Sorti il y a vingt ans tout juste, le grand œuvre du Blues Explosion laisse derrière lui un laps de temps qui équivaut à une génération. Qui, de la nouvelle, osera enfin s’approcher de la quintessence du trio new-yorkais ? Et qui pour commémorer la chose ? Personne, puisque les rééditions dudit catalogue remontent à 2010...

Seulement voilà, moi, ce genre de dates, je ne les rate pas. C’est que j’ai été fidèle, toutes ces longues années, suffisamment pour ne rien oublier de ce que j’avais vécu à la sortie du disque, une époque d’avant le grand vide, les reformations, les revivals et le business du rock 2.0… Toujours personne ? Alors revenons sur la détonation « Orange », et accessoirement sur cette bricole qui nous titille : le rock’n’roll.

orangeC’est un souvenir tendre. Un moment parfait. La scène se déroule dans le Tower Records de Piccadilly Circus, au tout début de l’an 1995. J’ai la chance inouïe de passer une année d’études dans le sud de l’Angleterre, et de temps en temps, il m’arrive de prendre le train pour aller humer l’air de Londres – la première fois, ce fut pour y taper un peu de speed dans l’un des nombreux clubs de La City, mais ensuite, ce fut systématiquement pour aller y acheter des disques. Chez Tower Records, grande enseigne, un peu l’équivalent de HMV. L’endroit est immense, et pour ma toute première plongée dans cette caverne d’Ali Baba, je n’ai pas beaucoup d’argent sur moi. Le rayon « cassettes » est au sous-sol (c’est alors mon format de prédilection), je prends quelques nouveautés avec moi, dont l’une m’avait été soufflée par une critique remarquablement bien torchée dans un journal français que je ne citerai plus. La pochette est extraordinaire : minimaliste à souhait, métallisée avec typographie de couleur orange, et ce nom, parbleu, ce serait donc un groupe de blues, mais non, c’est forcément bien plus que cela. C’est le mystère, planté là entre mes doigts. Je me décide, prends l’escalator qui va me ramener au niveau 0 du magasin, aux caisses… Sauf que non : celui-ci me téléporte directement dans la rue adjacente, bruyante, avec les taxis noirs et sous un ciel de plomb. Les cassettes sont alors toujours entre mes mains : il n’y avait pas de vigiles, pas de bornes antivol, ou alors, elles mériteraient bien une petite réparation… J’ai reçu une bonne éducation. Je sais ce que je dois rendre à mon prochain. Mais pas cette fois. Je me dirige lentement vers le prochain coin de rue, celle-ci est étroite, peu fréquentée, je planque mon magot… et j’y retourne. C’est entendu : cette fois-ci, je double la mise. Back to da basement, choix méticuleux, escalator en roue libre, jeune visiteur à l’air libre : je respire. En cet instant précis, la sécurité de Tower Records est en péril. En cet instant précis, quelque chose de séduisant se déclenche à l’intérieur de ma caboche. Mais mon petit sac à dos est plein.

Et c’est ainsi que débute ma love story avec The Jon Spencer Blues Explosion.

Quel choc ce fut : prendre ça en pleine poire à vingt ans et des poussières, et savoir instantanément que ce disque serait le bon. Vivre en direct cette apparition, évidente, inédite, et la vivre avec très peu de gens au final, puisque tous les regards étaient alors tournés ailleurs – on va y revenir. A sa sortie, « Orange » passa donc inaperçu en Europe. Ou pas loin : c’était le troisième album d’un trio new-yorkais qui commençait alors à faire parler de lui, mais au vu de son tirage initialement limité, il fallait aller le chercher, pour ensuite le dupliquer manuellement, sans ordi, afin d’en faire profiter les quelques copains qui méritaient vraiment de le découvrir. C’était bien avant qu’Internet ne vienne saccager le processus créatif de tout un chacun (en lui offrant sur un plateau les Tables de la Loi), et déjà, Orange portait en lui tous les atours d’une œuvre appelée à devenir culte : un line-up inédit porté par un charismatique leader, une esthétique visuelle forte, et surtout, surtout… une couleur. Ce n’était ni la couleur du blues, ni la couleur du rock’n’roll : c’était celle de musiciens qui cherchaient la lumière entre la foudre et le volcan, et cette couleur se devait d’être vive… sanguine. Longtemps, cette cassette translucide qui était donc orange (ils avaient poussé le truc jusque-là) cracha de toutes ses forces dans mon petit autoradio pourri : la route était évidemment le meilleur endroit pour canaliser les assauts de ce truc à la fois garage et ultra funky. Dans ma première caisse de résonance montée sur des pneumatiques taille basse, je n’aurais jamais écouté le « Black Album » d’AC/DC : trop bourrin. Je n’aurais jamais écouté non plus le « White Album » des Beatles : trop long, trop inégal, trop dispersé. Mais « Orange » … C’était une toute autre histoire : c’était moi, prenant comme à mon habitude les chemins de traverse, délibérément à côté… J’avais trouvé la bande-son de mon futur en marche.

