Il y a plus d'une raison pour tenir Julien Solé, fils d'un certain Jean Solé qui signait une page dans le tout premier numéro de Fluide, en ligne. C'est le type qui a installé le modem dans la rédaction de Fluide Glacial il y a plus de quinze piges. Comme, en plus, il sait quand on doit retirer Bo Diddley pour mettre les Beach Boys, ce jour-là il avait un air d'homme parfait.

Malgré tout, c’est le hasard qui le plaça devant mes recherches sur Fluide Glacial et Fluide G. Je venais de recevoir le deuxième tome de sa série rock’n’rollesque The Zumbies. Un road trip convenu pour quiconque a déjà maté un rockumentaire, mais carburant aux références-friandises : Cramps, Adkins, Screaming Jay… Ne me dites pas que ça n’est pas sexy ! Une histoire de popeux décédés entre deux hit-parades, mais ressortis de terre pour faire pétarader les amplis à transistor et pleurer les cymbales. Cheap et pulp revendiqué, le bouquin s’en sort plus que bien. Assez pour ne pas laisser vos potes embarquer le SP quand ils passent chez vous.
On échange d’abord des vidéos par Facebook, puis des railleries quand je découvre qu’il a une basse fretless dans son atelier, et enfin l’illumination : quand Julien, alias CDM (« Chieur de Monde »), ne couvre pas des concerts bloc-note vissé en main, le gratin de la bédésphère (disons ça) dit de lui qu’il maintient Fluide Glacial soudé. Et je le crois. Je décroche le phoner et nous voilà lancés sur tous les sujets : éditeurs, presse, trait, rock, fric, le 93 et Montparnasse, les machines à laver… tout y passe, sans transition, comme dans un best of des Ramones, tacatacatac ! Une heure à garder le coude en l’air, autant dire que, chacun chez nous, on rêvait de tirer nos Cramps.

Gonzaï : Question bateau mais honnêtement, est-ce que c’est parce qu’il y avait Papa que tu t’es dit « Je vais faire de la bédé » ?

Julien Solé : Oh bah oui évidemment. J’ai aucun problème avec ça, il y a une filiation absolument assumée. Quand tu es petit et que tu vois ton père qui reste à la maison toute la journée en faisant des choses mystérieuses parce que la table à dessin est trop haute pour toi, tu finis par vouloir monter sur le tabouret… Tu commences par niquer quelques vieilles couv’ de Pilote avec un stylo bleu, et puis après tu observes. Je me souviens surtout d’avoir croisé des gens qui faisaient la même chose et qui avaient l’air de s’amuser, je me souviens de Goscinny, de la bande des Humanos… Comme les week-ends chez Gotlib, ce sont des souvenirs qui m’ont marqué.

Ha ouais ? Carrément !

Oui, et aussi les soirées avec Jacques Lob [père de Superdupont – NDA] où papa allait peaufiner les scénars. Moi je foutais mon nez là-dedans. Ça m’a donné envie…

À tort ou à raison, je t’imagine très lié à Fluide Glacial. Ton père y est depuis le premier numéro et toi depuis quinze piges.

J’y suis entré par un biais curieux : j’y suis entré par le Web. Avec mon frangin, on a développé les activités Web de cette boîte qui était alors bien plus florissante. C’était du 120 000 exemplaires tous les mois à l’époque, vers 94-95, le Web était balbutiant, les webzines encore plus. Mais j’ai fini par prendre carrément un mi-temps pour gérer ça. On était dans la tour Montparnasse, au 34e étage, un truc de dingues. C’est comme ça que j’ai rencontré l’équipe des dessinateurs, puis croisé Larcenet qui m’a mis le pied à l’étrier avec un premier bouquin, puis un tout seul, et puis voilà… Ma filiation avec Jean Solé m’a foutu le pied dans le truc plus facilement qu’un stagiaire lambda, mais il a fallu que je fasse mes preuves.

Attends, tu peux pas arriver et dire « salut, je vais faire votre site » !

Oui, oui, tu peux pas faire ça. Avec mon frère qui est dingue d’ordi, on leur en a parlé : « Attention, il se passe un truc là, c’est en train de naître. Êtes-vous intéressés pour mettre un pied là-dedans alors que c’est balbutiant ? » On a d’abord fait le CD-Rom pour l’anniversaire [1] mais on a aussi créé un webzine qui s’appelait @Fluidz, qui était techniquement nul si tu le regardes maintenant. Mais les choses étaient là.

