Toutes ses dents et pas l’âge de ses artères, cette pure dentelle (qui, au passage, en dit long sur Bryan Ferry)  extraite de "Roxy Music" mérite que son anniversaire soit fêté dignement. Alors, quid d’une exégèse zélée ? Allez, on ne chouine pas, il y aura quand même un peu de venin de-ci de-là dans ce papier. Et Roxy, groupe au charme empoisonné s’il en est, ne l’aura pas volé.

Il y aurait tant de choses à dire sur le Roxy Music des débuts… Le Roxy Music des débuts ? Pourquoi être si restrictif ? Est-ce à dire que ce fleuron du rock british a été à son apogée… au berceau ? Les albums de Roxy Music ont en effet d’abord été faits d’or, puis d’argent, puis de bronze. Étrange évolution, en vérité. Et à la toute fin, si bronze il y eut encore, il fut hélas résidu de digestion, n’en déplaise aux aficionados au long cours du groupe. Le Roxy des débuts, donc. Des influences multiples, mais concassées, « Re-Made/Re-Modeled », et assaisonnées d’une sauce à la diable. La Roxy musique originelle était enjouement, gravité, menace, harmonie et dissonance, tous ces ingrédients entrant parfois dans la composition d’un seul et même morceau.

https://www.youtube.com/watch?v=Ay4v7mhEh54

Le contexte

Il y aurait tant de choses à dire sur le Roxy Music des débuts… J’aime bien Mackay et Manzanera, mais Ferry et Eno sont mes « Roxy Heroes ». Au sein du groupe, Bryan avec un « y » était le chevalier servant – un peu pété, c’est vrai (In Every Dreamhome A Heartache, quelle dinguerie quand même…) ; Brian avec un « i » était le serpent à plumes venimeux. Le cœur d’artichaut, éternel amoureux transi, et l’intello, futur « stratège oblique », ne se sont pas entendus sur la durée. Divergences sur les orientations musicales que devait prendre le groupe. Conflit d’égos de coqs dressés sur leurs ergots. Des coqs arborant une plume dans le cul en plus de toutes les autres (classe glam d’alors oblige), mais des coqs quand même. Entre le sensuel et le cérébral, le torchon a brûlé.

Il y aurait tant de choses à dire sur le Roxy Music des débuts… Au vu de l’évolution musicale du groupe, tout porte à croire que les velléités novatrices et l’aura de Brian tiraient le meilleur de Bryan dans son rôle de leader et auteur/compositeur en chef. Après le départ d’Eno, l’influence de ce dernier a d’ailleurs continué d’agir sur Ferry, qui a « fait le strand » pendant une paire d’albums encore. Mais, Bryan, désormais seul maître à bord du Ferry, l’entraînera au fil du temps sur des mers de moins en moins aventureuses, et ce jusqu’à l’avènement de la guimauve. Guimauve racée, si ça existe, mais guimauve quoi qu’on en dise. Et ramenarde avec ça.

Il y aurait trop de choses à dire sur le Roxy Music des débuts. Aussi, et « parce que seul le détail compte », je ne vais parler que d’un seul de ses titres. If There Is Something m’a hanté toute ma vie. Quand la mort m’aura transformé en fantôme, il me hantera encore. C’est pour moi le plus beau morceau jamais écrit sur la saudade, ce sentiment étrange et pénétrant de délicieuse nostalgie, hélas souillé par la daube de ce grand dadais de Daho. Peut-être le plus beau morceau jamais écrit par Bryan Ferry. Car A Song For Europe, qui est dans la même veine, est une chanson trop sophistos pour être honnête, et dans laquelle notre héros met moins ses tripes sur la table. If There Is Something est une de ces folies inclassables dont le Roxy des débuts avait le secret et Bowie se plantera en beauté en prétendant en faire une version « rock énergique », l’ôtant de son jus en voulant lui en donner.