Le ciel bénisse tous ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de prêter une oreille à « Orange ». Car c’est un prodigieux disque « bis », et c’est toujours avec ceux-là que l’on progresse dans nos parcours de mélomanes. Il commençait ainsi avec un morceau incroyable, une symphonie punk de poche sertie de mouvements de cordes samplées chez Barry White : Bellbottoms. Soit trois mecs ruant dans les brancards, beuglant, bombant le torse, catapultant les racines du Delta Blues vers les bas-fonds new-yorkais, dans un déluge de postillons et de déhanchés pelviens. Après ça, les mecs faisaient lentement monter le truc, syncrétisme ultra cohérent de rock’n’roll et de funk millésimé, de punk et de blues antédiluvien, avec des accélérations soudaines, des midtempos lascifs, des pauses instrumentales, mais toujours avec cette signature sonore instantanément identifiable, sèche, minimale, et paradoxalement gorgée de groove. Lancée par le morceau éponyme, stonien jusqu’à la moelle, la face B poussait le bouchon encore plus loin : un feu d’artifices permanent, une extension du domaine du chaos, avec morceaux enchainés sans temps mort, hululements de filles de joie, parties de guitare plongées dans le goudron et les plumes… Le blues vécu comme une insurrection. Jusqu’au climax du disque, Flavor, puisque six minutes au compteur portées par une batterie éléphantesque, puisque enregistré avec un Beck alors en pleine possession de ses petits moyens (son hôte lui rendrait ensuite la pareille sur le furieux Diskobox à la toute fin d’ »Odelay« )… Au final, cette évidence : « Orange » annonçait une autre direction à suivre pour le rock. Jon Spencer le clamerait d’ailleurs quelques temps plus tard : « I don’t play no blues / I play rock’n’roll »… Yep garçon. Mais le problème, c’est que tu es désormais bien le seul.

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Jeudi 10 octobre 1996, Paris.

