« I’m in love with something real / It could be me, that’s changing »
Paul Banks (« C’mere », Antics)

20 septembre. 15h. Saint Germain des Près. Je n’en mène pas large. Dans le cadre luxueux de l’hôtel où Interpol assure la promo de son quatrième album, je me sens même tout petit. On a beau me demander ce que je veux boire comme si j’étais un prince, rien n’y fait. Je ne cède en rien même lorsqu’une mallette s’ouvre sous le nez de l’attaché de presse qui vient de se faire servir un café. « Monsieur, un chocolat ? » J’en serai plutôt à demander où sont les toilettes.

C’est que dans quelques minutes je vais interviewer des mecs dont je suis fan. Des mecs dont j’adore chaque disque depuis leur tout premier en 2002. Des mecs que je considère quasiment comme des demi dieux depuis que j’ai découvert leur dernier, so(m)brement intitulé Interpol. Quand je les rencontre, ça fait deux mois que je n’écoute que ça, comme je crois bien n’avoir jamais écouté aucun autre disque jusque-là.
Il me faut oublier. Oublier que ce disque me fout à genoux. Que je l’écoute et que je le chante comme si c’était devenu ma propre voix intérieure. Oublier que fin 2009 j’avais tenté de faire une interview mail de Paul Banks à l’occasion de la sortie de son premier album solo et que je m’étais pris un vent monumental malgré mes mails de relance. Oublier les questions « bigger than life » qui génèrent ce genre de déconvenue. Oublier que ce groupe m’absorbe comme si j’avais 15 ans alors que j’en ai le double, qu’il m’a même – et je me rappelle très bien quand c’était, c’était durant leur concert au Printemps de Bourges de 2005 – que ce groupe a donc été jusqu’à soulever en moi l’envie aussi sérieuse qu’irrationnelle de monter moi-même un groupe de rock. Il me faut oublier que Paul Banks est le poète que je ne serai jamais

J’aurais pu avoir Daniel Kessler, le guitariste. L’attaché de presse m’apprend que j’aurais Paul Banks et Sam Fogarino, le chanteur et le batteur, et à ce moment précis je ne saurais même pas dire si je n’aurais pas préféré avoir Daniel, parce que bon, c’est quand même lui le songwriter et le créateur du groupe. Et en plus, il parle divinement bien français. Je le vois investir les lieux. Il m’intrigue. D’entre toutes les élégances il dégage celle de ne pas sembler vraiment là, de ne pas vraiment peser, sans qu’on puisse imputer cela à son gabarit de jockey en costard cravate. C’est comme s’il semblait reclus très loin dans sa tête, qu’il observait tout ça à distance, sans se salir, un peu plume, fragile, prématurément vieilli.

A côté, Paul qui n’est ni un grand comique ni d’un naturel très expansif passe presque pour un joyeux drille. Sa tenue streetwear chic et son petit air d’ado post-boutonneux contrastent avec son regard de morne plaine et son flegme sur le qui-vive. Il n’a pas la carcasse massive que sa voix grave pourrait laisser croire. J’en oublie un peu que c’est elle et lui que j’ai eu en tête ces deux derniers mois, au point de penser à eux comme on pense à soi. Tant mieux les voilà…

Crédit: JeBou

Bonjour Paul, bonjour Sam. Cet entretien est pour le site Gonzaï.

P : Gonzaï ? Comment ça s’écrit ?

Comme un jeu de mot entre « gonzo » et « banzaï ».

P : Ah ! J’ai eu un groupe qui s’appelait Fonzaï. Un jeu de mot entre The Fonz et bansaï. Mais j’ai dû abandonner cette idée car quelqu’un l’avait déjà prise.

C’était pour un projet qui date de… ?

P : Deux ans.

Alors, comment s’est passée votre ouverture de U2 au Stade de France samedi soir ?

P : Fun.

Juste fun ?!

P : Je veux dire, c’était un vrai trip. C’est tellement dingue d’être sur ce genre de scène… Au-dessus de 20 000 personnes, que ce soit en festival ou en première partie de U2 ça dépasse l’entendement, c’en est presque obscène…

S : Absurde.

