Vingt-quatre ans après sa sortie, le live « Fragments of a rainy season » de John Cale ressort en version augmentée – c’est de saison – avec plusieurs inédits. L’occasion inespérée de revenir en quelques lignes sur cet album hors-norme, austère comme son auteur et pourtant, tout sauf chiant comme la pluie.

La première fois que j’ai entendu parler de cet album, c’était il y a précisément dix ans. Son nom, pas forcément le plus évident de la discographie de sieur Cale, fut prononcé avec admiration par celui qu’on nomme Alister, que je rencontrais alors à l’époque pour l’une de ses premières interviews : « Tu connais Fragments of a rainy season ? Dans le genre, c’est vraiment un disque mormon, magistral. » Votre serviteur, encore moins cultivé qu’aujourd’hui, n’avait pas pipé mot. La carrière de John Cale, il n’en connaissait pas grand-chose hormis un « single » (Paris 1919) et des pochettes toutes éclipsées par Lou Reed, le Velvet et la cacophonie ambiante. Le bonhomme même, son ombre portée sur le rock depuis ses débuts, tout cela lui avait jusque-là fait le même effet qu’un répulsif ; sans parler du mythe brisé depuis ce soir de 2005 où Cale avait exigé d’un spectateur du Café de la Danse qu’il éteigne fissa sa cigarette – on pouvait encore fumer indoor à cette époque – sans quoi le vieux rabougri menaçait de quitter la scène, direct. Ceux ayant grandi avec l’image d’Épinal du groupe Destroy matraquant Venus in Furs dans la plus furieuse des débauches en étaient tombés de leurs chaises. Et ce fut mon cas, aussi.

Dix ans ont passé, vingt-quatre si on s’en tient à l’année de l’enregistrement de ce premier live officiel capté en différents endroits tout au long de l’année 1992. Le qualificatif « mormon », avec le recul, est un mot intelligemment choisi. Il exprime parfaitement ce qui rend « Fragments of a rainy season » si différent du reste de la discographie de Cale et pourquoi ce qui n’aurait dû être qu’un tour de chant de fin de carrière, s’est transformé en sobre résurrection, puis en ligne de démarcation tracée dans la terre entre l’avant (les vestiges du Velvet) et l’après (les récents concerts de Cale en bermuda). Un piano, une voix, une coupe au bol. Rien de plus ou presque en 1992. Ah si, le génie à poil porté par une pochette des plus minimalistes, dont le seul trait de fantaisie est une citation du Macbeth de William Shakespeare :

« – Il devrait pleuvoir demain
– Et bien, qu’il pleuve.
»

Passée la fine averse, maintenant le déluge. Le tracklisting original, soit vingt chansons, s’apparente à une revisite du répertoire historique tel que souvent joué par des artistes souhaitant se libérer d’un contrat-fardeau avec une maison de disques un peu trop collante ; mais c’est un leurre. Fidèle à ses habitudes, John Cale massacre ici tout ce qui pourrait s’apparenter au succès en empruntant volontairement le versant le plus escarpé du succès. La planète s’ouvre au capitalisme pop décomplexé par le biais des MTV Unplugged, inauguré quelques mois plus tôt (août 1992) par un Eric Clapton fringué comme un VRP en mocassins. Le Gallois, moins bavard qu’une porte de taule condamnée, y répond par un live épuré jusqu’à l’os, sans artifices et en arborant pour l’occasion cette coupe inédite de moine flamand sorti d’un tableau de Jérôme Bosch. Ce même monde post-gériatrique crève de voir le Velvet se reformer durablement, comme à la Fondation Cartier en 1990 ? Lui élude toute reprise de son binôme avec Lou Reed, exception faite du formidable Style it Takes, extrait de l’hommage à Warhol publié deux ans plus tôt. Quant à savoir si « Fragments of a rainy season » est un génial coup marketing sensé remettre en selle un artiste sur le déclin auprès d’une audience de grabataires, faudra s’asseoir les deux fesses en arrière et regarder passer le lent wagon : l’album original s’ouvre sur l’adaptation du poète Dylan Thomas, Child’s Christmas in Wales, déjà publiée en 1973 sur « Paris 1919 », et se conclue sur la reprise du désormais très pénible Hallelujah de Leonard Cohen, à l’époque pas encore popularisé par Jeff Buckley ni Rufus Wainwright pour ce dessin animé pour gros bébés qui refusent de grandir (Shrek). Pour le dire simple, c’est pas vraiment l’idée du casting idéal pour se payer une baraque à Malibu – Cale et Reed l’ont d’ailleurs sciemment refusé en se brouillant juste avant d’enregistrer un MTV Unplugged du Velvet Underground aussi vite reformé qu’il fut, déçu, dissous.

Finalement, si « Fragments of a rainy season » peut être comparé à un autre disque live, c’est étonnamment au « En solitaire » de William Sheller (ne raccrochez pas), publié lui aussi quelques mois plus tôt. Dans un ton très visite de Broadway sous Xanax, les deux abordent leurs répertoires en spéléologues aquoibonistes, armés pour cela du modeste piano-voix, soit l’exercice le plus impitoyable pour révéler l’ossature des chansons et faire sortir le squelette mélodique du placard à souvenirs. C’est ce dépouillement, cette génuflexion quasi chrétienne – au sens de la foi qu’elle inspire – qui fait de chacun de ces albums, dans des styles différents, un moment de recueillement qu’on écoute en écrivant sa lettre de suicide/démission/rupture (rayez la mention inutile). Pas vraiment, encore une fois, l’idée qu’on se fera d’un disque festif à passer entre amis trentenaires. À l’image de Cordoba, formidable morceau sous-estimé d’un disque qui n’a pas fait carrière (« Wrong Way Up » avec Eno, pochette abominable réalisée par un aveugle en détention), c’est mormon, plombant, insoutenable à écouter à plusieurs, lourd comme un ciel prêt à vous pisser dessus et c’est en définitive, même vingt ans après sa sortie, le triste disque de Noël par excellence, celui des célibataires qui fêtent le 24 décembre avec un buffet à volonté chez Flunch (l’épique reprise du Buffalo Ballet de 74, initialement publié sur « Fear ») en reluquant les dix kilos superflus de la serveuse.

Un disque mormon, donc. C’était vraiment bien trouvé, ce mot. Cette musique de chambre, pourtant jouée au pire moment – le début des années 1990 – pour les quelques dinosaures rescapés des sixties, ne souffre aucunement des quelques inédits qui composent la réédition : la reprise de I’m waiting for my man est impeccablement jouée, elle est à la fois méconnaissable et expédiée comme une lettre aux impôts ; celle d’Amsterdam (« Vintage Violence », 1970) jouée avec le timbre de stentor qu’on connaît à Cale et celle de Antartica Starts Here, extraite de « Paris 1919 », enrichie par des cordes et une pedal steel à contre-courant, sonne comme un fondu au noir parfait pour ce disque qui reste indémodable. A hard rain’s gonna fall. Again.

John Cale // Réédition « Fragments of a rainy season » // Sortie le 9 décembre chez Double Six / Domino

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