The Jon Spencer Blues Explosion est en concert au Bataclan pour promouvoir la sortie de « Now I Got Worry », formidable suite donnée à « Orange », comme enregistrée les doigts dans la prise. Le groupe est naturellement au top, il a eu le bon goût d’inviter RL Burnside en ouverture (ce vieux vestige du Delta Blues pour qui il a réalisé un disque), donc je prends deux billets de train pour me ramener avec une copine convertie sans forcer, logique. Ce soir, nous allons voir la bête dans son élément naturel, à l’état sauvage, et nous tâcherons bien sûr de l’approcher le plus près possible. Ce type est un fantasme : il est l’incarnation moderne du rock’n’roll « canal historique », vivant, primitif, au moment même où celui-ci tombe en désuétude, il synthétise quatre décennies de musiques situées à la marge, blanches ou noires, en donne une vision instinctive et réduite uniquement à l’essentiel, il est jeune, crédible (son passif au sein de Pussy Galore), et enfin, il est doté d’un physique de brun ténébreux promis à épouser le rôle qui lui serait promis (mais aussi la plus belle femme du monde, Cristina Martinez). Nous arrivons dans la salle, légèrement ivres, légèrement à la bourre… Fidèles. A partir de là, nos pieds ne vont quasiment plus toucher terre, et ce pour une raison très simple : le groupe ne s’arrête… jamais. Ce qui veut dire : « allez vous faire foutre avec vos applaudissements, nous, on va vous donner une définition de ce que reste, aujourd’hui encore, le rock’n’roll. » Et tout ce qu’il incarne. Car si le Blues Explosion joue une musique hybride, il la joue avec la férocité d’un gang white trash issu de la scène noise : aucun répit n’est laissé à l’auditeur, tous les morceaux sont enchainés… La performance physique est totale. C’est Jon qui donne la direction à suivre : dès qu’un morceau s’arrête, il hurle un titre en direction de ses camarades, et c’est reparti sans que personne n’ait eut le temps de souffler. Clairement, ces trois-là jouent ensemble, ce qui est de toute façon une nécessité au vu de la configuration : si l’un des trois se rate, c’est tout l’édifice qui s’effondre. Et donc, on a beau n’avoir d’yeux que pour Jon, sa présence animale, son énergie effarante, sa façon de s’arc-bouter sur son Theremin, il n’en reste pas moins que les deux autres abattent un boulot démentiel. Plutôt timide, Judah Bauer n’a l’air de rien comme ça, mais c’est bien lui qui sort les grandes parties de guitares, et confère de fait sa légitimité blues au groupe (un genre qu’il continuera d’explorer de façon plus classique au sein de 20 Miles). Russell Simins, pour sa part, est un bûcheron, un centaure, qui peut passer sans forcer d’une cavalcade punk à un pattern de batterie digne des Meters… Il est le rythme fait homme, ou fait bête, c’est selon. Au bout d’une heure et demie d’une intensité constante, le trio se décide enfin à quitter la scène après un unique rappel. Dans les premiers rangs, au milieu du bordel, on distingue alors un gamin qui tend vigoureusement un bras en direction de la scène. Son cri transperce la salle.

« JOOOOOOOOOOOOOOOOON ! »

Le rocker se retourne, s’approche de la fosse et vient rapidement serrer la poigne du fan transi, qui n’exigeait rien d’autre. Puis s’en va pour de bon. De là où nous étions, ce fut une chose assez décevante de constater que ce soir-là, il n’y eut pas d’autre effusion de joie.

Il s’agissait maintenant de reprendre les choses dans l’ordre.

Savoir d’où venait ce foutu disque, et donc, se procurer au plus vite ceux qui étaient sortis avant. Logiquement, j’avais alors commencé par le dernier en date, et c’était de loin la meilleure des choses à faire. Car bien que celui-ci ne fut pas aussi abouti qu’« Orange », , il annonçait déjà un virage vers la musique afro-américaine des 70’s… « Extra Width » est un tournant : c’est l’album où Jon Spencer s’essaie à inventer une couleur pour son groupe. Et si elle n’est encore pas tout à fait claire à ses yeux, lui commence à s’envoyer le catalogue Stax dans les plus grandes largeurs et à s’inventer un personnage de scène dont le jeu devra beaucoup à celui de James Brown. Le disque ne sonne pas encore vraiment, mais il montre le visage d’un groupe qui expérimente pour la toute première fois les possibilités du studio. En cela, il est une sorte de brouillon d’« Orange », ce que viennent confirmer ses conditions d’enregistrement (réalisé en partie à Memphis, il sera finalisé aux studios new-yorkais Waterworks avec l’appui de Jim Waters, qui y produira ensuite intégralement « Orange »). Ce « brouillon » reste tout de même le premier grand disque du Blues Explosion, et le premier d’une trilogie qui formera a posteriori le cœur de son héritage : « Extra Width » (1993), « Orange » (1994) et « Now I got worry »(1996). Avant cela, les enregistrements du groupe furent beaucoup plus abrasifs, quelque part à la croisée du punk, du hardcore et du rock’n’roll des grands pionniers 50’s. Publiés sur différents labels et intitulés (selon le tracklisting et le pays de distribution) mais formant au final « le premier album » du Blues Explosion, ces enregistrements témoignent, aujourd’hui encore, de la férocité inouïe qui animait le groupe à cette époque. Steve Albini et Kramer s’étaient alors partagés les sessions : le premier avait produit The Jesus Lizard, Slint, les premiers Breeders et Pixies (les meilleurs) tandis que le second s’était attaqué à Galaxie 500, Pussy Galore, Yo La Tengo, Low… Soit la crème de la galaxie indie US au début des 90’s. La première fois que j’ai écouté « Crypt Style », j’ai failli prendre mes jambes à mon cou : une succession de morceaux courts à la structure basique, sales, stridents, très éloignés de la modernité hybride de ses deux successeurs. Ce n’est qu’ensuite que j’ai plongé à fond dans cette période, tant elle est l’incarnation du rock dans sa dimension la plus sauvage, riche de cette urgence et de ce lâcher prise qui restent les conditions sine qua non à la matérialisation du Big Bang. Réécouter aujourd’hui ce « blues explosé » (tel qu’il sonne dès les premiers instants), c’est se prendre une sacrée baffe, mais c’est aussi se dire, à observer l’essentiel des groupes contemporains, qu’une bonne partie de cette énergie primale s’est salement dilué avec le temps.