Comment peut-on bien jouer lorsqu’on trouve la situation absurde et obscène ?

P : ça n’engage que moi mais pour moi la situation est tellement folle qu’elle ne m’intimide même plus. Il y a tellement de gens que c’est comme s’il n’y en avait plus ! Et l’expérience est d’autant plus étrange que parmi ces 80 000 personnes la plupart ne nous connaissent pas. Ce sont des fans de U2. Mais ça me stimule, c’est un super challenge. Devant cette foule tu te sens capable d’accomplir de grandes choses comme si tu étais au cœur d’un coliseum ou d’un théâtre antique. Pour moi il y a quelque chose de VRAIMENT fou là-dedans. Quelque chose de fou qui me plait beaucoup.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous jouiez devant tant de monde…

Sam Fogarino

S : Non, tout ça ne nous est pas étranger car ces dernières années on a déjà joué devant de telles foules à l’occasion de festivals et en ouverture de U2 à Glasgow il y a 5 ou 8 ans.

Qui suggère les premières parties de U2 ? Eux ? Leur manager ?

S : C’est eux, U2.

Dois-je en conclure que U2 est fan d’Interpol ?!

S : Oui, et je les aime.

Vous avez discuté avec eux ?

S : Oui, bien sûr, ça et là. Ils sont gentils, très sympas (rires) !

Le jour d’avant, vous étiez donc au Trabendo devant un public de fans pour présenter votre nouvel album, Interpol. Vous n’en avez joué que 5 morceaux…

P : On a joué le single, le deuxième single potentiel, le troisième single potentiel… Je pense que ça suffit parce qu’on sait très bien que les fans veulent aussi entendre des chansons qui leur sont familières. On essaie donc de livrer un show qui satisfasse le plus gens possible.

S : Peut-être que dans quelques mois, quand le disque aura un peu plus vécu, on jouera plus de nouveaux morceaux mais pour l’instant je pense que c’est un peu tôt, trop nouveau pour vraiment accrocher les gens.

P : Oui, ça va peut-être leur plaire mais ça ne va pas les embraser car ils ne connaissent pas donc derrière c’est bien de les enflammer avec un morceau qu’ils connaissent déjà.

Vous n’avez joué qu’un morceau de votre troisième album Our Love to Admire. Serait-il est dur à retranscrire sur scène ?

P : Il est différent à retranscrire live car il comporte beaucoup d’arrangements, notamment de claviers, mais on arrive à faire ça live. Et puis je trouve que ce disque rocke. Il emmène aussi ailleurs. Les deux premiers morceaux sont par exemple un peu plus dépouillés, climatiques, mais le reste est bien rock. Donc non, je pense que ce disque se prête bien à la scène.

Diriez-vous que de tous vos disques le dernier est le moins approprié à la scène ?

P : Non, ces nouveaux morceaux sont super pour la scène.

Vous donnez pourtant l’impression de vous éloigner petit à petit du format pop rock avec guitares en avant au profit d’une musique de plus en plus atmosphérique…

P : Oui, mais qui reste viscérale…

En effet, vous ne vous départissez jamais d’un feeling organique et punchy. Le jeu de batterie de Sam semble y être pour beaucoup…

P : Pour moi c’est lui le MVP de l’album. Et je pense que notre Sam ne dira pas le contraire. Nos nouveaux morceaux sont plus atmosphériques mais rythmiquement ils gardent ce côté très directif, mordant, excitant.

S : Paul, merci.

Sam, un commentaire ?

S : J’ignore si je suis le MVP de l’album mais oui, je pense qu’on a trouvé le bon contraste.

Paul Banks

Ce nouvel album est le disque le moins immédiat que vous avez fait jusque-là…

S : Oui, il demande un peu plus de temps. Il ne te donne pas tout d’un coup. Mais je pense que c’est une très bonne chose. Quand un disque te demande du temps il faut le lui donner.

