Jerry Seinfeld était en octobre dernier l’invité des Clio Awards, les Oscars de la pub aux Etats Unis. Il a transformé le jeu convenu des remerciements en jeu de massacre. Dans la salle, des centaines de victimes consentantes l’ont remercié. Un témoin raconte cet autre "show about nothing".

I love advertising because I love lying.

J’ai 52 ans. On va dire que je m’appelle Don Draper (haha) et que je bosse depuis 25 ans pour Sterling Cooper (je suis super drôle). L’agence ou je travaille a raqué 6500$ pour une table de 10 à la remise des Clio Awards, les Oscars de la pub aux Etats Unis. Je suis là avec toute mon équipe. On est crevé parce qu’on travaille trop, alors on applaudit mollement. On s’est tous arraché cette année. On a sur-performé.
La remise de prix se passe au Cipriani, dans Wall St à New York. Le restaurant au style néoclassique grec, juste en face du musée de la finance. Autour de nous, les habitués du mercato des agences. Je connais 90% des plus de 40 ans dans la salle, et 5% des jeunes. La plupart de mes ex-collègues sont soit trop cons, soit trop malhonnêtes pour que je prenne plaisir à les saluer. Sur la scène, Whoopi Goldberg fait ce qu’elle peut. Elle porte des collants à motif squelette. Son entourage doit vraiment être lèche cul pour avoir laissé passer ça. Je me venge sur le Bordeaux, il est excellent. On annonce ce soir, entre deux remises de prix, Blondie et Aloe Blacc.

Mais le type qui vient de monter sur scène, c’est mon héros à moi. Avant même de parler il a toute mon attention. C’est Jerry Seinfeld qui reçoit un Clio d’honneur.

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In advertising, everything is the way you wish it was. I don’t care that it won’t actually be like when I actually get the product being advertised because, in between seeing the commercial and owning the thing, I’m happy, and that’s all I want.

Il est bon, il est exactement comme avant. Toute la salle est pliée de rire. Je jette un œil autour de moi, tout le monde, quelque soit l’âge, a l’impression d’être le public du petit Comedy Club qu’on voyait rire dans la série. Alors on rit très fort, parce que Seinfeld est drôle, mais aussi parce que ce soir, il nous offre un rôle dans la meilleure sitcom du monde.

Tous les insomniaques ont leurs trucs. Quand je sais que je ne vais pas me rendormir, je vais regarder quelques épisodes de Seinfeld. Il m’arrive de les couper d’une dose de Curb Your Enthusiasm, du seul Larry David, co-auteur avec Jerry Seinfeld.

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Mon fils à 18 ans, il regarde 2 Broke Girls. il y a quelques semaines, Max, la plantureuse serveuse à dit à Oleg le cuistot loser : « You’re not George Clooney, you’re not even George Costanza ». Voilà, je suis reconnecté à mon fils grâce à l’infusion inexorable de Seinfeld dans la télé d’aujourd’hui.

Seinfeld, c’est 9 saisons, 180 épisodes. Le meilleur de la comédie américaine. Des scènes, répliques, personnages, cultes. George, le menteur, mesquin, arnaqueur. Kramer, le parasite, Elaine qui apporte de l’humanité à l’ensemble et Jerry, le comédien, donc le révélateur, le fou du roi. Comme ce soir.

Le meilleur épisode est sans doute The Contest. Elaine est irrésistible dans The Pez Dispenser. Le triomphe de Jason Alexander, fantastique acteur qui incarne George Costanza c’est The Marine Biologist. Kramer est le personnage le plus physique de tous : voir son incarnation incroyable d’un détective dans The Sniffing Accountant.

We know the product is going to stink. We know that. Because we live in the world, and we know that everything stinks. We all believe, hey, maybe this one won’t stink. We are a hopeful species. Stupid but hopeful.

C’est vrai, il a raison. C’est le type qui peut se permettre de tout dire. Dans la série, il a abordé tous les sujets sensibles et s’en est toujours tiré : les Noirs, les Gays, les handicapés…

« On peut dire la vérité à condition de faire rire » a peut-être dit Billy Wilder (je l’ai lu dans un statut Facebook). Ok, ça et le fait que Jerry pèse 800 millions de dollars, peut être que ça joue aussi. Contrairement à moi, à tout le monde autour de moi, il bénéficie d’une liberté totale.

Je suis fan, ok. Mais pas au point de regarder sa websérie. Comedians in cars getting coffee. Depuis 4 ans, sans doute pour s’occuper, il roule dans une voiture de collection, jamais la même, accompagné d’un type comme lui : comique, vieux, riche. Une caméra les accompagne. Ils s’arrêtent boire un café, et parlent de tout et de rien. « That’s the show ? » « that’s the show ! ».

J’ai regardé l’épisode avec David Letterman. Il apparait particulièrement vieux, pas rasé, mal à l’aise. Le tournage à lieu dans un vrai café, occupé par de vrais clients. Letterman, gêné  : “Can we just ask these people to leave?”, Jerry répond : “we don’t own this place”, et Letterman de conclure : “We can change that, though, can’t we?”. J’ai arrêté là l’épisode.

I think spending your life trying to dupe innocent people out of hard-won earnings to buy useless, low-quality, misrepresented items and services is an excellent use of your energy.

