Tout le monde a lu "Las Vegas Parano" (et si tel n'est pas le cas, vous avez raté votre vie). Mais qu'en est-il des autres écrits du plus mythique des journalistes gonzo ? Pour l'été, voici donc la vie d'Hunter passée au crible à travers une bibliographie qui sent toujours l'odeur des canons.

« La dernière fois que j’ai vu Serge Gainsbourg en public, il suintait l’alcool pur par les pores et les yeux, et glissait par à-coups incertains sur la scène lisse d’un palais parisien, la bave aux commissures et l’œil en perdition, cet homme était mourant. Un parterre de nantis bagués et clinquetants l’encourageait bruyamment à tourner autour de rien en massacrant les plus belles chansons nées de son génie. » Dans ce passage de Fonds de Tiroir, Pierre Desproges compare l’un des plus grands auteurs-compositeurs français du XXème siècle à un triste poivrot de village, encouragé à enchaîner les boucles à vélo autour du monument aux morts pour le plus grand plaisir d’une foule aussi hilare qu’indifférente à l’homme escamoté derrière le pochard désopilant. Nul ne saurait mieux décrire la déliquescence du Gainsbourg prisonnier de Gainsbarre tout au long des années 1980.

Contemporain de l’Homme à la tête de chou, Hunter Stockton Thompson connut de la même manière les affres du combat livré à un alter ego aussi culte qu’envahissant, l’irrévérencieux journaliste et toxicomane Raoul Duke, incarné par Johnny Depp dans le Las Vegas parano de Terry Gilliam. Cette relation ambigüe de l’écrivain au personnage de déjanté notoire qui lui apporta la célébrité, sans qu’il ait jamais pu se hisser – du moins à ses propres yeux – au rang auquel il aspirait de figure mythique de la littérature américaine, tels Mark Twain, F. Scott Fitzgerald ou Ernest Hemingway, est au cœur de la remarquable biographie signée par William McKeen, Hunter S. Thompson, journaliste et hors-la-loi.

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Un rapport délicat à l’autorité et aux distributeurs automatiques

Le grand échalas chauve immortalisé en chemise hawaïenne, bob, bermuda, Chuck Taylors et lunettes d’aviateur, verre de bourbon dans une main et fume-cigarette dans l’autre – un calibre .45 se substituant parfois à l’un des deux – fut d’abord un enfant de la middle class dans le Louisville (Kentucky) de l’après-guerre. Il fit rapidement montre du charisme d’un vrai chef de gang, doublé d’un mélange de colère et d’effronterie qui lui valut dès ses neuf ans un interrogatoire du FBI suite à une sombre histoire de démontage de boîte aux lettres, puis deux mois de prison pour vol en réunion le privant de l’équivalent du baccalauréat. Thompson ne fit donc pas ses premières armes de professionnel de l’écriture à l’université, mais au journal d’une base de l’U.S. Air Force dans l’Illinois, où il finit rapidement dégagé de ses obligations militaires, la faute à un rapport pour le moins délicat à l’autorité.

Viré après quelques mois d’un job de pisse-copie au prestigieux Time Magazine de New York – période durant laquelle il recopia mot-à-mot Gatsby le magnifique et L’adieu aux armes en vue de se familiariser avec la grande écriture –, il enchaîna sur un second licenciement, d’un journal de moindre envergure, pour insubordination et dégradation d’un distributeur automatique. Puis, il devint correspondant sans le sou de diverses publications depuis les plages de Puerto Rico ou les forêts de Big Sur (Californie), désormais accompagné de Sandy, qui deviendra sa première épouse. Le National Observer lui offrira ensuite de couvrir l’Amérique du Sud, mais à son retour aux États-Unis un an plus tard, il aspirera à s’affranchir des servitudes et des deadlines de la vie de journaliste.

Avec les anges cornus

« HST » était alors loin d’avoir démontré quoi que ce soit comme romancier, tant se révélait pénible l’accouchement de ses projets Prince jellyfish, largement autobiographique et jamais publié, et The rum diary, sorti en 1998 et inspiré de son séjour à Puerto Rico, qui fit l’objet d’une adaptation cinématographique dispensable. Mais le dieu des « freaks », s’il existait, et plus sûrement son aptitude à nouer de solides amitiés, lui mirent entre les mains un matériau foutrement romanesque et 100 dollars pour en faire un article destiné à un journal emblématique de la gauche américaine. L’idée directrice était d’établir la vérité derrière un rapport de police relatant les exactions des Hell’s Angels, le plus puissant des gangs de motards censés violenter sans relâche l’essentiel des règles de bienséance et des bonnes gens de l’État de Californie.

