Bon, autant rentrer tout de suite dans le vif du sujet : le roman de l'irlandaise Kerry Hudson est une véritable bombe, un incontournable, un must-read absolu. Le titre, déjà, annonce tout : "Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman".

Entre le décalage enfantin d’une gamine attachée à sa glace et la froideur usée d’une adulte à qui on ne la fait pas. Pourtant, les fresques sociales, comment dire… Les histoires de galère, de dèche, de misère urbaine et d’errances personnelles, il se pourrait qu’on finisse par en avoir marre. Déjà, parce qu’on en a sous les yeux à chaque fois qu’on met les pieds dehors ou dans le métro, et ensuite, tout bêtement parce que nous, de notre canapé et de notre smic, on ne peut pas faire grand chose de concret, à part filer nos fringues trop petites au secours catholique.

Certains auteurs anglo-saxons avaient déjà réussi à secouer les lecteurs avec une violence et une efficacité rares : Laura Hird, Irvine Welsh, Richard Milward, Tony O’Neill… Les meilleures plumes actuelles ne sont pas à 100% made in USA, même avec toute la mauvaise foi du monde. Nos petits voisins écossais et anglais possèdent un talent dont la plupart des français feraient mieux de prendre de la graine…

mamanEnfin bref, revenons à Kerry Hudson. Née à Aberdeen, en Ecosse, cette jeune femme n’a vraisemblablement pas beaucoup à envier à Janie, l’héroïne extra-lucide de son premier roman. Elle nous raconte son trajet, depuis sa naissance jusqu’à son émancipation, au seuil de l’âge adulte. Non désirée, trimballée de foyers pour femmes battues en B&B miteux, entre une mère paumée, entourée de petits copains malhonnêtes ou violents, une grand-mère givrée et un oncle toxico, Janie se mange la vie de plein fouet. Et nous embarque dans son périple sans nous laisser le moindre espace de répit. Le propos pourrait nous déprimer, nous angoisser, nous faire poser le livre avec un certain dégout. Au fond, on ne sait pas si on a envie de voir cet aspect de la vie, de connaître ce revers de la réalité. Une des forces de Kerry Hudson se tient sur ce point, précis. Jamais elle ne nous met la larme à l’oeil ni ne nous inspire la pitié, sentiment haïssable par excellence. On n’a jamais envie de lui dire « ma pauvre petite », non, c’est bien plus subtil. Elle nous fascine, elle nous fracasse la tête sur le pavé, et nous relève en souriant, portée par la grâce d’un moment d’innocence, d’un espoir enfantin. Quelque part, on devient cette enfant, on plonge dans son quotidien sans le moindre recul ni distanciation entre les champs.

Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman n’est pas une fiction flamboyante à la Dickens ou Zola, on ne s’égare pas dans un monde trashy, peuplé de toxicos et de travelos esthétiques à souhaits, non, on évolue simplement aux côtés d’une petite gamine qui essaie de comprendre ce qui lui arrive, et où elle va, qui sont ces mecs violents et tarés qui font pleurer sa maman qu’elle aime plus que tout malgré les jours sans, les cris, et la lente dépression qui l’engloutit au fil des années de galère et de faux plans. Kerry Hudson jongle avec les ressentis et les focalisations de sa narratrice, qu’elle soit toute gamine ou grande ado, changeant facilement de focale et de zoom pour forcer à prendre conscience de ce qui est en train de se dérouler.
Au final, on prend des baffes. On encaisse, on grince des dents, on retient son souffle. Et on maudit le trajet en train, soudainement devenu si court qu’il ne nous permet pas de finir ce livre dans les 4 heures qu’il dure. On oublie les 4 douaniers moustachus et soupçonneux (que mon t-shirt orné d’un raton laveur sous acide semble intéresser au plus haut point), on oublie la vieille qui déballe un sandwich au thon (alors que le seul bruit du papier d’alu dans un transport en commun nous file la gerbe). On espère une chose : que Kerry Hudson frappera aussi fort dans ses prochains romans et nous démontrera qu’il existe bel et bien une littérature européenne, à cheval sur le réalisme absolu de notre époque et le naturalisme classique du 19e.

En attendant, on fait un peu plus connaissance avec la demoiselle, qui se livre à Gonzaï avec sincérité et pudeur, loin des ronds de jambe du Café de Flore.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ? A quel âge ?

