Les disques français futuristes composés dans les 70’s, c’est un peu comme la lumière des étoiles : il faut parfois attendre plusieurs décennies pour qu’ils nous parviennent. Dernier exemple avec le « K-Priss » de George Grünblatt, hémisphère gauche du groupe Heldon qui deviendra par la suite… psychiatre. Avant la réédition vinyle chez Gonzaï Records pour fêter les 40 ans de cet album typique du son prog-rock si Français, on a retrouvé le principal intéressé pour une séance d’explications.

« Allo, oui, c’est bien moi George Grünblatt. » La discussion de ce matin de juin 2016, aussi banale soit-elle, est tout de même assez surréaliste. Quarante ans après avoir enregistré son unique album solo dont même Internet semble avoir du mal à retrouver la trace, ledit George répond au téléphone après qu’on a trouvé son téléphone dans les pages blanches, en tant que psychiatre officiant dans le 9ème arrondissement à Paris.

(C) Patrick Jelin
(C) Patrick Jelin

Pour en arriver à ce coup de fil aussi improbable que l’histoire qui suit, il faut remonter à la précédente réédition du « Pole » de Philippe Besombe et Jean-Louis Rizet ; ce dernier m’ayant confié, un jour que j’avais réuni les deux compères pour une séance dédicace de leur vinyle, qu’il avait également géré un label nommé Ramses Records. Évidemment, et merci Discogs, j’avais été consulté, à ma manière, les sorties en question. Tout n’était pas bon (Renaud, Eric Serra…), mais il y avait tout de même le « Iceland » de Richard Pinhas, le « Drones » de Jean-Philippe Goude et puis ce disque perdu dans un coin, avec un pistolet laser tendu comme un arc électrique, sans aucune indication hormis ce nom dont on n’avait jusque-là jamais entendu parler.

Ainsi « K-Priss », du nom d’une drogue extra-terrestre hallucinatoire inventée par Philip K. Dick (dans The Three stigmata of Palmer Eldritch, en 1955), me fit l’été complet. Il y avait là tout ce qu’on peut aimer (ou détester) dans le prog-rock de ces années ; les solos de guitare baveux, cette impression de too much sur la partition et, quelques fois, ce son de basse fretless qui plus tard défigurera le jazz, dans les années 1980. Mais aussi, par endroits, de longues plages hypnotiques (Wobberlee Walk, Far Out) taillées pour un spleen post attaque nucléaire (c’est de saison, finalement). Enregistré avec l’aide du célèbre bassiste Didier Batard (Space Art, Christophe, Heldon) mais aussi de Michel Ettori (Weidorje, Jean-Philippe Goude) ou encore Richard Pinhas aux guitares, « K-Priss » ne sortira finalement que trois ans après son enregistrement en 1977. Sauf qu’en 1980, Claude François vient de mourir et il est déjà trop tard pour ce type de disco-prog rétro-futuriste qui aurait parfaitement pu trouver sa place à côté d’un disque congelé de Magma.

Pile quarante ans après ce délire hésitant free jazz futuriste et rock synthétique, le psychiatre me confirmera que nous avons été les premiers à faire le rapprochement entre son ancienne vie de freak et son activité principale. Il me confiera également sa passion pour Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jean-François Lyotard et Jimi Hendrix, pourquoi il a non seulement quitté Heldon sur un coup de sang et aussi pourquoi il a refusé de suivre un groupe de krautrock réputé sur un coup de tête afin de devenir… psychiatre. Jusqu’à ce que Gonzaï, 40 ans plus tard, ne le retrouve pour rééditer cet album de science-fiction instrumentale ô combien dérangé. Quelque part entre Bernard Szajner, Jean-Michel Jarre et l’abécédaire de médecine, encore une preuve qu’on peut être fou et malgré tout être capable de soigner les esprits malades. Quarante ans après, et alors que George Grünblatt fête ses 65 ans, il y a, comme on dit, prescription.

Bonjour George. Question toute conne mais comment êtes-vous arrivé à la musique ?