La question mérite donc encore d’être posée : que reste-t-il du rock’n’roll en 2015 ?

J’entends : que reste-t-il du fond, du propos, de l’esprit, quand tous les nouveaux groupes positionnés en haut de l’affiche n’en cultivent que la forme ? Les guitares, les bottines, les sessions photo, le bon matériel… Tout cela n’est qu’apparat. Et certes, ça a souvent de la gueule ! Ces garçons bien mis qui revisitent une époque, s’approprient un style, un phrasé, focalisent sur le détail qui peut les rendre légitimes… Comme si l’on ne pouvait plus faire de rock qu’en se penchant religieusement sur sa grande épopée, écrasés par le poids de l’héritage, terrorisés de ne plus être à la hauteur : faire comme, donc, mais pas faire mieux, ou autrement. C’est que l’époque est assassine de ce côté-là… Elle portera au pinacle tous ceux qui pourront intégrer la mécanique du système (promo médias, tournées marathon, merchandising… en clair : tout ce qui touche à l’image) et laissera au ban tous ceux qui, par choix ou à défaut, sont installés dans les marges. Chacun sait pourtant que le talent se trouve systématiquement à la base même de la grande pyramide, mais… Combien d’efforts absolument pas rock’n’roll pour espérer un jour en atteindre la cime, cette visibilité si convoitée ? Ce qui s’est perdu en route au fil des décennies, depuis les Stones, depuis les Stooges, depuis le Gun Club, depuis Nirvana (on va y venir), c’est une certaine idée de l’embrasement. Artistique. Politique. Sociétal. Quelque chose du type : après eux, le chaos. Le rock contemporain n’a plus aucun leader. Un homme, un porte-voix, un GANG, qui viendraient enfin reprendre ce qu’on leur a lentement volé : le goût du danger, mais aussi une parole libre, insoumise, porteuse d’un message qui déchainerait à nouveau les passions, les débats, et fédèrerait comme d’autres l’ont fait bien avant – car il en va ainsi de l’essence même du rock. Vendre du rêve, certes ! Mais avant tout : faire bouger les lignes. Avec pertes et fracas, charisme et détermination. Ces hommes… Où sont-ils ? Qui, dans la fosse, peut aujourd’hui arriver sur les lieux du crime en osant dire : « Ce soir, il va se passer un truc » ? Mais quoi au juste ? Au-delà du circuit alternatif, les concerts de rock sont aujourd’hui des événements sponsorisés où l’on paie très cher le droit de s’y emmerder un max. On ne s’y drogue plus : on y boit de la mauvaise bière. On ne s’y lâche plus : on s’y tient droit en dodelinant du chef. En somme : on n’y croit plus, car rien ne dépasse désormais de ces mécaniques trop bien huilées. Et on rentre à l’heure… C’est ainsi : le système dans lequel nous évoluons s’est appliqué insidieusement à étouffer toute forme de contestation par l’art. Lorsque l’art choque, il se retrouve aujourd’hui immanquablement au musée : muséifié, muselé, momifié. Mais l’art, le rock’n’roll et même… Johnny Hallyday ! Ils viennent de la rue. Bigre, mais c’est que l’époque s’y prête ! La colère gronde à tous les étages, elle s’immisce partout… Tant de combats à mener, par le biais du seul médium de masse qui ait jamais réussi à bousculer l’ordre établi. Réveillez-vous, jeunes gens ! Rallumez la mèche ! Retrouvez la flamme, la notion d’idéal ! Tout ce que cherche à étouffer depuis trop longtemps l’industrie du disque, pour qui un bon groupe de rock est avant tout un groupe de rock canalisé. A titre personnel, je pencherai plutôt pour : « Un bon groupe de rock est un groupe de rock mort prématurément pour ses idées. »

