Nous étions le 21 mars, l'atmosphère était rendue fébrile par cette histoire d'assassin d'enfants et Bester m'avait chargé d'une sacrée mission : " Tu vas aller à l'écoute du prochain Jack White et nous faire un compte rendu un peu foutage de gueule sur tous ces faux branchés de journalistes qui viennent siroter des cocktails en prenant des notes". Pas de problème. Donc OK, Jack White, hum c'est quoi, White Rabbits ? Ou Jack Johnson? Trois jours avant, j'en étais là. Puis soudain, Jack White, White, White Stripes... Effectivement, j'avais entendu Ben L'Oncle Soul chanter « Seven Nation Army » (mais c'est une autre histoire...). J'étais clairement l'homme de la situation.

Direction donc le Musée de la chasse, en plein cœur du Marais. Quatre stations de métro quand même. L’engagement est total, je me déplace physiquement vers un lieu solide pour aller écouter un disque, déterminé à subjectiver tout ce qui bouge avec la mauvaise foi la plus travaillée.
J’aperçois un attroupement de gens habillés bizarrement, certains portant même des chapeaux ; je reconnais mes semblables, je reconnais mon peuple. Les journalistes musicaux. That’s my people ! (main qui frappe la poitrine). L’homme à la liste se tient à la porte du château, je prononce alors le sésame qui manqua à mon cousin Joseph : Gonzaï. Ses yeux s’illuminent. À la suite de ça, un escalier, une crypte, des têtes de cerfs, une ambiance très Gorgoroth.

Jack nous reçoit plutôt bien : le pin’s de l’album offert à l’arrivée, une plaquette bleue avec les lyrics et même un petit bar auprès duquel je m’enquiers du cocktail du jour : bourbon Curaçao bleu. Versé directement depuis un petit jerrican en plastique blanc. Concept intéressant, entre le cubi de Villageoise et le bidon d’antigel. L’ensemble a un goût de grenadine au miel. Il commence à y avoir du monde, contrairement à mes prédictions – bon sang, qui pouvait bien avoir envie de se déplacer pour un disque de Jack White ?,  mon verre m’encombre alors cul-sec, voilà je suis ivre, ça peut commencer.

Je discute avec une journaliste de Modes et Travaux, la cinquantaine, habituellement elle chronique les papiers peints, là elle vient en remplacement mais elle me dit être assez excitée. On parle moquette et abat-jours. Il y a aussi des fans des White Stripes, ils sont debout, plutôt à fond. Derrière il y a les journalistes, assis avec leurs cahiers sur les genoux, prêts à dégainer le stylo à la moindre impression. Je croise ainsi une estimée confrère d’un grand groupe de presse, nous discutons avantages fiscaux et tickets restaurant. Je me rends compte que notre convention collective n’est pas optimale chez Gonzaï, notamment niveau comité d’entreprise, sans compter l’absence de salaire. Mais comme dit Bester: « je ne te paie pas et tu ne me paies pas non plus« . Comme ça on est quitte.

Voici donc venu le temps de vous dévoiler mes impressions à l’écoute, notées au fur et à mesure sur un petit carnet spécialement apporté pour l’occasion, celui que j’utilise pour mes builds orders de Starcraft 2. J’avais établi une méthode simple, professionnelle : un numéro pour le titre de la chanson, que j’entourais, suivi de mes considérations.

Tonalité générale : rock

1. Missing Pieces : J’ai noté « bien ».
2. Sixteen Salteens : Un petit pendu dessiné jusqu’à la tête. J’envisageais de créer ce nouveau système de notation : à chaque élément intéressant dans la musique, rajouter un petit trait. Sur le moment, cela me paraissait pertinent.
3. Freedom at 21 :« Le barman est parti. »
4. Love Interruption : « Ennui. »
5. Blunderbass : « Ballade folk. Le jerrican est vide. »
6. Hypocritical Kiss : Un aperçu d’une culotte de dentelle relativise soudainement l’attention que je portais jusque-là à la musique et l’art en général.
7. Weep Themselves to Sleep : « Lourdingue. Piano Bowie. »

Interruption.

Je profite de la pause et de la tribune qui m’est offerte pour vous offrir en retour la théorie exégétique intéressante de mon ami Nicolas Ker concernant Le Château de Kafka. Le Château de Kafka, Das Schloss donc, dont il fut remarqué que le titre allemand pouvait signifier tout aussi bien « la serrure » que « le château », serait en réalité une métaphore de la hype. Il s’agirait en fait de l’histoire d’un pauvre pigiste stagiaire qui se rend à une avant-première, sauf que lorsqu’il arrive, il se rend compte qu’il n’est pas sur la liste. Coups de téléphone, manœuvres, non, rien à faire. La suite du roman relate ses différentes tentatives pour gate crusher « das Schloss » et accéder à l’open-bar ultime. Du Curaçao bleu coupé au bourbon dans un jerrican blanc, donc. Dois-je vous en dévoiler la fin ? En fait il n’y en a pas vraiment, c’est un roman inachevé. On peut soit considérer qu’il meurt, ou qu’il essaie indéfiniment, ou qu’il se fait une raison, c’est comme vous le souhaitez.
Kafka était un pessimiste. Une scène apocryphe décrit K. crevant littéralement de soif devant le physionomiste, faute d’avoir pu accéder au bar. Proust, qui raconte à peu près la même chose, finira par pénétrer dans le salon de la princesse de Guermantes, mais trop tard. Les gens sont déjà morts, lui trop vieux, c’est la fin. Et Nicolas Ker donc, qui disait « Moi maintenant je suis dans le château, et dans le château il y a simplement des fonctionnaires, qui bouffent et qui pissent et essaient de baiser les filles du village. Et les filles du village comme les garçons regardent les fonctionnaires du château avec désir. »

