Mieux vaut sombrer qu’étouffer. Souffrir que se résigner. Vaciller dans la cruauté plutôt que se fixer dans la démission. Etre une femme du vertige plutôt qu'une épouse de la stabilité. S’extraire, en somme, de la génération qui a peur d’avoir mal.

Voilà ce à quoi nous incite Kate Braverman dans chacune de ses publications, depuis Lithium pour Médée  (2006) jusqu’à Bleu éperdument (2015). Interview à résonances apocalyptiques, avec la plus virile (au sens qu’en donnait Gainsbourg, « avec le courage de cracher la réalité, aussi cruelle soit-elle ») des écrivaines de Californie.

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Vous qui n’hésitez pas à être féroce envers les journalistes et les journaux dans vos écrits et dîtes ne pas lire journaux et magazines, qu’est-ce que vous espérez d’une interview ?

J’y répond disposée à la découverte, à la révélation, au salut. Toujours à la recherche d’individus qui me ressembleraient. Qui pourraient m’entendre et me donner le mot de passe, le code, la carte qui mène jusqu’au au pont de l’exil. Donnez moi un éclair, une couverture, un bibelot, une petite tape sur la tête et une promesse — même si vous la brisez. Les interviews sont une sorte de discipline dans l’artisanat de mon écriture. J’en fais pour témoigner. C’est l’opportunité de s’adresser au lecteur directement. C’est un dialogue avec l’histoire.

Dans votre travail, vous cherchez toujours à réconcilier la féminité et les ténèbres. Dans Bleu éperdument, vous racontez à travers onze nouvelles l’histoire des femmes qui ont le cran d’échapper aux rôles traditionnels dans lesquels la littérature les restreint généralement. Mais en retour les hommes ne sont pas donnés à voir comme plus poétiques ou plus doux. Est-ce qu’il n’y a pas un danger à montrer un monde entièrement viril comme vous le faites ? Est-ce que ce n’est pas une masculanisation de la réalité ?

Evidemment, nous sommes tous et masculins et féminins. Mais la réalité est entièrement patriarcale. Parler de littérature c’est parler de ce que les hommes privilégiées ont écrit et de ce que d’autres hommes privilégiés avaient à en dire. La loi. La medecine. Le gouvernement. L’art. La science. La religion. La philosophie. Toutes les expressions, les définitions, de la condition humaine, les jugements, l’esthétique, la moralité et les mesures sont des quêtes patriarcales. Je parle de ce qui est.

Dans les années 60-70, alors que étudiiez à Berkeley, vous vous êtes impliquée dans des mouvements féministes et anti-guerre : êtes-vous toujours, à ce jour, engagée politiquement ? Pensez-vous que la littérature puisse la penser, l’influencer ?

51v7k+VKO9L._SY344_BO1,204,203,200_Je ne suis plus impliquée en politique, non. Quiconque pense l’être s’illusionne. Il n’y a pas de dissidence dans ce pays, pas de débat, pas d’analyse. Rien n’est authentique. Par exemple la majorité des juifs américains n’est pas pratiquante. Et beaucoup d’entre eux n’approuvent pas les positions d’Israël. On n’en entend jamais parler. La majorité des juifs ne compte pas. Les gens pauvres ne comptent pas. L’ « Autre Amérique » ne compte pas. Les personnes âgées ne comptent pas. Les personnes handicapées ne comptent pas. Les intellectuels et les artistes ne comptent pas. Les noirs ne comptent pas. Les mexicains, les dérangés mentaux non plus.

La majorité des américains veulent que les lois draconiennes sur la drogue soient supprimées, mais la plupart des américains ne comptent pas. La plupart voudraient qu’il y ait une restriction sur les armes et un salaire égal pour les femmes. Nous avons fini par obtenir une couverture médicale, mais son fonctionnement est si punitif qu’on n’en profite même pas. En tant que nation nous sommes très déprimés. Une bonne partie des Américains de toutes les classes prennent régulièrement des anti-dépresseurs dont certains d’entre eux sont sans effet, expérimentaux. A Guantanamo le gouvernement a eu un comportement digne du Moyen-Age sur certains prisonniers ; les gens en parlent tous les jours. L’Amérique a bien sûr montré son penchant pour la superstition dans son histoire, critiquant les autres, faisant la chasse aux sorcières. Les vampires et les zombies restent à la mode. L’ignorance et la convoitise triomphent partout.

La littérature n’a absolument aucun pouvoir.