P : On croit en plusieurs styles d’accroches, celles immédiates qui caractérisent les singles et celles à double-fond qu’on retrouve par exemple dans un morceau comme All of the Ways. A la première écoute ce morceau n’est pas évident mais si tu lui accordes le temps nécessaire pour bien l’appréhender, alors son piège se refermera sur toi et au final tu n’en seras que plus reconnaissant. En fait je pense que si des gens se détournent parfois de nos disques c’est parce qu’ils ne leur ont pas laissé le temps qu’ils leur faut pour que leurs charmes opèrent. C’est ce que nos fans sont fidèles. Ils prennent ce temps et deviennent donc accroc. Je dirais donc ça aux gens : « prenez votre temps avec ce disque, il est aussi prenant que les précédents, ses trésors sont juste plus profondément enfouis. »

Vous cherchez donc à produire une musique qui déstabilise mêmes vos fans ?

S : Je pense que c’est ce genre de musique qu’on aime. Et regarde, d’entre tous les morceaux de notre nouvel album, Lights est en train de susciter la plus forte réaction…

Alors que c’est un titre atmosphérique qui s’intensifie lentement sur plus de 5 minutes…

S : Oui, et les 2 premières minutes sans totalement dépourvues de rythme. D’ailleurs c’était intéressant car lorsqu’on l’a joué au Trabendo les gens se sont tout de suite mis à frapper dans leurs mains, à marquer un rythme par-dessus les parties de guitare de Daniel. C’était vraiment un moment intéressant. On n’est jamais sûr de la manière dont les gens nous perçoivent parce qu’ils aiment souvent entendre les anciens morceaux qui accrochent immédiatement l’oreille. Mais dans un cas comme celui-ci on se rend compte qu’ils aiment aussi être déroutés.

Mon petit frère, qui a 20 ans, est fan de votre musique mais quand je lui ai fait découvrir votre nouvel album, il a déchanté en me disant que d’après lui vous vous rapprochiez de plus en plus des atmosphères mélancoliques bizarres de Radiohead et que ça le faisait bad triper. Qu’en dites-vous ?

P : Ce n’est pas une mauvaise comparaison. Radiohead est un groupe qu’on aime. Beaucoup. Ton petit frère a dû s’habituer à une certaine facette de notre musique, mais un de nos grands principes quand on fait un disque c’est qu’on fait en sorte de ne pas faire ce qu’on a déjà fait.  On préférerait perdre des fans qui veulent nous voir nous répéter que d’avoir à nous répéter. On est conscient de ce risque et on le prend.

S : De toute façon si tu essaies de faire plaisir à tes fans en essayant d’anticiper leurs désirs tu te condamnes à échouer parce qu’ils te tourneront alors le dos en disant : « Hey, tu refais le même disque que l’autre fois, tu crains ! »

P : Pour revenir à Radiohead, mon chant est on ne peut plus éloigné de celui de Thom Yorke. A mon avis il véhicule une toute autre personnalité.

Parce que ta voix est grave, la sienne aiguë.

P : Oui, mais c’est plus qu’une question de voix, c’est aussi une question d’attitude.

S : Celle de Thom Yorke est très précieuse.

P : Attention, j’aime Thom Yorke ! Mais j’ai le sentiment qu’on ne sonne pas du tout comme Radiohead, ne serait-ce qu’à cause de cette distinction de voix.


Interpol, 2010

Bien sûr, mais ce qui était visé dans cette comparaison ce n’était pas la voix, mais plutôt des ambiances, une certaine évolution musicale. Par exemple, comme Radiohead, vous vous ouvrez de plus en plus aux synthés au détriment, parfois, des guitares…

P : Hmmm, je vois… C’est important d’évoluer, ça fait partie du risque dont je parlais. De l’aventure sans laquelle on ne ferait pas ce qu’on fait. Quelques fans perdus ne valent rien contre l’impératif de garder toute notre fierté.

S : Laisse un peu de temps à ton petit frère.

Je n’ai pas manqué de lui dire. Mais j’ai l’impression qu’il est loin d’être le seul à avoir du mal à vous voir changer. Dès votre deuxième album, Antics, vous vous êtes mis toute une frange de votre public à dos qui vous ont alors reproché de trahir l’esthétique indie rock de Turn On The Bright Lights. N’y aurait-il pas là un gros malentendu ?