Je viens de comprendre d’où vient le terme punchline. Paradoxalement, plus il cogne, plus les gens se marrent. Est-ce que ces gens réalisent que cet homme-là, un homme plus drôle que toute la salle réunie, et plus riche que toute la salle réunie fois 1000, est en train de les détruire ? Il est réel, et il est spectaculaire.

I have always wanted a Clio. I don’t know much about it, but I know it’s a good award because in 1991, they screwed up this whole presentation, and there were a bunch of awards left over, and all of these ad people here climbed up onto the stage and tried to grab them. So, to me, that says this means something. That really happened, and it’s my all-time favorite awards show occurrence because it was so honest. People just said, I want a damn Clio, and they went for it.

jerry_seinfeld_pense_qu_il_est_sur_le_spectre_de_l_autismeEt alors, oui j’y étais. Une vraie soirée de merde. Bill Evans, le président de l’organisation des Clio Awards est parti avec la caisse. Oui, c’était avant Internet, avant même les mobiles. La soirée a été annulée, mais trop tard pour des dizaines de jeunes crétins dont je faisais partie. On était devant l’entrée. Un collègue avait des tickets, on est entré comme ça. Très étrange soirée. Rien que le choix des musiciens…des Irlandais, qui jouaient des airs traditionnels. Oui, comme sur le Titanic. Le traiteur est monté sur scène et a pris le micro, c’était pathétique. La soirée a démarrée tant bien que mal, dans un grand désordre. La liste des gagnants avait disparue ! Après quelques prix remis sur je ne sais quel critère, plus personne n’a osé prendre la suite. Le temps est resté suspendu quelques minutes, la soirée était déjà finie ? Ma tête bourdonnait, je tournais à la vodka à l’époque. Je suis ivre, en smoking, entouré de dizaines de types comme moi. Un connard de ma connaissance est monté sur scène, Joe DeVola, et s’est emparé d’un Clio ! Il l’a brandit et a crié « sic semper tyrannis » [« ainsi en est-il toujours des tyrans »]. Un type derrière moi m’a poussé et s’est dirigé vers la scène. Un mouvement de foule spontané. Vous auriez fait quoi ? J’ai piqué un sprint, j’ai attrapé un Clio, je me suis cassé la gueule, mais je les ai tous niqués. Le Clio est sur mon meuble à chaussures depuis.

I’m happy now. The same way those executives were in 1991 when they ran onto this stage and grabbed trophies that weren’t theirs. But it trumped up their phony careers and meaningless lives.

Super, bravo. Joe DeVola, à trois tables de la mienne, applaudit, il est chauve et a pris 30 kilos maintenant… Ok c’est drôle, c’est brillant. J’ai passé un bon moment. Dès demain, je dois plancher sur un spot pour Aqua Tube TM. George Costanza aurait pu inventer le produit. Quel est le plus gros problème avec le papier toilette ? Le rouleau ! C’est une corvée de se promener chez soi des toilettes jusqu’à la poubelle avec ce tube en carton à la main ! Aqua Tube, il part avec les flots…

Jerry, vu du rooftop de son appartement au Beresford Building, a globalement raison. Mais pourquoi s’attaque-t-il à nous ? Ok notre boulot ne sert à rien, mais une fois qu’on a dépassé la crise du sens, au bout de 5 ans de carrière pour les plus intelligents, on continue parce qu’on a « une secrétaire, une mère, deux ex-femmes et quelques barmen qui comptent sur moi pour vivre », comme dit Cary Grant, qui a le même job que moi dans La Mort Aux Trousses. Le vrai problème dans mon agence, ce sont les cadres dirigeants qui se gavent et exploitent les pigeons comme moi. Le vrai problème, c’est cette fille de mon équipe, qui n’a pas 30 ans, et qui est à l’hôpital ce soir, parce que pour ne pas laisser tomber ses collègues débordés, elle a travaillé de chez elle, malgré une sciatique. Elle a fini d’écrire le projet, et elle est tombée dans les pommes. Elle a juste eu le temps d’appeler les pompiers.

I hope it makes you happy as you have made me happy for this five minutes of my life, which will last until I get to the edge of this stage, and it hits me that this was all a bunch of nonsense. Thank you, and have a great evening.

Acclamations, applaudissements, triomphe, knock out. Je repense à cette interview ou le journaliste lui dit : « Stand-up is unique among the performance arts. There’s no instrument.” Et Jerry répond : “No story. No set. No music.” Un putain de slogan. Cette nuit là, je me relève vers 4h. C’est l’insomnie habituelle quand j’ai picolé. Je rallume mon Mac. Je regarde Jerry Seinfeld dans le Tonight Show.

All things on earth, only exist in different stages of becoming garbage. Objects stored the highest level : visible in the living area. From here is goes down to a closet, cupboard or drawer. so what we don’t have to see the huge mistakes we have made. Then it goes to the garage. One of the longest phases in trashification, but the most definitive. No objects has ever made it out of the garage and back into the house.

La vie en société est un chaos dépourvu de sens. Jerry Seinfeld continue son œuvre, forge des concepts, écrit les lois des liens invisibles, et vient nous percer le cœur. « L’agitation humaine a toujours affligé les sages, et ils se sont tous évertués à dénoncer la vanité des fins que les hommes poursuivent avec tant de frénésie, yada, yada, yada ». Jules Romain à Wall Street.

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