« Roxy Music » est sorti en 1972. Je sais qu’il y en a eu pléthore, mais celui-là est mon « meilleur premier album de tous les temps » à moi. La pin-up fifties de la pochette ressemble à une pute, à la fois tentatrice, aguicheuse et comme tétanisée par la peur. Ses escarpins sont usés par les kilomètres de trottoir qu’ils ont arpentés. Tout le charme empoisonné du Roxy Music d’alors est cristallisé sur cette image classe et vulgaire, un peu kitch de partout et un peu crade des talons, donc. Chacun des titres que contient cet écrin mériterait une dissection à vif. Mais il serait indécent selon moi de torcher ça en quelques mots chrono, sur un seul et unique papier. Zoom sur l’élu, par conséquent.

La zique

If There Is Something est structuré en trois parties, je n’apprends rien à ceux qui ont l’heur de le bien connaître. De la musique avant toute chose. Au début, c’est… comment dire ? Un style indéfinissable, du countrytonk disons, servi par une guitare rockab-hawaïenne et un piano boogie bastringue. Ça commence donc sous des augures primesautiers, mais on se dit que, comme souvent avec Roxy, ça va pas tarder à virer vénéneux. En fait, il n’en est rien. Ferry a même carrément choisi de faire dans le rock progressif, mais versant noble, entendons-nous bien. La fin du début de la troisième partie (vraiment ?) a d’ailleurs des accents de l’Epitaphe du Roi Cramoisi, sorti trois ans plus tôt. C’est un hommage ou de la rancœur ?

Comme la saudade fait briller le soleil pendant la pluie, les claviers et instruments à vent construisent le chemin scintillant, cet arc-en-ciel serpentant entre terre et ciel, dont le rouge est transformé en feu ardent par la guitare. Saudade. Les rayons de soleil font étinceler les gouttes de pluie qui perlent aux carreaux des fenêtres. Saudade. Le bourdon et les papillons butinent de concert. Cette pure dentelle parle à notre fibre émotionnelle, charriant des tonnes de mélancolie et émiettant les cœurs sensibles. Des chevaux hennissent, des oiseaux tournoient, on se souvient de merveilles oubliées, de pans de vie qu’on a laissés derrière et, en retenant (ou pas) un sanglot, on en redemande. Bouleversant. Extatique. Ce truc me hante. Je l’ai déjà dit, mais quand on aime on ne compte pas.

Ferry

Et puis il y la voix de Bryan. Avant de devenir un crooner pur jus pur fruit, Ferry maniait déjà trémolos et roucoulades, mais son chant était barré, au bord de la rupture car chargé d’émotion. Un crooner met une certaine distance entre ce qu’il chante (le fond) et ses effets de voix (la forme). Ferry, lui, y va sans filet et pied au plancher, faisant voler en éclats toute espèce de retenue. Tel critique musical relate d’ailleurs quelque part que des acquéreurs du LP « Roxy Music » l’aurait rapporté chez leur disquaire au prétexte que la voix du chanteur déconnait. Moi, ce que j’en dis, c’est qu’il fait si fort sur le mantra de la dernière partie que mes poils se hérissent à chaque fois que je l’entends.

Les paroles

Parlons du texte, maintenant… Part #1.

If there is something that I might find
Look around corners
Try to find peace of mind I say
Where would you go if you were me
Try to keep a straight course not easy
Somebody special looking at me
A certain reaction we find
What should it try to be I mean
If there are many
Meaning the same
Be specific just a game

Bryan adolescent est à la recherche de quelque chose (l’idéal féminin) plutôt que de quelqu’un (de spécial cela dit, forcément). Mais au temps des premiers émois, tout cela n’est en fin de compte qu’un jeu. On papillonne et batifole, car « on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » ; pas évident d’embrasser la monotonie du droit chemin alors que l’ivresse du zigzag vous fait de l’œil.

Part #2.

I would do anything for you
I would climb mountains
I would swim all the oceans blue
I would walk a thousand miles
Reveal my secrets
More than enough for me to share
I would put roses round our door
Sit in the garden
Growing potatoes by the score

Bryan, jeune adulte en proie à la passion amoureuse, nous balance quelques images d’Épinal. Mais il nous tirerait presque des larmes en racontant qu’il va faire pousser des patates. C’est une métaphore suggérant qu’il souhaite faire des enfants à sa dulcinée et les élever avec elle ? Ces Rosbifs, quand même, je vous jure…

Part #3.