P : C’est ce qu’on dit. A voir les réactions de certains, c’est comme si on était 15-20 ans en avance et qu’ils pouvaient se contenter de Turn On The Bright Lights pendant encore 10 ans avant d’être enfin prêt pour Antics et 5 ans après Our Love to Admire. Heureusement que les disques ont une longue durée de vie… Mais je ne m’inquiète pas trop pour ces gens. Je pense qu’ils vont réussir à raccrocher les wagons grâce à notre nouveau disque.

Ces fans semblent considérer Turn On The Bright Lights comme l’incarnation du parfait album rock indé.

P : Oui. Donc tu ne peux pas le refaire.

S : Ce disque est ce qu’il est parce que c’est tout ce qu’on savait faire à l’époque. On était ce groupe qui donnait des concerts à New York depuis deux ans, et qui en est donc venu à entrer en studio pour enregistrer tout ça. En tant que groupe on était si naïfs pour ce qui était de faire des disques, on ne pourra jamais refaire ça. Même si on le voulait on ne pourrait pas le refaire. Ensuite ça a donc donné Antics parce qu’on venait de longuement tourner à travers le monde, qu’on était devenu un bien meilleur groupe, sachant mieux que jamais jouer ensemble. Voilà, en un an et demi, on était passé à autre chose.

Ce qui m’a frappé entre votre premier et votre deuxième disque c’est la manière dont, si je puis dire, vous avez séparé la musique de la voix. Alors qu’elles faisaient comme corps sur Turn On The Bright Lights, depuis Antics la voix de Paul sonne au-dessus, à part…

P : Oui, et comme souvent chez nous cette évolution ne s’est pas faite consciemment, elle est liée à quelque chose de viscéral, spontané. Il s’avère que pour le troisième album j’avais écrit des mélodies que je n’arrivais pas à chanter. Dans ma tête j’entendais des notes que ma voix était incapable de traduire. J’ai donc dû trouver un moyen d’apprendre à le faire…

Lequel ?

P : J’ai pris des cours et ça m’a ouvert de nouvelles portes. Maintenant je peux exploiter toute une gamme de notes hautes qui m’étaient auparavant inaccessibles. Ce changement s’est donc imposé de lui-même. Je n’ai rien planifié. Pour notre premier disque c’était une sorte de choix de ma part : je tenais à ce que ma voix fasse bloc avec le son du groupe, et à ce moment-là on cherchait à tout contrôler nous-mêmes parce qu’on était les seuls à savoir comment on sonnait. Mais chaque musicien évolue en grandissant, et c’est ce qui fait avancer un groupe. Pour notre quatrième album on était donc prêt à laisser quelqu’un qu’on aime faire ce qu’il voulait de nos chansons. Alors quand Alan Moulder qu’on admire et qui est fan d’Interpol nous a proposé de faire notre mix, on lui a remis nos morceaux en lui faisant entièrement confiance. S’il voulait que ma voix soit forte je ne lui disais pas de baisser le volume, je m’en remettais à ses choix. Au vu du résultat je pense pouvoir dire que ses partis pris nous ont servi.

Sur ce disque l’accent n’est pas seulement mis sur le volume de ta voix il l’est aussi sur la voix en elle-même, au sens où tu dissémines des contrechamps obsédants dans le spectre sonore de chaque morceaux…

P : J’ai toujours entendu toutes ces voix. Avant j’étais encore trop timide pour oser le faire sur disque mais cette fois-ci je me suis : « Allez, je lâche tout ! »

Du coup j’ai l’impression que ça te confère de plus en plus cette sorte de stature qu’avait, en tant que pur chanteur, Jim Morrison au sein des Doors. Comme s’il y avait plus que jamais la musique d’un côté et toi de l’autre, avec ta voix, tes mots, tel un poète-diva…

P : Sur ce disque ? Oui, merci Alan Moulder !

Au début de votre carrière beaucoup vous ont comparé à Joy Division et Editors. D’un côté comme de l’autre, j’ai toujours trouvé que c’était une grossière erreur…

S : Merci !

Par contre plus je vous écoute plus je vous trouve une envergure à la Doors…

P : Ah ! J’aurais été ravi d’entendre ça ces 10 dernières années…

Perçois-tu donc cette sorte de parallèle entre Interpol et les Doors ?