L’intérêt certain de Thompson pour des symboles revendiqués de la contre-culture des 60’s, assumant de vivre en marge de la loi, le poussa à s’immerger sans cesse plus profondément dans le quotidien de ces anges cornus, tandis que l’intégrité jamais démentie du bonhomme lui permit d’instruire le dossier à charge et à décharge. Il en résulta une plongée fascinante dans un univers encore vierge de tout sérieux travail d’investigation, qui prit progressivement la dimension d’un livre. Lequel fut publié en 1967 sous le titre Hell’s Angels et émoustilla sérieusement la critique respectable, à défaut de devenir un authentique bestseller.

Perdre, mais comme un lion sous acide

Le point de vue résolument décalé par rapport à l’ordre établi, ainsi que la manière dont l’auteur se mettait en scène dans le récit, jusque dans son exaltante découverte du LSD ou son passage à tabac par des Angels contrariés, composèrent la première esquisse de ce qui deviendra sa marque de fabrique. On parle bien sûr du Gonzo, souvent imité en tant que style journalistico-littéraire et rarement employé à bon escient comme qualificatif dès lors que l’on s’éloigne de l’œuvre du bon Docteur Thompson (NB. : dès l’âge de vingt ans, HST aimait à employer ce titre, obtenu après avoir envoyé cinq dollars à un organisme se targuant dans la presse magazine de décerner des doctorats en théologie).

Un autre ingrédient décisif dans la maturation du Gonzo était la certitude sous-jacente que le combat mené par sessions de seize heures de machine à écrire, pour essentiel qu’il fût, était perdu d’avance. Il s’agissait donc d’affronter avec panache ce que Hunter S. Thompson désignait comme « la fin du rêve américain », un ensemble de constats amers sur l’échec consommé des idéaux des 60’s et le triomphe de l’individualisme, l’hypocrisie et la corruption. À ce titre, Thompson fut marqué à jamais par la séquence politique de 1968 aboutissant à l’élection à la Maison Blanche de Richard Nixon – rien moins que l’incarnation du mal absolu pour HST – quelques mois après une convention démocrate marquée par des violences policières commises à grande échelle sur les manifestants hostiles à la guerre du Vietnam. On peut légitimement imaginer que la campagne de Thompson pour l’élection de 1970 au poste de shérif du Comté de Pitkin (Colorado), sur les bases programmatiques écolo-anarchistes aimablement délirantes du Freak Power, tenait plus de la bravade que d’une stratégie de reconquête globale du pays.

Kentucky Fried Thompson

Enfin, le Gonzo fut le fruit d’une impérieuse nécessité : avoir à concilier le métier de journaliste et le fait d’être Hunter S. Thompson, c’est-à-dire raisonnablement mégalomane, porté sur toutes sortes d’ivresses et oppressé par les bouclages. L’improbable alignement de planètes à son origine directe se produisit à l’occasion de la couverture du très traditionnel Derby du Kentucky pour l’éphémère Scanlan’s Monthly ; ce même journal avait précédemment publié un article de HST sur la métamorphose de Jean-Claude Killy en poupée promotionnelle de l’industrie automobile américaine. C’est flanqué du génial illustrateur britannique Ralph Steadman que HST arpentera sa ville natale de Louisville avant, pendant et après l’événement dans un état de défonce douloureusement croissant.

Manifestement incapable d’en sortir un compte-rendu sportif de confection classique, et pourtant tenu de rendre une copie en temps et en heure, Thompson se lança dans le récit halluciné de leurs pérégrinations en quête d’une vraie histoire à raconter, reléguant la course elle-même à l’arrière-plan et mêlant allègrement réalité et fiction. Comme l’indiqua le choix de son titre en V.O., The Kentucky Derby is decadent and depraved se révéla être une satire sociale hilarante et d’une rare férocité, mettant à nu la vacuité absolue d’une vaste entreprise de soûlographie réactionnaire entre ploutocrates et m’as-tu-vu du Sud profond… Au milieu de laquelle l’auteur s’apercevait avec effroi qu’il ne déparait pas spécialement. Une écriture gorgée de bourbon, de pilules, d’autodérision et de vérité derrière l’outrance et les inventions. En bref : du pur concentré de Gonzo.

Viva Las Vegas

Le très inattendu succès du papier contribua à nouer une riche collaboration entre HST et le bimensuel Rolling Stone, dont le fondateur Jann Wenner entretint avec le bon Docteur une relation au long cours éminemment complexe, entre admiration, méfiance, coups tordus et exploitation pure et simple. Thompson contribua largement à étendre la reconnaissance du magazine au-delà du seul champ de la musique, en particulier sur les questions politiques et sociétales. Ses premiers articles y concernèrent en effet la mythique campagne électorale du comté de Pitkin (Freak Power in the Rockies) et l’éventuelle implication de la police de Los Angeles dans la mort suspecte du journaliste Ruben Salazar (Strange rumblings in Aztlan).