Shake your hair girl with your ponytail
Takes me right back (when you were young)
Throw your precious gifts into the air
Watch them fall down (when you were young)
Lift up your feet and put them on the ground
You used to walk upon (when you were young)
Lift up your feet and put them on the ground
The hills were higher (when we were young)
Lift up your feet and put them on the ground
The trees were taller (when you were young)
Lift up your feet and put them on the ground
The grass was greener (when you were young)
Lift up your feet and put them on the ground
You used to walk upon (when you were young)

Là, porté par la musique et la voix habitée, c’est magnifique. La queue de cheval, les collines qui étaient plus hautes, les arbres qui étaient plus grands et l’herbe qui était plus verte. L’enfance. Et ce « Throw your precious gifts into the air / Watch them fall down ». Un geste tout enfantin, et une image qui fait penser à du Kandinsky période parisienne. Vous savez, ces tableaux évoquant des jouets en apesanteur. Nostalgie de l’enfance. Enfance où il n’est nul besoin d’être sous acide pour vivre des émerveillements, des éblouissements. « Tous ces moments / Perdus dans l’enchantement / Qui ne reviendront / Jamais (jamais jamais jamais jamais jamais jamais) ». Vous aviez la nostalgie de l’enfance quand vous aviez vingt-sept ans, vous ? Vous écriviez des poèmes déchirants sur l’ange au joli minois qui avait, en toute innocence, provoqué en vous cette combustion des sens que vous ne saviez pas nommer ? Ça en dit long sur Bryan Ferry, je trouve.

Le Bryan

Bryan Ferry fut un prince charmant ; c’est aujourd’hui un vieux beau, c’est entendu. Mais est-il pour autant devenu un vieillard libidineux, un « Pervers Pépère », cougar mâle gourmand de chair fraîche et prompt à épouser l’ex de son rejeton ? Il serait dommage de se méprendre sur le bonhomme. Car il est le Peter Pan de l’Amour, le Dorian Gray du Tendre, oublieux de son portrait. En « Débile Sentimental », il poursuit sa quête perpétuelle de l’inaccessible étoile, cet idéal féminin qui n’existe qu’en tant que concept. Pour Bryan Ferry, cible préférée de Cupidon depuis l’âge des culottes courtes, le romantisme est absolu (nom ou adjectif, au choix). Il est resté la midinette qui jadis n’hésitait pas à pleurnicher au téléphone, suppliant la sirène Jerry Hall de lui revenir, la Grande Cocufieuse du Rock l’ayant quitté pour Mick Jagger. Rien ni personne ne l’empêchera de se pâmer et de s’extasier encore et toujours sur Autant En Emporte Le Vent.

« J’ai choisi Roxy Music comme nom pour le groupe parce que Roxy, ça me faisait penser à l’enseigne d’un cinéma ». C’est marrant parce que quand j’étais jeune, à Montpellier, il y avait un cinoche qui s’appelait « Le Roxy ». J’y ai vu Le Grand Sommeil. 2HB. La nostalgie, camarade…

7 commentaires

  1. Incroyable : la musique dure le temps de ma lecture, je devrais plutôt dire de ce voyage dans un monde perdu, celui d’une forme d’innocence balayée par le temps. Je dois le confesser : cette musique ne fait pas partie de mon ADN, mais elle devient le temps de 5′ mienne,celle de mes émotions provoquées par un récit qui épouse les courbures de la musique de Bryan Ferry. Merci Michel pour la sensibilité de ta plume.

  2. Superbe article pour un moment de nostalgie inoubliable. Roxy Music AVALON l’événement marquant dans une vie lorsqu’on l’écoute en boucle lors d’une première vraie relation « amoureuse ».

    1. C’est tellement bien dit
      A part Avalon que j’ai écouté et ré-ecouté, c’est article me fait penser que j’ai du passer à coté de Roxy music
      Je pense que vais prendre le temps

  3. C’est vraiment très bien dit et l’article donne vraiment envie de s’y plonger
    Mis part Avalon que j’ai écouté et ré-écouté en boucle, j’aperçoit que je j’ai dû passer à coté de Roxy music
    Je vais donc prendre le temps de découvrir

  4. C’est tellement bien dit
    A part Avalon que j’ai écouté et ré-ecouté, c’est article me fait penser que j’ai du passer à coté de Roxy music
    Je pense que vais prendre le temps

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