P : Oui ! Je ne me prends pas pour Jim Morrison mais j’ai beaucoup écouté les Doors ! J’aime Jim Morrison, j’aime leurs ambiances, j’aime son côté macho, agressif, viril. Je pense qu’on a certains de ces éléments chez Interpol, et c’est ce que j’ai toujours aimé dans Interpol. J’aime les chanteurs charismatiques. Je m’identifie donc aux chanteurs qui dégagent ça eux aussi. Donc oui, je vois bien le parallèle et j’accepte totalement cette comparaison !

Par contre Morrison avait un sex appeal plutôt extraverti, « dionysiaque » comme on disait, et si j’ose dire le tiens est plus triste, « monolithique » !

P : C’est sûr !  Je pense que ce qui nous relie aussi c’est qu’il n’était pas le songwriter des Doors, il était le chanteur. C’est intéressant car c’est aussi un peu comme ça qu’on fonctionne.

Daniel Kessler

Dirais-tu que l’évolution de ton chant a changé votre manière de composer ?

S : C’est une évolution simultanée. Paul nous donne un aperçu de son chant lorsqu’on écrit la musique, mais ce n’est qu’une esquisse. J’avais donc une petite idée de ce qu’il préparait mais ce n’était rien à côté d’entendre la chose enfin achevée et mixée. Je n’ai pas été totalement surpris mais très satisfait.

P : C’est quand on compose et qu’on enregistre que le groupe découvre ce que je vais chanter, parce que c’est là que je commence à tester des choses. Mais tout ça n’a rien de définitif et ils ne m’entendent jamais aussi fort que ce qui sera gravé sur disque parce que là où on répète on est tous dans la même pièce, avec un matériel limité, ils entendent donc juste quelques lignes de chant, mais pas vraiment les paroles. A la fin ils découvrent donc toujours des choses qu’ils n’avaient pas vues avant.

Suivez-vous un processus de création précis pour composer vos morceaux ? Par exemple commencez-vous toujours par la musique ou un texte peut-il générer un morceau ?

S : C’est souvent la musique qui vient d’abord. De ce type (il montre Daniel du doigt). C’est lui qui apporte la matière première et après patatra (rires) ! On s’enferme tous ensemble dans une pièce, on échange des idées, on rejoue sans fin telle ou telle partie, et il arrive toujours ce moment où des choses s’emboîtent jusqu’à donner une chanson d’Interpol.

Paul, tu ne suggères donc jamais au groupe de composer à partir d’un texte à toi ?

P : Non, et ce n’est pas non plus comme ça que je m’y prends quand je compose pour moi. La musique me vient toujours en premier. Le texte et le chant n’interviennent qu’en réaction à la musique. Il m’est arrivé deux fois de commencer par le texte et ça n’a jamais marché.

Les textes de ce nouveau disque semblent plus que jamais parler d’amour…

P : Tous nos disques en parlent.

Mais cette fois j’ai l’impression que tu le fais en donnant plus de ta propre personne…

P : Sur peut-être un ou deux morceaux oui, c’est vraiment moi qui parle et c’est basé sur ma vie. Oui. Sur un ou deux morceaux. D’habitude, j’emploie le « Je » comme un personnage ou une facette de moi que j’extrapole. Que ce soit une facette énervée, amère ou chauvine, tac ça devient la voix de tel ou tel morceau, à l’exclusion des autres facettes de ma personnalité. Et oui, sur ce disque il y a quelques morceaux où ce n’est pas loin d’être vraiment moi, mais ce n’est jamais autobiographique. Je ne fais pas ma thérapie sur disque.

Il n’empêche : ce disque est sans doute votre plus poignant. Il contient des moments de pure grâce. Je pense à « Lights », à « All of the Ways » et à l’enchaînement particulier de « Try It On » et « All of the Ways ». Comment avez-vous eu cette idée ?

S et P (d’une seule voix) : Oh, ça c’est Carlos.

