De la répétition et du changement imperceptible, Bang Bang Cock Cock produit un miel acide digne d’un monsieur Jourdain de la musique sérielle. Un phénomène sérieusement alsacien ?

EPISODE 1 L’eau écarlate, tu connais pas ?

La première fois que je me suis senti vraiment stoned, c’était au lycée avec un produit de nettoyage du genre de l’Eau écarlate que l’on sniffait à la récré. Au départ, c’était d’une douceur incroyable et puis quand on en prenait trop, ça devenait vraiment bizarre. Comme cette fois où j’étais allongé dans l’herbe à écouter carillonner la cloche de l’école et qu’en me retournant au lieu de mon pote, je me suis trouvé nez à nez avec Donald Duck. Je ne veux pas écrire de bêtises parce que ça fait bien longtemps que je n’ai pas pris d’Eau écarlate mais en rencontrant Adrien Moerlen pour la première fois, j’ai un petit flash que son rire nasal et électrique a rendu encore plus perturbant. Oui, il y avait chez la cheville ouvrière du Bang Bang Cock Cock quelque chose qui sonnait vraiment très Duck. Nous étions chez lui à Strasbourg, à la Taverne française où quelques alternatifs bon teints côtoient des étudiants tout frais qui parlent et rient fort en donnant l’impression de participer à un colloque international. L’après-midi touchait à sa fin et la bière locale, « la Perle », était plutôt agréable. L’établissement proposait un cupcake Nutella banane pour 2 euros et l’Internet en accès libre de 8h à 20h mais mystérieusement, pas entre midi et deux. Adrien buvait de l’eau pétillante ce qui signalait sans doute une forte gueule de bois. Il était toutefois prêt à recueillir mon étonnement enthousiaste au sujet de ce premier album de Bang Bang Cock Cock aux effluves psychés et joyeusement concrètes. Même si mes références le laissaient relativement perplexe puis, finalement, mutique.

Internet libre, sauf entre midi et deux

Comme si « (s)a morgue germanique lutta(it) en lui avec la simplicité anglaise, et aussi avec sa bienveillance naturelle et sa loquacité, … (pour finalement prendre) le dessous » comme l’écrivait à peu près H.G Wells en 1908 » dans La guerre dans les airs. Information clé : si Adrien Moerlen s’est mis à chanter (et plutôt très bien) c’est parce qu’on lui « avait demandé » et aussi parce que son accent en Anglais tenait plutôt bien la route. Sa mère américaine lui parlait dans la langue de Reagan, et lui c’est vrai, s’empressait de répondre en Français. Mais bon. Dans les années 80, cette mère travaillait dans une agence de pub à une époque où les cartels à la RSCG se déployaient en régions pour aspirer les fonds publics et « ré-inventer la communication politique » . Adrien en garde un vieux fond d’humour noir, comme en témoigne le nom du groupe dont il revendique la paternité (« mais je crois que ce jour là, j’étais bourré »). D’ailleurs, on va forcément épiloguer sur ce nom qui a provoqué quelques sérieux débats philologiques avec sa mère. « Elle trouvait que c’était un peu trop, Baise baise bite bite, un peu exagéré… je lui ai dit, mais quand même ; to bang c’est aussi frapper, claquer » (et même tondre la queue d’un cheval : bang the horse’s tail, ndr). J’ai eu envie de suggérer que BBCC pouvait alors se traduire par Claque Claque bite bite. Où, plus simplement, Faire claquer la bite. Tant il est vrai qu’au bout du bout, tout est une question de nuances.