Très tôt. Vers l’âge de 5 ou 6 ans je me suis au piano, classique, sans aucune pression familiale. Ma professeure, dans mon souvenir, était très vieille : elle avait joué à la cour du Tsar ! Puis vers l’âge de 13-14 ans déboule le rock anglais et américain, et là je tombe raide dingue amoureux de ces sonorités, notamment le Strawberry Fields des Beatles (qui me fait découvrir le son du Mellotron) et Jimi Hendrix, qui reste le grand fracas de ma vie.

Ces références musicales sont assez étonnantes quand on connaît la suite de votre carrière, avec Heldon.

En effet. Il ne faut pas oublier que Richard [Pinhas] était lui-même grand fan d’Hendrix, c’était notre passion commune et effrénée. Mais contrairement à moi, lui vouait également un culte à King Crimson et une admiration sans borne à Robert Fripp ; la preuve étant la chanson hommage d’Heldon, In Wake of King Fripp, sur « Allez Teia ».

Votre carrière a-t-elle commencé avec Heldon, ou vous étiez-vous déjà fait remarquer avant ?

Avant Heldon, il y avait déjà eu un petit 45t nommé « Schizo », qu’on vendait à la sauvette… C’étaient les grandes années de Gilles Deleuze ; et Richard et moi avions fréquenté pendant de nombreuses années la faculté de Vincennes où enseignaient non seulement Deleuze mais aussi Jean-François Lyotard (un philosophe), que je vénérais autant que Michel Foucault, dont j’ai aussi pu suivre les cours au Collège de France. Bref, j’ai obtenu mon bac en 1969 et à cette époque-là il était fortement question que je fasse médecine pour devenir psychanalyste et psychiatre.

De « Schizo » à la psychiatrie on peut donc dire que tout était lié, dès le départ…

Oui, d’autant plus parce que Deleuze parlait abondamment de la schizophrénie à cette époque. Tout cela se mélange, mais mes études étant très prenantes, se pose alors un choix douloureux et cornélien entre une carrière de psychiatre et celle de musicien, qui va me poursuivre pendant quelques années. Plus tard je rencontrerai Klaus Schulze (Tangerine Dream, Ash Ra Tempel), que j’ai rejoint en Allemagne, dans leur forêt. Il voulait me signer, que je travaille avec lui… J’ai passé quatre jours dans son studio forestier, j’ai pris une semaine pour réfléchir et puis j’ai finalement décidé de devenir psychiatre.

Une photo de "vacances" de George Grunblatt...
Une photo de « vacances » de George Grunblatt…

Et qu’en est-il de votre contribution à Heldon ?

Il y a les deux premiers albums de Heldon, puis le troisième où je figure sur un mode, pardon, défiguré puisque les choses se sont gâtées entre Richard et moi. Lui détenait le matériel et était le possesseur de l’une des plus belles collections de synthétiseurs avec Jean-Michel Jarre ; moi j’avais une guitare et une formation de claviériste ; notre relation était très fusionnelle ; les deux premiers albums de Heldon sont donc de notre fait commun, à parts égales. Il n’y a qu’à regarder les crédits sur les pochettes. Puis sur « It’s Always Rock and Roll » donc, les choses se gâtent parce que les choses ne peuvent pas rester figées dans la fusion indéfiniment. Et je crois que Richard n’a pas très bien accepté mon zèle pour la médecine… Moralité, j’ai fini pendu à un arbre sur la back cover de cet album !

Et malgré cette fin de collaboration disons, tendue, on vous retrouvera plus tard crédité sur l’un de ses albums solos (« East West », 1980). L’inverse est aussi vrai puisqu’il est crédité à la guitare sur « K-Priss ».

Oui c’est vrai… Tout cela date de la même période ; les choses n’allaient encore pas trop mal. Tout s’est compliqué à l’arrivée d’Alain Renaud [ex guitariste du groupe Triangle, ndlr] avec qui j’ai paradoxalement adoré travailler ; un garçon délicieux et doué. Pour Richard j’étais devenu moins bankable, sans doute, du fait que je ne passais pas toutes mes soirées à faire la bringue, du fait de mes études. Humainement, ce fut donc une dégradation lente. On a vécu des choses très intenses, je ne regrette rien.