Ne pas oublier ça : le rock contemporain n’a plus aucun leader, idéologique ou générationnel.

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C’est bien gentil tout ça, mais vous allez me dire : « Et le Spencer, c’était un meneur d’hommes, peut-être ? »

Non : le Blues Explosion n’a jamais cherché à incarner un modèle de subversion conçu pour alerter les masses. Cela n’a jamais été son rôle : son rôle, c’était de distraire un auditoire averti avec un prototype de rock’n’roll qui synthétiserait les excroissances les plus notables de son histoire. Le concept de subversion pour les masses (« Power to the people ! »), ce fut davantage la chose de Ian Svenonious et de son groupe The Make Up – ses uniques concurrents de l’époque. Lettrés, politisés, élégants et outrageusement sexy, ceux-ci avaient davantage le potentiel pour attirer à eux un auditoire conscient… Mais en fin de compte, ils se heurtèrent au même problème : c’est que ça volait sans doute trop haut. Et le rock s’accommode mal de ces choses-là.

Jon, en bon rocker « straight edge » obnubilé seulement par la musique, voulait traduire la flamboyance et le DIY, la nécessité d’appartenir à un gang, à y être fidèle même lorsque pris dans la tourmente. Et c’était déjà beaucoup… Sur le plan de l’imaginaire, il nous offrait bien plus que le lot commun du rock indé des 90’s : sans discours, il représentait quand même quelque chose. Mais de toute évidence, cela n’a pas suffit à en faire un meneur… Comment aurait-il pu gérer ça, lui, ce pur produit de l’underground qu’il n’aurait trahi pour rien au monde – question d’éthique ? Le Blues Explosion était naturellement taillé pour jouer dans des petites salles, ou tout au plus des salles de taille moyenne, là où il pouvait donner des prestations à taille humaine – son set l’exigeait. Au faîte de sa gloire, à la sortie d’Acme (l’album de la consécration), le Blues Explosion donna un concert à Marseille le 20 novembre 1998, au Théâtre du Moulin. Mille personnes environ, Jon en costume lamé argent, show impeccable. A mes côtés ce soir là, un ami me confia qu’il avait vu le groupe quelques temps plus tôt… dans un petit club de Buenos Aires. Cent cinquante personnes environ, Jon avec une barbe d’ayatollah, show exceptionnel. Il était évident que les choses ne devaient pas enfler de manière exponentielle.

Mais il y a plus important encore.

Où il sera question d’aborder une théorie toute personnelle autour d’« Orange ». Ce disque par lequel, finalement, tout aurait pu basculer pour le Blues Explosion. Un album bien plus accessible que ses prédécesseurs, dans lequel se retrouvaient les nombreuses obsessions de Jon Spencer : Elvis, Howlin’Wolf, le garage 60’s des historiques compilations Back From The Grave, les Stones, Captain Beefheart, James Brown, Fun House, la Blaxploitation, The Cramps, The Birthday Party… jusqu’à la nouvelle vague new-yorkaise de trublions à visage pâle jouant avec les codes du hip-hop et de la musique électronique : Beastie Boys, Beck, Money Mark, Cibo Matto… Ceux-là sont les contemporains du Blues Explosion à cette époque : ils enregistrent ensemble, partagent des tournées, sortent des disques fondateurs, et forment une sorte de collectif informel qui dessine les contours d’un nouvel underground typique de la Grosse Pomme – sans œillères et bigarré. « Orange » a donc – théoriquement – toutes les cartes en main pour rencontrer un large écho dans la communauté rock, un écho à la mesure de ses ambitions neuves. Sauf que… le contexte n’y est pas. Car voilà, quelques mois avant la sortie de l’album, un événement d’une importance capitale a définitivement brisé un certain rêve américain, celui d’une génération entière de gamins qui s’étaient enfin trouvé un nouveau messie.