La pochette du disque réalisée par le jeune gars que l’on voit fort justement jouer du slip dans la vidéo précédente est en fait le cliché d’un feu de joie que le groupe est venu allumer dans le Jura, c’est-à-dire sur le bord Sud de l’Alsace. On y perçoit une vive incandescence et cette espèce de calme qui suit une explosion alors que des centaines de particules flottent encore dans les airs. Exactement l’ambiance d’un disque fait de saillies punk new wave qui s’estompent dans une ronde psyché et répétitive qui présage du meilleur en concert. Sauf que de concerts justement, il n’est guère question. D’abord parce que le groupe compte en général six musiciens et surtout parce que tous – sauf un – vivent de bien autre chose que de la musique. Architecture, éducation, informatique, travail social… autant de styles de vie qui seraient mécaniquement entrés dans les clous de la reproduction sociale si la musique n’avait pas solidifié des liens transversaux, au delà des habitus de classe ou de métiers. « Bang Bang » pour les intimes est ainsi un projet d’amateurs au sens noble du terme, le groupe n’ayant peut-être pas d’autre ambition que de continuer ( comme le chantait France Gall dans son fameux Si maman, si). En cela il incarne un certain motif de l’époque, une sorte de « je ne préférerais pas » qui pourrait bien si l’on s’y frotte, se révéler un peu agressif comme le serait un œuf pourri que l’on balancerait à la tête des copains de l’industrie du disque. Sous des faux airs vintage, un refus de travailler pour le tube et l’imaginaire monomaniaque de la chanson pop. Un « non » balancé du bout des lèvres mais un « non » quand même. « Non », pas de tournées, non pas de disque que l’on sort d’abord en MP3 puis en CD et, enfin, en vinyle. Non pas d’espace culturel E. Leclerc. Et surtout, pas de discours anti-capitaliste ni de dénonciation de la machine à fric qui broie les talents, rien du tout. Juste un « Tout pour la musique » pour continuer avec France Gall. D’ailleurs, au départ, Adrien n’est même pas musicien. Il y en a tellement dans la famille que du coup non, il « would prefer not to »… il préfère les jeux de rôle autour d’une table, avec un maître de cérémonie qui vient balancer les dés. Il se préfère graphiste et donc jeune homme à la tête d’ordinateur.

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Saucisses en promotion

Ses journées musique il les passe à faire joujou avec Logic jusqu’à ce les yeux lui sortent de la tête par Internet, en général, où les bro’ mettent aussi leur grain de sel pour finir par écrire un morceau. Créativité d’une bétonneuse qui broie ensemble petits cailloux et sable fin. Au final, quelque chose qui ressemble plus à une production electro qu’à un groupe de rock en répétition.

Un bête ordinateur, c’est ce qui va relier la musique à la vie de bureau où Adrien Moerlen fait donc le graphiste ; dans une boîte de jeunes, enfin un peu moins jeunes que lui mais tout à fait obsédés par la musique, à fond, tout le temps. Une agence où l’on fait un peu tout et n’importe quoi, les quatre saisons de la messagerie publicitaire ou ce qu’il reste de la bricole Warholienne pour peu que l’on évite de sortir Photoshop afin d’arranger les saucisses de LIDL en promotion dans ses dépliants gratuits (là Adrien se relève un peu pour dire encore non, « on arrive à ne pas aller jusque là » , affirmation négative, tout à fait dans l’esprit Bang Bang). Une agence, beaucoup de musique et sans doute un peu d’eau écarlate (non, je plaisante) ; enfin cette petite différence d’âge entre Adrien et son Boss, Benjamin Voituriez, toujours avec sa guitare à continuer la discussion sur Joy division et les autres. C’est ici dans cette cousinade de bureau que démarrera l’aventure, lorsque le boss demandera a son employé modèle de pousser la chansonnette. Puisqu’il a un si bel accent et puisqu’on a fini par comprendre que … oui, il chante. Alors, vas y mec, chante …

