi une position particulière par rapport à l'autre, une manière singulière de se confronter au cliché.

Pour Les habitants, Depardon a traversé la France, posant une caravane aménagée en studio dans plusieurs villes de France, des villes de province, banales et indifférenciées. Seules quelques pointes d’accent et l’arrière plan laissent deviner l’endroit où l’on se trouve. Des personnes croisées dans des cafés, sur des places, sont invitées à poursuivre leur conversation dans la caravane. Nous les voyons toujours de profil, selon un axe que le réalisateur a déjà utilisé, par exemple pour Délits Flagrants, un autre documentaire tourné au Palais de justice de Paris. Le profil n’est pas le champ contrechamp classique du cinéma, figure qui nous place à chaque fois dans la position de celui à qui s’adresse indirectement le comédien. Le profil est une posture d’intrus : j’entre frontalement dans une conversation qui ne m’est pas d’abord destinée. Il y a là peut-être une absence de complaisance à l’égard du spectateur, une manière de lui faire mesurer qu’il n’est pas là incognito, mais que sa présence doit être acceptée, prise en compte. Il y a dans Faits divers une séquence exemplaire de cette position. Tandis que les policiers interrogent un couple qui vit dans une cave, l’homme qui est interrogé et filmé par Depardon ne cesse d’interpeller le réalisateur : pourquoi est-ce qu’on le filme, pourquoi y-a-t-il une caméra… Dans la séquence, aucune réponse ne lui est donnée, ni par l’équipe de tournage, ni par la police. D’aucuns y verraient une intrusion ou une brutalité symbolique. La brutalité, pourtant, s’exerce d’abord contre le cinéaste lui-même, contre le spectateur, en reconnaissant que les images ont un prix, qu’elles sont prises, au sens littéral du terme.

https://youtu.be/q4PHmWQcPI4

Il y a chez Depardon une autre forme de rudesse qui prend le biais trompeur du cliché. Dans Faits divers, comme dans Les Habitants, les personnes filmées apparaissent parfois, comme des caricatures d’elles-mêmes. Devant la doxa documentaire qui voudrait que les personnages soient tout à la fois des individualités pures et des symboles de leurs conditions, Depardon produit au contraire des personnages moyens. Ceux qu’il filme ne réalisent pas ce grand écart entre le témoin et le héros, mais occupent au contraire des positions plus vagues. Leurs opinions semblent parfois celles formatées par les journaux télévisées. Certaines scènes qui se déroulent semblent convenues, certaines conversations déjà entendues. Les mots sont sincères mais usés, empruntés, comme si, justement, ils n’appartenaient pas entièrement à ceux qui les prononcent.

En acceptant cette position, Depardon rappelle que chacun se trouve pris devant la caméra ou dans le simple cours de son existence, dans un mouvement de conformation. Les figures qu’il donne à l’écran, la concierge, le couple amoureux, la vieille raciste, les policiers, trouvent dans les postures qu’ils occupent, la possibilité de se penser, dans le monde. Depardon rappelle le poids d’une construction sociale où le milieu, l’économie et la culture sur-déterminent plus qu’on aimerait le croire, nos idées et nos actions. C’est dans ce refus d’un héroïsme documentaire que se situe sans doute la saveur particulière du cinéma de Depardon, et aussi son obstinée sincérité.

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