Parmi ces fonctionnaires, il y a ceux, les plus courtisés, qui produisent ces objets que l’on qualifie d’artistiques (ce sont généralement les plus perchés). Il y a ceux chargés de promener les sus décrits dans les différentes pièces du château, à Londres, Paris ou New York, et accessoirement de les ramener chez eux lorsqu’ils sont trop ivres. Il y a les scribes, différentes catégories bien sûr, dont le rôle est d’écrire des circulaires à l’attention du village quant à ce qu’ils ont vu, selon des échelles de valeurs différentes. Elles sont généralement composées de mots (souvent issus d’un générateur aléatoire de phrases, le cerveau du scribe), puis recodées en fractions numériques (une note sur 5 ou 10), voire en nombre d’étoiles ou que sais-je encore, pour une meilleure lisibilité.

Le scribe le plus déguisé aura le droit de parler directement à l’artiste, les autres se contenteront de reporter les réponses. Il y a des femmes du village, un peu partout. Elles naviguent entre les pièces, libres, simplement aimantées par la fascination qu’elles éprouvent pour les fonctionnaires les plus gras. Il y a ceux qui se chargent de colporter les ragots du château, pour l’extérieur. Ceux qui n’ont rien à foutre là, et s’étonnent d’avoir été invités. Les gardiens, qui connaissent bien tout le monde. Ceux qui tentent inlassablement d’établir l’organigramme hiérarchique des gens du château, pour mieux en connaître les entrées. N’imaginez pas que l’artiste soit ici au sommet de cette hiérarchie. Il est simplement le combustible qui est injecté dans la machine pour la faire tourner. Welcome my son, welcome to the  machine (what did you dream ? It’s alright we told you what to dream).

Alors ce soir dans le rôle de Klamm, en haut fonctionnaire du château, Jack White himself, secrétaire général de la section guitare électrique pour la division Europe-USA, venu écouter son propre disque. « Ladies and Gentlemen, Jack White ! » Des filles se pâment, il y a un long soupir de désir. Il passe devant moi et va s’asseoir dans un coin. Une note sur mon carnet : « Paraît plus petit qu’à la télé. »

Rien à vous dévoiler pour les autres chansons, j’étais parti me promener un peu, notamment aux toilettes. Fendant la foule au retour, je constatai que les gens étaient ici assez beaux, pas de difformité physique évidente. Disons que c’est pas comme à Belleville où l’on peux voir des gens marcher dans la rue pieds nus. Commence une interview de monsieur White par deux garçons déguisés en chapeau melon et bottes de cuir. Le barman revient enfin. « Alors Jack, toi qui est le plus créatif guitariste dans le monde, etc. Tu fais un album solo pourquoi ? Tu aimes la guitare ? Et les chips ? » Non, je n’ai pas obtenu d’interview exclusive pour Gonzaï, même pas pu lui demander si ça va. Ni même si, comme me l’expliquait récemment une amie, la Seven Nation Army était bien celle qui attaqua en 1948 le jeune état d’Israël à sa création (Syrie, Liban, Egypte, Yemen, Arabie Saoudite, Irak, Jordanie), et accessoirement ce qu’il pensait de la reprise de Ben l’Oncle Soul. Jack et sa cour s’éclipsèrent ensuite par une porte dérobée menant à d’autres pièces du château, tandis que je regagnai l’air libre.

Maintenant, si vous me demandez ce que j’ai pensé de l’album. Et bien je dirai… une potence avec une corde.

Jack White // Blunderbuss // Sortie le 23 avril chez Third Man/ XL Recordings
http://jackwhiteiii.com/ 

9 commentaires

  1. Ah ah ah ! je trouve super ce système de notation ! Et l’anecdote sur Seven Nation Army est fort intéressante. Tu nous diras si un jour tu trouves la clef? (du château de la chanson)

  2. L’exégèse de Seven Nation Army n’interessera que les plus paranoïaques.

    De
    I’m gonna fight ’em off
    A seven nation army couldn’t hold me back

    à
    And the stains comin’ from my blood tell me « Go back home »…

    J’écrirai ça sur des rouleaux que j’irai enterrer dans le désert.

  3. C’est aussi « L’Amérique » dans lequel vous vous abîmez au son des clairons angéliques et au terme d’une spirale défaite au coeur d’un territoire qui en fait ne peux pas s’arpenter et à cessé depuis longtemps même d’exister.

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