Arrive donc votre disque solo, « K-priss ». Fut-ce votre baroud d’honneur avant, disons, le passage à l’âge adulte ?

Non. C’est d’abord un jeu de mots qui n’est pas de moi, mais emprunté à un livre de science-fiction. Richard et moi étions fans de ce type de littérature, adorions Norman Spinrad – d’où le nom Heldon – et « K-Priss » vient d’un livre de Philip K. Dick (The Three stigmata of Palmer Eldritch, 1955). C’est le nom trouvé par K. Dick pour qualifier cette nouvelle drogue extra-terrestre hallucinatoire. De là à savoir si avec cet album je me suis offert un caprice, là, c’est possible… J’avais envie d’un album à moi, enregistré seul, mais avec des amis autour, qui figurent tous sur la pochette. Il y a même Richard Pinhas, qui est venu prêter main forte ; idem pour Didier Batard, merveilleux bassiste, ou encore François Auger, aux batteries. Il faut savoir que, de mémoire, j’étais au moment de l’enregistrement partiellement sous les drapeaux ; je ne me suis pas trouvé assez fou pour me réformer moi-même donc j’ai fait mon service militaire tout en finalisant « K-Priss ».

Les mots évoluant au fil des décennies, c’est intéressant de noter comme le mot jazz-rock, en vigueur à l’époque, a été remplacé par des termes comme « cheesy » aujourd’hui. Tout cela pour dire que « K-Priss » semble par moment influencé par des groupes comme Weather Report.

Weather Report me fascinait beaucoup à l’époque, d’où la présence d’un soprano sur l’album en hommage à Wayne Shorter et John McLaughlin, autre idole que j’ai croisée à l’époque du reste.

D’où est venue l’idée complètement délirante de ce sobre pistolet laser (sic) sur la pochette ?

Quand on regarde la pochette, on peut voir une allusion très précise à Laser Trapèze, organisateur des premiers show laser à l’époque, en France. La société était gérée par deux frères, qui sont restés des amis intimes. Et donc la pochette reflète ma passion pour la science-fiction.

Vous souvenez-vous de l’accueil du disque à sa sortie ?

Pas vraiment. Cela a dû rester assez confidentiel, forcément. C’était surtout un grand bonheur pour moi de pouvoir enregistrer de la musique. J’avais envie de vivre cela au moins une fois dans ma vie.

C’est donc après « K-Priss » que vous rentrez dans les ordres psychiatriques, si je puis dire.

C’est à peu près ça oui. Après ce disque j’ai dû enregistrer un dernier album avec Richard (« East West ») et puis c’est tout.

Et donc, jusqu’à aujourd’hui, personne n’avait fait le rapprochement entre votre étonnante carrière musicale et votre activité de psychiatre ?

Hormis quelqu’un, très récemment, qui m’a demandé si j’avais quelque chose à voir avec Heldon, non, jamais. Mais ce n’est très certainement pas par hasard. Je tenais à éviter tout recoupement ; mon métier étant très lié à l’intime [des patients, ndlr], c’eut été malsain de tout mélanger. Mais voilà, aujourd’hui j’ai 64 ans et mon activité arrive tout doucement à sa fin. Cela me gêne beaucoup moins. Et j’ai beau passé beaucoup de temps sur Internet, il ne m’est jamais venu à l’esprit de vérifier ce qui se disait à propos de « K-Priss ».

Il se dit pourtant des choses très élogieuses, figurez-vous !

Ah bon, c’est vrai ?

« K-Priss » est actuellement en précommande sur Ulule au prix de 17€ (frais de port compris) et disponible dans un pack comprenant également notre réédition du « Pole » de Besombe et Rizet au prix de 30€ (frais de port compris). La consultation psychiatrique est à votre charge.

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