Avec le retrait (médical) de Christophe Goffette [rédacteur en chef de Fluide – NdlR], vous êtes lâchés, en autonomie. Quelle place as-tu dans l’organisation ?

Tu sais, c’est vraiment une toute petite rédaction, il y a six personnes en tout et pour tout à Fluide, presse et albums. J’ai été très impliqué, je faisais beaucoup de marges [2], j’étais au comité de rédaction. J’ai clairement levé le pied sur tout cela, mais je suis un des rares à avoir plusieurs séries en cours dans Fluide [Cosmik Roger et Zumbies – NdA].

Comment ça marche, ce comité de rédaction ?

C’est monté ad hoc. Il y a une partie fixe qui se réunit pour faire les numéros, le chemin de fer, tout ça, et une partie tournante d’auteurs qui viennent dire ce dont ils ont envie et comment ils voient les choses. C’est très bancal. Il nous reste à pérenniser ces choses-là.

C’est fou, depuis le départ de Gotlib, on n’a jamais vu de dessinateur comme rédacteur en chef.

Mais c’était déjà une exception ! À part Goscinny, qui était scénariste et rédacteur en chef [3], ça n’arrive jamais.

L’absence d’un rédac’ chef désigné par l’éditeur, ça aide ou ça complique les choses ?

Ça marche mieux que notre dernière expérience de rédac’ chef, qui a été catastrophique. Moi je trouve que ça se tient éditorialement, avec des choses biens et des choses nulles, mais tous les journaux connaissent ça. De tous temps il y a eu ça dans Fluide, à la grande époque tu avais Coyote ET Blutch, qui drainaient deux publics très différents qui ne s’appréciaient pas mais coexistaient. Mais là ça bouge, ça évolue. En ce moment, on sent de l’envie chez les auteurs. Chez les Pochep, chez les Relom, les Bouzard, mais aussi chez les vieux ! En dehors de ça, c’est extrêmement fragile. Puisqu’on est une boîte qui appartient à une boîte qui appartient à une boîte dont on ne sait rien des décisions au dernier degré. Maintenant, ce pauvre Fluide qui est un peu artisanal, qui a tous les défauts du monde, il a cette qualité de continuer à exister. Sans pub. C’était devenu un sport national de taper sur Fluide dans le monde de la BD…

… Oui, mais à l’époque c’était plutôt légitime.

Oui, bien sûr. Mais aussi injuste, car Fluide avait toujours quelques pépites, notamment il a toujours publié Goossens, Alexis ou Edika. Goossens est le maître Jedi de la BD. Qui ? Qui pouvait faire ça ? A part Ferraille, le seul qui ait été bon du début à la fin, d’une exigence telle qu’on a bien vu ce que ça a coûté…

Alors, qui fait le maillon entre auteurs et éditeur ?

Il n’y a pas de groupe de presse derrière Fluide. On doit être le seul titre de presse de tout Gallimard ; c’est dire à quel point ils sont attentifs à ce petit furoncle que nous sommes. Je ne peux pas te répondre parce qu’il n’y a pas de système préétabli. C’est très fragile. On a subi une valse de rédac’ chefs les uns derrière les autres ; Tinlot a été plutôt stable puisqu’il est resté presque six ans, mais c’est vachement casse-gueule et tout le monde se méfie des « hommes providentiels ». Résultat, ça se fait à l’arrache, avec le dirlo de Casterman directement, dans son bureau. Le pire c’est que Fluide doit être aux alentours de 40 000 exemplaires par mois, avec 20 000 abonnés, ce qui reste très intéressant. Beaucoup de titres voudraient bien en être là ! Du coup, on voit les requins nous tourner autour.

Venons en aux Zumbies. C’est inattendu dans la bibliographie de Yan Lindingre. C’est son idée ?

Non, c’est la mienne ! Si tu veux, je te raconte comment est né le truc : je bosse depuis plusieurs années pour Le Goéland, une boîte de tee-shirts. Je leur fais des illustrations depuis un moment, et un jour je leur ai crobardé et envoyé un tee-shirt avec le groupe, je l’ai dans un coin ; ils ont dit oui, le tee-shirt se fait, il doit s’en vendre douze et voilà. Mais les persos existaient, sans scenar ils racontaient déjà quelque chose. Puis avec Yan on se rend compte ALORS qu’on a une culture commune rock et cinoche, et c’est parti. Je démarche avec son scenar, je me fais jeter de Dargaud etc., et Tinlot [4] finit par me dire OK. Nous voilà revenus dans le giron de Fluide