En se faisant sauter le caisson le 5 avril 1994, Kurt Cobain enterre la dernière forme d’idéal rock à subsister (tant bien que mal) dans un système plombé par le divertissement de masse. Et c’est précisément à partir de là que les médias commencent à évoquer la « mort du rock ». Cette blague, cette formule toute faite, cette aberration qui va annihiler les efforts de toute une scène jusqu’à la fin de la décennie. Le geste était désespéré, fou… mais courageux et, en un sens, nécessaire. Ses répercussions, elles, sont désastreuses. Aux Etats-Unis, où les gamins, privés de leur comète blonde, se rabattent sur d’affreux expédients (Pearl Jam, Smashing Pumpkins, Silverchair !). Mais aussi à l’international, résonance oblige, où l’on commence alors à chercher qui, ailleurs, peut reprendre le flambeau. Et le grand public ne tarde bientôt guère à le trouver, puisqu’il en faut bien un… mais chez l’ennemi de toujours. Le 30 août 1994, Oasis, précédé à domicile par un buzz monstrueux, sort son premier album en Angleterre. Une horde de crétins décérébrés va se laisser prendre au piège, célébrant l’avènement d’une culture « lad » qui aime à se reposer sur ses acquis, à se regarder le nombril… En soi, « Definitely Maybe » n’est bien sûr pas un mauvais disque. Mais il est rétrograde au possible, et pire, dégage un odieux parfum de repli sur soi : il n’y est question que d’un certain rock britannique des années 60 et 70 – ça pue la naphtaline. J’étais là ! J’ai tout vu, avec ma petite cassette de couleur orange bien planquée dans mon sac à dos… C’est à partir d’Oasis que les médias ont commencé à accepter l’idée que le rock se devait désormais de regarder en arrière. Ce groupe est la pire chose qui ait pu arriver au rock : il l’a amputé de sa dimension progressiste – pas moins. Si le rock avait été, cette année-là, enterré une première fois, alors il l’était assurément une seconde… Mais non. En 1994, le rock n’est jamais passé de vie à trépas : il a juste traversé un putain de sale moment.

Manque de bol, c’est précisément en octobre de la même année que le Blues Explosion se décidait à publier « Orange« . Timing de merde, exit New York, CQFD.

7490e_3153La conséquence directe de tout cela, c’est que tout au long des années 90, The Jon Spencer Blues Explosion va rater le coche. Pourtant, c’est SA décennie, et c’est assez logique puisque c’est la première : il en est du rock comme il n’en est pas du jazz ou de la littérature Beat – on ne peut pas être bon sur la durée. Il y a d’abord « Now I Got Worry », deuxième chef-d’œuvre certifié qui enfonce les portes du marché européen (Capitol gère la distribution). C’est encore une fois un disque extraordinaire, qui prolonge les expérimentations d’ »Orange » tout en en prenant le contre-pied : il est volontairement plus abrasif, plus dur, comme s’il s’agissait de revenir à la sauvagerie originelle de « Crypt Style » afin de faire taire certaines critiques qui taxent alors le groupe de quelques nauséeux relents (pensez donc, des petits blancs qui viennent souiller la tombe des pionniers noirs-américains…). Il y a ensuite « Acme » (1998), l’album de la consécration internationale, même si bon nombre de médias spécialisés d’alors (ceux qui encensent systématiquement avec trois plombes de retard) ne voient pas que ce disque montre les premiers signes de fatigue. Plutôt bon mais très hétérogène, « Acme » tente en effet le grand écart entre compositions de facture « classique » et production ultra léchée d’obédience hip-hop, assurée – et c’est là que le bât blesse – par des gens aussi différents que Dan The Automator, Steve Albini, Alec Empire et Calvin Johnson (l’intégrale des sessions réalisées avec ce dernier donnera lieu à un album parallèle en 1999 – « Sideways Soul »). De toute évidence, The Jon Spencer Blues Explosion arrive au bout d’un cycle, et il n’aura désormais plus que la scène pour pouvoir enterrer la concurrence. Alors certes, il se vendra, avec le temps, 100 000 copies d’ »Orange »… Mais est-ce bien suffisant au regard de l’Histoire ? Une fois Nirvana mort et enterré, les années 90 ont vu le rock américain se morceler : dans le mainstream avec la fusion ou le punk MTV, et dans le circuit alternatif avec la lo-fi ou le post-rock. Mais de rock’n’roll… Il ne fut plus question, ou si peu. Comment survivre à cela ? Le blues, le rockab’, le garage… les racines ! Tout cela se devait désormais d’appartenir au passé, comme si ces idiomes ne pouvaient alors plus supporter de mise en perspective avec le présent, et pis encore : le futur.