EPISODE 2 : It’s gonna rain

Pendant longtemps, Strasbourg a cru pouvoir vivre tranquillement dans son jus bourgeois, ni droite ni gauche et ni Est ni Ouest. Groupes de rock new wave étourdis par la frontière regardant plus souvent du côté français que du côté allemand même si comme le souligne Franck Marxer patron de Rival Colonia, le label de Bang Bang : « on est toujours mieux accueilli à l’Est » Aussi proche de Hambourg que de Paris, une poignée de Strasbourgeois ont sans doute assisté au début des Beatles en Allemagne. Et, aujourd’hui, ils sont toujours à portée des postillons des tournées nord-européennes qui permettent par exemple de programmer inopinément un Jacco Gardner dans un bar de la ville. Et à quelques coups de pédales de là –parce que Strasbourg comme Nantes ou la Rochelle, est une ville où l’on pédale beaucoup et depuis longtemps – il y a le Parlement européen, tellement typique des pays de l’Est c’est-à-dire totalement somptuaire, à la fois démocratique et bureaucratique ; un objet moins politique que purement architectural, construit simplement pour frapper les esprits et qui effectivement pouvait apparaître très chouette à l’époque où une poignée de mecs se battaient pour acheter les derniers arrivages des disques 4AD à la Fnac locale. Jusqu’à ce que les années 90 finissent par dévoiler leurs funestes desseins. Le régime alternatif du dandysme post-rock commençant à prendre du gras, la faute à Souchon (Papa Mambo) ou à Fleurent-Didier (France Culture), a quelque chose de sarcastique qui finissait par pourrir l’idée de l’intérieur. Le rock était devenu un maniérisme culturel comme un autre, comme par exemple la couture ou la pêche (et pourquoi serait-ce un problème ?) La géométrie de tout ça est devenue franchement variable et la petite « Venise du Nord » s’est mise à vendre clés en main des marchés typiquement strasbourgeois au Japon tandis que la gare se recouvrait d’une coquille de verre sans doute conçue pour apparaître dans les pages diabétiques du magazine M le Monde qui, bien malgré lui, met parfaitement en scène son époque de replis et de barrières invisibles. Il y a donc la gare sous sa coquille de verre et cette idée de frontière qu’un groupe de géographes alsaciens a défini comme cet « acte de mettre de la distance dans la proximité » (cf. A.N Amilhat Szary, Puf 2015, « Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? »). Il y a enfin ce petit bateau pneumatique, avec à son bord une dizaine de migrants venus d’Afrique, qui a récemment accosté devant le Parlement européen, à l’initiative d’associations, pour dénoncer la politique migratoire «meurtrière» de l’Europe.

C’est dans cette déroute silencieuse que surgit finalement Bang Bang Cock Cock, dans ces micro-labels où les vieux rockers continuent à se déchirer, moins sur la direction artistique que sur la gouvernance des choses, offrant sans doute à un Philippe Djian alsacien de quoi écrire des épisodes de roman-réalité jusqu’à la fin de ses jours. Ceux-là, jeunes pères de famille finissant par toucher du doigt un peu de leurs altérités, acceptent peu à peu de se transformer en sergents recruteurs de jeunes talents qui ne demandent qu’à éclore.
Moerlen donc, issu de cette génération dark rock nourrie très jeune au rap français un peu débile et qui lentement a tourné casaque vers cette espèce de mélange des genres qui toute proportion gardée nous rappelle de loin en loin une inspiration chamanique. Quelque chose qui nous échappe et nous échappera toujours. L’album de Bang Bang Cock Cock, immédiatement sorti en vinyle, est né d’un incident à la façon de cette pièce de Steve Reich de 1964, It’s gonna rain. Monté sur deux bandes identiques afin d’amplifier la scansion du discours, le montage a subi un défaut d’alignement qui a rétabli et amplifié l’unisson en créant inopinément un effet acoustique dévastateur et finement minimaliste. L’erreur de Bang Bang, un peu plus triviale mais néanmoins très instructive, relève davantage d’un imprévu. Alors que l’enregistrement était quasiment terminé – les sessions de studio ayant permis de repasser le signal MIDI dans des synthés analogiques – le batteur (invité) s’est emparé de ce qui soudainement est redevenu une maquette pour jouer dessus live et apporter au disque sa touche finale. Ce faisant, il poussait le son du groupe vers des paysages encore inconnus provoquant une sorte de déclic chez les musiciens de Bang Bang qui ont alors pris en pleine tête ce kiff que pouvait être un jam se transformant en album. Adrien en reste toujours subjugué. Le batteur, en l’occurrence Francesco Reiss, est ainsi devenu le seul vrai musicien du groupe. Originaire d’Italie, il est issu du monde du jazz, ceci expliquant peut être cela. Comme Marxer et Voituriez, il est de cette génération de grands frères qui s’est mise en tête de tirer les cadets de leur torpeur post-nineteen pour les mettre au boulot.