Le gouvernement est infesté de criminels de guerre. Kissinger. Rumsfeld. Cheney. Bush. Mon préféré c’est Robert Mac Namara. Un élu fédéral qui attribuait des autorisations de voyager à des meurtriers de masse qui auraient dû être convoqués devant la cour pénale de La Hague. L’évolution de ma vie correspond avec l’ascension de l’empire américain, je l’ai vu s’enliser. Le Viet Nam. Les guerres en Amérique Centrale. Le support insoluble fourni aux tyrans. La guerre contre la drogue, qui est en fait une guerre contre les américains — les pauvres en particulier. Et qui maintenant dévaste le Mexique et le Guatemala. Il n’y a pas de justice dans ce pays. Le système judiciaire n’est pas chaotique, il n’existe pas. Pour éviter la punition vous devez avoir l’argent qu’il faut. L’aspect puritain demeure. Dans l’Amérique où je suis né il y avait des fonds destinés à la protection. Et il y a maintenant cette affreuse pauvreté avec laquelle nous ne voulons avoir aucun contact ; et ces légions de personnes affamées allongées sur les trottoirs : nous les enjambons. La littérature n’a absolument aucun pouvoir. Cela fait des décennies que la page écrite résonne avec culture. Il fallait lire. Il fallait discuter du dernier Bellow ou Cheever ou tout au moins on connaissait les magazines. Mais il n’y a plus de système critique organisé, non. La littérature est en chute libre.

Quand vous dites dans une interview que vous « reconnaissez d’une manière unique, la plupart des autres artistes ne le réalisant pas, notre condition post-historique » que voulez-vous dire ? Comment cela est visible dans votre travail ?

Dans mon dernier livre de fictions courtes les protagonistes sont des orphelins, des personnes à la dérive, des gens paumés. La famille a disparu. Elle n’était pas obligatoire, elle est désormais obsolète. Nos communications sont génériques, effacées, tournées vers le strict individuel. Nous sommes à l’écart et abandonnés, égarés dans des villes accidentelles, dans des régions insignifiantes, seuls et le cœur brisé. Un mauvais calcul, une petite erreur — et notre sort se scelle dans des circonstances hasardeuses. Cet aspect de la démographie est peu évoqué. Ces millions de vieux malades, terrifiés, esseulés. Dans les cafés, à chaque table, vous trouverez un homme âgé assis seul avec son ordinateur portable. Cela fait 8 ans que personne ne l’a touché. Personne pour l’aider à mettre du baume apaisant sur son dos dans les endroits qu’il ne réussit pas à atteindre. Dans le centre commercial, dans une vitrine une vieille femme se tient là devant la fenêtre, vacante, sans même faire le deuil ce qui pu être là auparavant. Maintenant vous avez le droit à un forfait Obama pour 10 dollars. Mais n’en n’avez que 7 minutes par jour. Voilà toute l’ironie de l’Amérique. Toujours une nouvelle mise en garde. Il faudrait vivre avec un avocat en permanence. Les classes inférieures ont 7 minutes de communication par jour parce qu’elles n’ont pas de valeur. Leurs tragédies et leurs urgences, leurs appels administratifs comme leurs enfants — tout cela est sans importance. Ils n’ont rien à dire. On les encourage à devenir non-verbaux. C’est un élément du citoyen docile, abattu, réclamé par la version américaine de la démocratie.

Le village global est un souk global.

Un autre élément de l’abattement général, vous le dites dans plusieurs interviews, pourrait-être le trop plein d’informations que nous ingurgitons en permanence. Etes-vous personnellement « connectée » ? Estimez-vous que ces réseaux sociaux puissent-être utiles pour écrire et lire, que cela participe à l’évanouissement général de la littérature dans le monde ?

Braverman.Santa.Fe.2Le village global est un souk global. Un taudis. Les blogs comme autant de graffitis à ponctuation. Il y a eu un gros nivellement par le bas. La « violence blanche ». La globalisation. S’il y a un patois en évolution dans les spasmes électroniques qui lavent nos écrans, je ne sais pas le déchiffrer. Tout cela est en fait hilarant, mais d’une manière atroce. La population jouant avec des jouets électroniques d’une manière très convaincue. Ils pensent faire des radio shows. Croient être DJs. Les femmes au foyer se croient photo-journalistes avec leur portables. Ou qu’elles dirigent des films. Je suis souvent stupéfaite. Des milliers de gens sont convaincus d’être écrivains. C’est curieux mais alors que les publications diminuent, que les librairies ferment, que les bibliothèques deviennent des collections d’objets, jamais tant de personnes ne se sont proclamées écrivains. Je ne dis plus que je suis écrivain. C’est trop douloureux d’entendre la réplique — oh ma fille est écrivain aussi. Et mon voisin, mon propriétaire, mon dentiste, mon mécanicien, mon jardinier. Nous restons enfermés à double tour, des barres de fer aux fenêtres tandis que nous tâtonnons sur le clavier avec nos amis à New Delhi et Rangoon. Où pourrons-nous aller quand les centres commerciaux seront fermés et que « Extravagant Excess « et « One night Stand » seront clos ? Connaissons-nous suffisamment les lois de chaque province pour risquer une confrontation avec la police ? En Floride on peut posséder jusqu’à deux grammes de cocaïne. Dans le Colorado, fumer de la marijuana à volonté. Au Texas, juste le fait d’y penser peut vous conduire en prison pour des dizaines d’années.