Jusqu’à ce que la marche du temps ne vienne faire son office. Jusqu’à 2001.

Comme il est triste de constater qu’il aura fallu attendre sept années pleines avant que ces mêmes idiomes ne reviennent enfin au centre des débats. Comme il est triste de constater qu’au moment même où les deux tours se disloquaient à l’épicentre, personne ne se décida vraiment à construire sur des ruines. Comme il est triste de constater, donc, que tous ces nouveaux groupes qui apparurent soudain en pleine lumière, à la faveur d’un « retour du rock » (gloups) aussi misérable que son prétendu départ, ne firent que répéter ce qui avait déjà été fait trente, quarante, cinquante ans auparavant… 2001, oui, fut une année charnière : The Strokes (« Is This It ? »), The White Stripes (« White Blood Cells »), très vite suivis à l’international par The Libertines (« Up The Bracket »), The Vines, The Hives, et toute cette vague de groupes à particule qui entendaient ainsi légitimer leur place dans le grand tourbillon… Tous ceux-là ont bénéficié du travail de sape réalisé par Spencer et les siens sur les fondations blues et garage rock, mais tous ceux-là – quoi qu’on en dise et en dépit de leurs talents respectifs – ont opéré de façon passéiste.
Car sur le plan formel, rien n’a avancé : aucune transformation du matériau originel avec un minimum de valeur ajoutée. Ces groupes n’ont fait que recycler : ils n’ont rien créé, rien réinventé, rien rendu à ce qui leur a permis de faire métier… et ont récolté tous les lauriers. Quel formidable enfumage ! Et quel terrible aveu d’impuissance. Aujourd’hui encore, un groupe comme The Black Keys (formé en 2001), pourtant intéressant par son line-up, remplit des Zénith entiers en tournant invariablement autour de la même formule, qu’il n’aura su faire évoluer que le temps d’un disque (« Brothers »). C’est difficile à entendre, mais c’est ainsi : en 2015, le rock, cette invention de l’homme moderne et libéré de toute entrave, est désormais une créature privée de ses capacités motrices. C’était le progrès, c’est aujourd’hui un beau souvenir que l’on entretient à coups de rééditions Deluxe et de reformations bancales. Mais tout n’est pas perdu… Loin de là. Le rock a juste besoin d’un bon « reset » : il faut se le réapproprier, le situer à nouveau dans un contexte contemporain. Et accepter de passer la main.

Le héros du jour n’y coupera pas.

Les « noughties » ont naturellement vu les forces du Blues Explosion s’amenuiser petit à petit. Lorsque la vague de groupes susmentionnés est arrivée, celui-ci avait déjà une décennie d’activité dans les santiags. Cela s’est d’abord ressenti dans ses albums qui, loin d’être mauvais au demeurant, engendrèrent à chaque fois ces mêmes sentiments mêlés de redite, de doutes, d’incapacité à renouer avec la guerilla originelle. Entendons-nous bien : même le dernier disque du groupe, « Meat and Bone », peut en remontrer à plus d’un apprenti rocker. Mais si on compare ça aux enregistrements réalisés vingt ans plus tôt… Ce n’est plus tout à fait la même came. Ensuite, cela s’est traduit dans ses prestations en concert, plus aussi instinctives, plus aussi enchaînées… ou déchaînées. Quelques temps durant, le Blues Explosion a traversé une période assez délicate, au cours de laquelle les relations entre Spencer et Bauer n’étaient plus vraiment au beau fixe. La marque du temps est assassine dans les vieux couples, et on peut aisément supposer que l’empreinte du maître des lieux (sur le groupe, sur le nom du groupe) ait masqué involontairement l’importance décisive de ses camarades de jeu – donc la notion même de gang. Cette distance, je l’ai ressenti lors de ma quatrième rencontre scénique avec le groupe, qui jouait un soir de décembre 2010 à Lyon. Vingt ans après ses débuts, donc… et sans le moindre album à défendre.