P : En fait c’est même une suite de trois morceaux, Try It On, All of the Ways et The Undoing, une sorte de triptyque. D’habitude on réfléchit au tracklisting une fois qu’on a tout enregistré mais pour ce disque ce fut différent. Pendant qu’on le composait et qu’on avait déjà en chantier les 10 morceaux de l’album, Carlos a eu des idées de segments. On s’est donc dit  qu’on pouvait dès à présent commencer à séquencer tout le disque, voir comment le début de tel morceau et la fin de tel autre allaient pouvoir se compléter ou se modifier et voir de quelle manière ça affecterait la cohérence de l’ensemble. On a tous trouvé que c’était une très bonne idée. C’est aussi pour ça que le disque possède presque une face A et une face B.

Avec Barricade en guise de chaînon massif entre les deux…

P : Oui, et la seconde partie du disque est un peu plus expérimentale que la première, plus pop, up tempo. On a aussi décidé ça en cours de composition. Et je crois que d’avoir ce découpage en tête nous a permis d’aller à la fois plus loin dans l’approche pop d’un côté et plus loin dans l’approche expérimentale de l’autre. C’était une bonne idée. Je suis content qu’on l’ait suivi.

Cette dichotomie se ressent dans les clips des deux titres extraits de votre dernier disque. L’esthétique du clip de Lights, signé Charlie White, déjà responsable d’ Evil sur Antics est très différente de celle du clip de Barricade. L’univers dark et dérangeant de Charlie White vous va bien. Vous ne vous êtes jamais dit que ce serait une bonne chose s’il s’occupait de tous vos visuels, comme Stanley Donwood le fait pour Radiohead ?

P : Oh, c’est une bonne idée. Mais je pense qu’il serait trop pris pour faire une telle chose. Et puis cette différence d’univers d’un clip à l’autre est voulue ! On ne veut pas juste passer pour mystérieux, effrayant et étrange. On est aussi des gars avec des guitares. Le morceau et le clip de Barricade disent ça : voici nos instruments et ce qu’on en fait : du rock.

Vous ne voulez pas choisir entre rock frontal et rock atmosphérique ?

P : Je pense que les deux peuvent cohabiter. En tous cas chez nous c’est très volontaire si ces deux approches cohabitent. Je pense que les gens aiment les deux. Ou qu’ils devraient aimer les deux (rires) !

S : Si tu fais l’un au détriment de l’autre au bout d’un moment tu finis par devenir ennuyant. Je veux dire, j’aime les choses mystérieuses, effrayantes et étranges mais je crois qu’au bout d’un moment ça me gonflerait et qu’en réaction j’irai écouter du Van Halen ou quelque chose dans le genre (rires) ! (Paul fredonne tout guilleret « The Final Countdown » de Europe tout en déboutonnant son gilet pour montrer le T-shirt qu’il porte. Y figure une tête peinturlurée de couleurs criardes.)

Qu’est-ce que c’est ?!

S : C’est David Lee Roth (rires)!

Ah ok ! Et donc vous ne pas voulez pas choisir entre rock frontal et rock atmosphérique.

P : Ce n’est pas qu’on ne veut pas choisir mais plutôt qu’on voit ça comme deux de nos deux forces, qu’on souhaite explorer à fond.

Au final un grand sentiment d’unité prédomine à l’écoute de chacun de vos disques. En tant qu’auditeur on a presque l’impression qu’ils racontent une histoire comme s’il s’agissait de livres ou des films.

P : Bien, c’est un point important pour nous.

Etes-vous clairement sous l’influence de certaines œuvres, livres, disques ou films lorsque vous amorcez l’écriture d’un nouveau disque ?

S : J’imagine que chacun d’entre nous à son petit vivier. Paul, avais-tu certaines influences précises à l’esprit en entament ce disque ?

P : Non, je pense qu’il faudrait plutôt poser cette question à Daniel. Moi j’aborde les chansons les unes après les autres, mais lui voit loin. C’est lui qui a la vue d’ensemble.

Etait-ce son idée d’intituler ce quatrième album Interpol ?

S : C’était celle de Paul.

P : Oui, c’était mon idée. Elle est venue assez tôt dans le processus de création du disque. Elle m’a d’ailleurs été fortement inspirée par le travail de séquençage proposé par Carlos. Après je ne sais pas… C’est très dur pour moi de parler de ça, mais il m’a semblé que ce disque faisait bloc, comme quelque chose de définitif, et que toute information supplémentaire aurait rompu l’équilibre. L’appeler Interpol c’était dire : voilà, c’est assez monumental et tout est là, prenez.