L’Amérique est une expérimentation qui a échoué.

D’accord, et quel est le nœud problématique du mode de vie Américain selon vous ?

Le noeud c’est qu’il n’y pas une, mais deux Amériques. Quand je vivais dans des enclaves éduquées et que j’étais riche, je m’adaptais aux défauts et aux hypocrisies. Je pensais que l’autre Amérique était quelque peu plus monotone, plus sombre et pauvre. Elle manquait de style et d’idées. Maintenant que je suis complètement égarée, dans une province rétrograde qui mène la nation à la famine et au manque d’éducation, je comprends l’oppression américaine. Il faut l’expérimenter à un niveau moléculaire. Récemment, je suis allée au « Senior food distribution ». Un bocal de beurre de cacahuètes, quatre boîtes de carottes en conserve, deux paquets de céréales, un paquet de lait déshydraté et une bouteille de jus de fruits. Cela correspond à un mois de provisions. Les employés payés par le gouvernement demandent si j’ai faim, si je suis seule et que je souffre. Je réponds que oui. Ils approuvent d’un signe de tête. Voilà la réponse adéquate. Voilà comment je suis censée ressentir les choses. Voilà comment le pays doit ressentir les choses.

Mon dictionnaire m’offre deux cent choix. Le programme de mon ordinateur, trois.

Alors vous pourriez déménager en Europe demain ? Pour quelles raisons le feriez-vous ?

Oubliez demain. Je déménagerai en France aujourd’hui. Je porterai mon ordinateur, mon chat et mes vêtements sur mon dos. L’Amérique est une expérimentation qui a échoué. C’est un pays virtuel qui s’est dépouillé de ses valeurs fondamentales et de sa fierté. Quand j’étais jeune, l’Amérique était une méritocratie et son empire resplendissait. Maintenant il n’y a plus qu’arrogances, aux justifications sans valeur, pathétiques. L’élément le plus terrible que je peux identifier, c’est cette sorte d’uniformité générale, la standardisation culturelle de masse. C’est le massacre Orwellien des mots, de ce qu’ils font naître. La technologie rend ceci possible et même inévitable. Mon dictionnaire m’offre deux cent choix. Le programme de mon ordinateur, trois. Les mêmes magasins dans le même ordre dans les centres commerciaux. La banale laideur d’une rue américaine. L ‘isolement implacable. La besoin national d’être normal. Quelque part, un ado venu d’un bled paumé, convaincu que Jesus est sur le point d’apparaître et que l’évolution n’est qu’un canular est en train de pisser sur un prisonnier dont la gueule est étouffée dans une capuche de cuir. Chute de l’Empire.

Ceci est peut-être caractéristique des chutes d’empire. Intraitable classicisme. Les conflits aussi irrationnels que mortels. Le confort fragile des alliances douteuses. Le rejet de la science et de l’histoire, du lyrisme et du langage. L’abandon de ce qui est héroïque et épique. Et dans les quelques librairies survivantes, de l’exotisme et des recettes et des photos de célébrités et pleins de tomes sur les vitamines et la nutrition. Je suis pas intéressée par l’appartenance à telle ou telle parcelle de terrain en fait, mais plutôt par les points d’intense lumière, celle des torches ou des lasers, des illuminations mentales entre lesquelles on peut naviguer. Au cours du millénaire, les régions où nous sommes nés — ici l’Amérique — peuvent devenir sombres ou hostiles et il nous faut alors reconnaître que nous sommes des migrants permanents qui nous déplaçons aléatoirement vers la pulsation lointaine de ce qui pourrait nous éclairer.

Kate Braverman // Bleu éperdument // Ed. Quidam 2015 (245 pages)

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