J’ai toujours aimé les livres et les films. J’ai toujours été curieuse de ce qui m’entourait, et c’est la raison pour laquelle j’ai autant voyagé quand j’avais 20 ans. Venant d’une « working-class » peu éduquée, j’ai toujours senti que les livres étaient une porte vers un « ailleurs ». Le monde littéraire, de mon point de vue, me semblait être une cité de tours d’ivoire. Mais j’avais une petite amie fantastique à l’époque qui m’a botté les fesses jusqu’à ce que je croie en moi et, la vingtaine entamée, j’ai commencé à vouloir comprendre d’où je venais, quelle avait été mon enfance. Alors j’ai commencé à écrire un peu chaque jour (environ 1000 mots), juste pour moi. Je n’ai jamais imaginé que ça pourrait être publié ou que ça rencontrerait un accueil aussi chaleureux. ça a été le changement de ma vie !

Quand avez-vous compris que votre vécu pouvait devenir le matériau de livres ?

Quand j’ai commencé « Tony Hogan… », j’étais sur le point de comprendre l’adulte que j’étais devenue, j’essayais de comprendre mon enfance et mes relations, et comment ces choses étaient liées les unes aux autres. J’écris parce que je suis curieuse de la façon dont j’interagis avec le monde et dont le monde interagis avec moi. C’est un peu égoïste, d’une certaine manière, mais j’espère qu’en amenant mon honnêteté et mon coeur dans mes pages, les autres se retrouveront un peu aussi. Je chercherai toujours des réponses et je veux explorer cette capacité à travers l’écriture. Mon second roman, Thirst, parle d’amour, le troisième, de besoin, de vulnérabilité et de rédemption – choses que je trouve à la fois complexes et fascinantes.

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Comment qualifieriez-vous votre roman ? Quels étaient vos sentiments en l’écrivant ?

C’est le portrait d’une partie de la société britannique qui n’est pas souvent montrée dans la fiction littéraire. Janie Ryan, sa mère et sa soeur ne sont pas les héroïnes habituelles qu’on trouve dans les livres. Je les décris dans mon livre comme ayant « des muscles commotionnés en guise de coeur » et je pense que c’est représentatif du livre. C’est cru, parfois brutal, totalement honnête, plein d’amour… et,heureusement, de couleurs et d’humour aussi. L’écrire a été une expérience très joyeuse, en partie parce que ce livre attendait d’être écrit, et aussi parce que j’avais enfin trouvé ce que je voulais faire et dans quoi j’étais douée. Il y a eu des choses douloureuses à écrire, bien sûr, mais je crois en l’honnêteté. Je crois vraiment qu’il y a quelque chose à gagner à explorer les coins les plus sombres.

Trouvez-vous que vos personnages sont des anti-héros ou des héros en prise avec la vie quotidienne ?

Ils se lèvent tous les jours et choisissent de vivre, et je trouve ça héroïque en soi. Ils sont comme nous, et parfois manifestent un courage incroyable. Ils s’aiment et se rendent vulnérables afin de recevoir et donner cet amour. Ils sont aussi dépassés, ils prennent de mauvaises décisions et font des choses dont ils ne sont pas fiers. Comme la plupart d’entre nous, ils sont à la fois héroïques et mauvais, parfois dans une même journée.

Pensez-vous que vous auriez écrit si vous aviez eu une enfance plus facile ?

Honnêtement, j’essaie de ne pas penser aux « si » et « peut-être ». Je ne sais pas ce que j’aurais été avec une enfance plus stable et une meilleure éducation. Je suis devenue écrivain malgré mon manque d’opportunités. En disant ça, j’ai l’impression que les difficultés de mon enfance, qui auraient pu me détruire adulte, sont devenues les choses qui m’ont rendues capable d’écrire. Tout en me faisant vivre des choses difficiles, mon background m’a donné une attention, une conduite et une éthique de travail, une autre façon de voir les choses qui font de moi l’écrivain que je suis.

Où Janie tire-t-elle sa force de vie ? Comment garde-t-elle cette lucidité et cet équilibre sans jamais basculer ?

Janie est une enfant qui trouve de la joie dans le quotidien, dans toutes les petites choses bien qui composent son présent (j’imagine que c’est ça qu’on appelle la présence à l’instant). Peu importe la noirceur des choses, Janie va trouver une étincelle et décider que c’est une étoile rien que pour elle. Et il y’a le fait qu’elle sache que sa maman l’aime envers et contre tout  – il y a beaucoup de force et de pouvoir dans cette forme d’amour.

Kerry Hudson // Tony Hogan m’a payé un ice-cream soda avant de me piquer maman // Editions Philippe Rey, 2013

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