J’arrive sur la fin du concert, et j’ai le temps de voir environ trente minutes de show… Trente minutes de trop. Chacun joue dans son coin : Bauer ondule à peine, Simins a pris cinquante kilos, et mon idole se parodie, s’auto-célébrant comme à la grande époque d’ « Orange » (« The Blues is number one ! ») mais sans la hargne, sans y croire – ou à défaut se dupe elle-même. Et puis… mon idole a pris un léger coup de vieux. Chose inouïe : Judah Bauer fait plus jeune, et pourtant, c’est bien lui qui s’est enfilé des brouettes de dope des années durant. C’est à en croire que les drogues dures conservent, ce vieux fantasme, mais je sais bien que non. Spencer a morflé parce qu’il a tout donné, et qu’il a tout perdu. « I was in the right place / But it must have been the wrong time » : c’est pas de bol, mais c’est exactement ça… Quelques minutes après la fin du set, le rocker vient saluer ses fans non loin du comptoir. Tout le monde s’est barré, nous ne sommes que quelques-uns, et j’attends patiemment mon tour. Je veux passer en dernier : je veux mon quart d’heure. Salutations cordiales, quinze ans que j’attends ça, l’homme est courtois. Je ne lui dis rien de ce que je viens de voir, ou alors je mens : cela s’appelle le respect. Il a les traits fatigués, mais c’est logique, bien sûr que c’est logique, il vient tout juste de sortir de scène. Je lui parle de cette cassette chourée dans un grand magasin de Londres, mais à mesure que je détaille, je me rends compte que derrière l’acte, fondateur à mes yeux, il y a simplement une vente de moins pour un disque qui méritait plus. Jon réagit peu, un couple attend juste derrière moi, mon temps est compté. Il me demande ce que je fais dans la vie, et je lui dis que j’écris sur la musique mais plus autant qu’avant, parce que j’ai désormais un boulot à la con. Il porte un pantalon de cuir noir et j’ai toujours trouvé ça ridicule, indigne de lui, sauf que moi je porte des fringues bourgeoises de publicitaire en transit, et ça aussi, ça ne peut décidément plus durer. D’une manière ou d’une autre, chacun se doit de lâcher l’affaire à sa façon – tant que l’esprit subsiste.

Nous nous quittons.

Il y a peu, pour les besoins de ce papier, je me suis mis à réécouter depuis… depuis très longtemps, tous les disques majeurs du Jon Spencer Blues Explosion. A commencer, bien sûr, par « Orange ». C’est un moment que je voulais retarder le plus possible, car je savais que j’y reviendrai d’une façon ou d’une autre, et que le temps n’aurait jamais aucune emprise sur celui-là. J’ai glissé mon exemplaire promo réédité, remastérisé et bourré d’inédits inutiles dans une chaîne hi-fi de chez Harman Kardon. C’est drôle : il sonnait bien, vraiment bien, mais pas autant que sur les enceintes flanquées dans les portières en tôle de mon premier tape-cul. Les titres ont défilé, et bien que je sache déjà tout d’eux, ils me rappelèrent à quel point ces quarante-cinq minutes furent une déflagration. Mes Stooges à moi, ma propre vision de l’incandescence, the best 3-piece rock’n’rollin’ band EVER.

Vingt ans, donc. L’âge de tous les possibles.

« JOOOOOOOOOOOOOOOOON ! »

La main de Dieu était humide, et mes yeux lui donnèrent le change.

Jon Spencer Blues Explostion // « Orange » // Matador (réédition Mute)

russell

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