Généalogie du claquement de bite

Du coup, tous les morceaux pop que le groupe produisait encore, presqu’en automatique, ont été retirés de la tracklist finale. Au bout du compte, la parenté minimaliste du groupe est davantage à chercher du côté de Phil Glass et de son goût pour l’Inde et ce rock’n roll qui finit par faire un peu psyché. A l’origine, d’ailleurs, l’album s’est brièvement appelé « Modern techniques of meditation ». Adrien et les autres disciples Bang Bang jouant de cette ambiance répétitive pour « structurer leur délire » comme on dit joliment, cherchant la transe alsacienne, la fête païenne que la région a bien connue il y a quelques siècles ; les petits vallons aux alentours étant d’ailleurs renommés pour avoir été des spots de débauche lorsqu’ ils étaient de simples cuvettes asséchées de bras secondaires du Rhin.
Autant dire qu’il y a chez Bang Bang Cock Cock une friponnerie gangsta, l’incandescence du feu de joie de la pochette du disque soulignant cette sorte de pulsion délinquante comme elle permet d’opacifier le théâtre des opérations, rendant tout simplement impossible l’identification des principaux protagonistes. Brouillage généralisé, notes de pochette réduites au strict minimum. Pas ou très peu de photos du groupe, Moerlen se crispant devant les objectifs à la manière d’un chef de gang luthérien (« … la faute ne peut séparer les hommes, quand bien même ils commettraient le péché d’impureté mille fois par jour, et le meurtre autant de fois… »). Vieux fond d’eau écarlate sans doute qui empêche de mieux cerner un personnage dont il me reste le petit logo dessiné pour le label Rival Colonia.

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Une géométrie mystère sur laquelle en ajoutant deux coups de crayon, je faisais apparaître une sorte d’homme saucisse enfermé dans un système de roulement mécanique. C’était là le dernier geste de mon enquête, comme si je dessinais la clé permettant de faire sauter les verrous de l’histoire. Derrière les figures paternelles souriantes, les Marxer, Voituriez et Reiss, apparaissait enfin cette généalogie du claquement de bite : la grande lignée musicienne des Moerlen, grand-père, oncle et fils jusqu’à Pierre, le père, fameux batteur de rock psychédélique, membre fondateur du groupe Gong et collaborateur régulier de Mike Oldfield. Un drôle de mélange qui garantissait sans doute l’indépendance du père et lui permettant d’esquiver la bienpensance de son époque (le dodécaphonisme à Strasbourg, le spectralisme à Paris). En poussant le bouchon, on peut même considérer que la démarche de Bang Bang Cock Cock est assez similaire, un peu plus low profile, mais s’écartant également des clichés du moment : cette façon de tremper à peine le pied dans ce qu’il convient d’appeler le revival psyché tout en ôtant le masque de ce punk rock puant qui fait la joie des synchros.

Admettons donc cette ressemblance troublante avec un père dont Adrien dit peu sans pour autant refuser d’en parler, précisant par exemple qu’il a bien sûr touché à la batterie, Pierre lui ayant « montré » et lui ayant « trouvé cela  marrant » pour finalement renoncer comme l’on finit par débander, sans trop savoir pourquoi mais en se doutant un peu quand même… Bang Bang Cock Cock ? Adrien se mettra finalement à la musique très tard, après une longue période de refoulement, le décès prématuré de Pierre en 2005 alors que celui-ci répétait à la campagne, dans une ferme de Sainte-Marie aux Mines, chez un autre musicien, prénommé Bubu. Il devait alors apparaître au festival C’est dans la vallée organisé par Rodolphe Burger dont le studio et la ferme se situent un peu plus bas. Burger se souvient l’avoir croisé juste avant sa mort, le trouvant « vraiment à fond », complètement survolté. Ce qui est troublant c’est que ce sont précisément les termes que les gens emploient pour qualifier Adrien lorsqu’il chante. Ce qui l’est encore un peu plus, c’est qu’Adrien jouera cette année dans ce même festival, en octobre prochain, Bang Bang Cock Cock étant finalement programmé durant les festivités. Hasard objectif comme dirait l’autre. En Alsace c’est clair, tout le monde finit par se croiser. Mais bon, il aura fallu que remonte à la surface le fantôme du batteur paternel (via les baguettes de Reiss, en l’occurrence) pour que le rejeton sorte lui aussi de terre. Contre toute attente, il semble bien que le rock’n roll puisse encore sauver des vies de musiciens.

Bang Bang Cock Cock // Heidentum // Rival Colonia
https://bangbangcockcock.bandcamp.com

4 commentaires

  1. Je profite du site Gonzaï pour te draguer. Je suis strasbourgeoise d’origine et ça me fait tellement plaisir d’entendre parler de la Taverne française et de ses cupcakes que j’ai envie d’ouvrir un concept-store-café dans le 10ème où toi et moi on passerait de la musique de l’est et on fabriquerait nos propres bretzels (5 euros minimum à Paris les gens font des attaques cérébrales si c’est trop donné, il paraîtrait). Je suis géniale oui bien entendu. A. Très bon article soit dit en passant.

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