N’empêche, c’est une narration différente de ses habitudes. C’est une bédé de détails, précise. Tant mieux : le rock est par essence fétichiste. Si tu dessines une Telecaster sans son micro de biais, tu vas te faire jeter…

Haha ! On est d’accord, oui. Là c’est moi qui l’ai poussé, je lui ai dit : « Ce projet est cinématographique, il faut le gérer comme un road-movie. Et moi c’est un projet sur lequel je veux graphiquement lâcher les chiens ! » On a plein de cases de ruptures, des pleines pages, des scènes de foules, je voulais le plus de scènes de live possible ! Et il l’a fait, en amenant en plus des références musicales qu’il maîtrise mieux que moi. Sur les Cramps, sur Dr Feelgood, il est bien plus précis…

C’est un cliché de rock story et pourtant… ça marche !

Et bah ouais ! Étant retournés dans le giron de Fluide, on n’avait pas de plus de prétentions que ça au début. C’est vraiment Romero meet the Ramones ! On prend les clichetons des deux et on fait notre sauce. Qu’on n’est pas les premiers à avoir délayé, c’est clair ! La marque de fabrique ici, c’est l’enrobage de tout cela dans une exubérance graphique. Un encrage à l’ancienne très rempli, une bichro[mie], tout ça… On est dans la référence continuelle au pulp. Truc cheap, au ras des pâquerettes, avec en plus cette fois un truc qu’on avait foiré dans le premier tome, une cavale qui emmène tout le monde, tout le bordel : les nazis, les rockers, les moines, les filles, jusqu’au climax final.

Justement, c’est pas too much ? Il y a Johnny Cash, il y a Motörhead… c’est le bottin !

Mais ça paraît dans Fluide ! On ne s’adresse pas à des gens qui ont les clés. On essaye donc de ménager une double lecture : un 1er niveau accessible à tout un chacun, et un 2nd avec des références plus pointues planquées, comme Link Wray, Hasil Adkins… Je peux comprendre ta frustration parce que tu as une culture plus solide là-dedans et marre de voir toujours remuer les mêmes ingrédients. On ne s’inscrit pas dans le côté passion rock ; si un jour on voulait faire ça on s’y prendrait autrement, on serait plus à charge. Le bouquin de Terreur Graphique[5] sur cette mauvaise foi intrinsèque au sujet est génial. C’est pas une coquetterie, mais non, il n’y a pas de message. Pas de product placement. Nous on a une histoire plus light, et une exubérance graphique. Point.

Je suis impressionné qu’on ne vous ai pas encore dit : « fini la récré ! » Et à la fois, vous ne faites pas les mauvais garçons, vous n’avez pas abusé de cette liberté.

Bah non, c’est complètement con à dire mais il y a un truc très particulier à Fluide, un truc familial : les jeunes respectent les vieux, même s’ils n’aiment pas complètement leur boulot. Peut-être aussi la conscience que Fluide ne peut pas tout faire. Pas du Siné Hebdo et réagir à chaud sur de la politique. Pas d’underground trash. Un équilibre à trouver qui n’est pas évident, parce qu’on est entouré de gens qui semblent n’avoir pas grand chose à foutre de nous, mais qui continue de leur rapporter du pognon. Là encore, c’est très fragile, très ténu.

C’est beau ton truc ; on dirait un rêve de hippie. La prise de pouvoir d’un collectif sans effusion de sang.

Mais Fluide est un ramassis de hippies ! Je sais de quoi je parle. Mais la rédaction est quand même au 34e étage de la tour Montparnasse depuis la fin des années 90, avec Louis Delas [directeur de Casterman – NDA] qui était deux bureaux plus loin. Une tour en verre et acier sur la dalle d’Ivry, complètement envahie par les pingouins en costards et les attachés de presse de Flammarion… On est le village d’irréductibles Gaulois ! C’est rigolo et précieux.


[1] Sic, un CD-Rom ! Confère cette vidéo à 02:07

[2] Culte : à chaque bouclage, les auteurs sont invités à la rédaction pour remplir les marges vides autour des rédactionnels de Frémion, donnant un tour plus imprévisible à ce journal dans le journal.

[3] De 1963 à 1974, il dirige en effet Pilote, et ce après le rachat de l’illustré par Dargaud. C’est d’ailleurs à cette période qu’il lance la série des Dingodossiers avec Gotlib, qui quittera Pilote pour co-fonder l’Écho des Savanes, puis Fluide Glacial.

[4] Therry Tinlot, rédacteur en chef de Spirou puis de Fluide de 2005 à 2011

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