Appeler ce disque Interpol n’est-ce pas aussi le moyen de dire qu’Interpol est une sorte de marque, de machine ?

P : Oui ! Pour moi oui.

S : Quand tu vois que Carlos était impliqué dans cette décision et qu’il a quitté le groupe…

A cause…

S : De raisons qui ne regardent que lui… Quand tu vois qu’il n’est plus là et que malgré tout Interpol est un son que les gens veulent entendre, des chansons que les gens veulent entendre, qu’ils ont encore foi en nous, tu te rends compte que ce groupe est plus que la réunion de ses membres, que ces quelque chose qui dépasse les questions d’ego. L’idée d’appeler le disque Interpol m’a donc d’elle-même convaincu, par ce simple constat.

Paul, tu dirais la même chose ?

P : Oui ! J’aime cette idée de gang, de marque, de machine. Ce n’est pas comme si tu avais à affaire à Stevie Nicks and the blablabla’s, non tu as à faire à cette force : Interpol. Un jour un journaliste m’a dit : « Tu dois comprendre qu’une fois faites les chansons ont leur vie propre, qu’elles ne sont plus à toi »  J’ai dit « Oui, je sais. » Et c’est un peu ce que Sam disait, c’est-à-dire que maintenant quand on monte sur scène les gens ne semblent plus trop se focaliser sur qui est sur scène et qui ne l’est pas, ils sont plus préoccupés par les chansons qu’ils entendent. Pour moi, l’idée de ce titre et du logo qui l’accompagne va dans ce sens : « Tenez, cette chose qui va au-delà de l’individu c’est nous, c’est pour vous ». Et oui, à ce que je sache c’est ce qu’on appelle une marque !

Prends-tu donc plus de plaisir à jouer pour Interpol que sous le nom de Julian Plenti ?

P : Tu sais, j’aimerais bien créer une marque forte pour pouvoir y caser tous mes projets solos, mais j’aurais beau faire, trouver le nom le plus accrocheur, elle aurait toujours moins de poids qu’Interpol. J’ai le sentiment qu’Interpol boxe dans une autre catégorie. Mais je suis persuadé que tout en étant commercial un média peut développer des concepts qui dépassent le cadre de l’individu, des idées sur lesquelles les gens puissent s’appuyer. Je pense que c’est une bonne chose, un sacré défi à relever.

Propos recueillis par Sylvain Fesson
Illustration: Jebou

11 commentaires

  1. Je dois dire que la nuance entre les deux (clip et création vidéo) m’échappe un peu. Reste que White n’aurait pas fait cette vidéo sans l’existence du morceau et qu’elle l’illustre donc…

  2. « J’en oublie un peu que c’est elle et lui que j’ai eu en tête ces deux derniers mois, au point de penser à eux comme on pense à soi »
    Anyway, chouette interview, et chouette introduction sur l’impact qu’un groupe peut avoir sur quelqu’un. J’ai particulièrement aimé cette phrase, et je pourrais en dire autant, sur quelques autres groupes.
    Thx.

  3. Chose promise chose due.

    j’ai beaucoup aimé. C’est toujours mieux quand le gars qui écrit le papier est vraiment intéressé par le groupe ― ça semble évident mais toi et moi savons que ce n’est pas si courant dans la vraie vie ― les questions sont pertinentes, eux sont intéressés par ce que tu leurs demandes, très bien. En revanche y a un peu trop de questions fermées héhé.

    Continue comme ça !

  4. Trop de questions fermées ? Hmmm, c’est ce que j’appelle parfois (comme je le fais là dans l’intro) les questions « bigger than life ». C’est-à-dire celles qui n’en sont pas trop, et se rapprochent plus de statement/constats/théories/unilatéral ressenti. C’est casse-gueule mais je pense que c’est important. Un parti pris. C’est ce qui fait qu’on a ce qu’on a là. Une discussion et pas une simple interview. Enfin je pense. Après tout est question d’alchimie, d’équilibre…(merci)!

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