Si ce dernier sujet fut approché par HST de manière résolument « sérieuse », il lui donna l’occasion d’une virée à Las Vegas avec son ami et avocat activiste Oscar Acosta, dont l’épique version romancée publiée en 1973 constitue l’œuvre la plus emblématique du phénomène Gonzo : Fear and loathing in Las Vegas, connu en France sous le nom de Las Vegas parano. Au-delà des sommets absolus de consommation de psychotropes atteints par Raoul Duke et son avocat samoan le Docteur Gonzo, et malgré l’humour d’un Thompson à son meilleur (la participation des héros à la Conférence des procureurs sur les méfaits de la drogue vaut son pesant de champignons), le livre est essentiellement la répétition d’un refrain désabusé sur la fin de la contre-culture et l’implacable victoire du consumérisme, dans la ville qui la représente le mieux.

Comme Alain Duhamel, mais autrement

Ce deuxième livre acheva de faire de HST une sommité auprès des gens de lettres de son temps et lui valut un blanc-seing de la part de Rolling Stone pour enchaîner sur le sujet de son choix. Il opta ainsi pour la couverture in extenso de la campagne présidentielle de 1972, incluant le long processus des primaires démocrates. En plus d’introduire une certaine agitation dans la meute des suiveurs, l’adjonction d’une solide dose de caricature et d’intégrité à un genre journalistique très corseté eut son petit effet, qu’il se soit agi de pointer la paresse et le grégarisme des journalistes politiques, leurs omissions délibérées, les bobards en tous genres des porte-parole, la fastidieuse répétition des étapes et des meetings, etc.

Thompson eut la satisfaction de voir son favori George McGovern investi candidat démocrate, puis constata avec amertume ses diverses erreurs et compromissions, jusqu’à sa défaite contre le Prince des Ténèbres Richard Nixon. La compilation de cette année de chroniques fournit la majeure part du matériau de base pour Fear and loathing : On the campaign trail ‘72. Après Las Vegas, le récit d’une défaite d’un autre genre, mais un autre grand succès en librairie. Et, surtout, un nouveau chef-d’œuvre, qui valut à son auteur de devenir un vrai personnage public. On était en 1973, HST avait 36 ans et son apogée était déjà passée.

Docteur Thompson et Mister Duke

Car à compter de cette date, William McKeen montre à quel point la célébrité de Thompson, comme sa volonté de donner le change à une Amérique plus fan de Raoul Duke que de lui-même, érodèrent progressivement le tranchant de son regard, sa créativité et jusqu’à sa capacité de travail. Dépêché à Kinshasa pour couvrir le Rumble in the jungle Foreman vs Ali, il n’assista même pas au combat et n’en tira aucun papier exploitable. Les conflits avec Rolling Stone se succédèrent, dont un épisode surréaliste où Jann Wenner lui coupa brièvement les vivres alors qu’il était à Saigon pour relater les derniers jours du régime sud vietnamien… Précisons que HST loupa ensuite la chute de la ville en allant s’approvisionner en matériel électronique à Hong-Kong. Son hygiène de vie n’alla pas exactement en s’améliorant et la découverte de la cocaïne ralentit sa cadence de production, sinon sa qualité.

Le mythe Hunter S. Thompson s’ancra définitivement dans la culture pop avec la création du personnage d’Uncle Duke dans le comic populaire Donnesbury, à la grande fureur de son modèle. Mais HST agissait bien de plus en plus comme sa propre caricature, multipliant en public les excentricités attendues. Pire, ses sautes d’humeur et la violence de ses colères, en plus d’un goût immodéré pour les jeunes admiratrices, eurent finalement raison de son mariage avec la dévouée Sandy, qui quitta la maison familiale de Woody Creek, baptisée Owl farm, avec leur fils Juan.

Un final en pente douce

Il serait malgré tout profondément injuste de prétendre que HST ne produisit plus rien d’intéressant passé le milieu des 70’s, comme en témoigne la compilation des « Gonzo papers » dans The great shark hunt, sortie en 1979. Le bon Docteur gratifia notamment Rolling Stone d’autres articles mémorables, dont Dernier tango à Las Vegas, le récit très thompsonien d’une course-poursuite après Muhammad Ali suivie d’une interview du Greatest, ou le portrait au vitriol de la bonne société de Palm Beach au travers du compte-rendu du procès en divorce du couple Pulitzer. Paru en 1983, Le Marathon d’Honolulu fut issu d’une commande de la revue Running que Thompson honora à sa façon, en se fendant d’un manifeste franchement hostile à la course à pieds – que Running publia malgré tout – puis développa en brodant largement autour de la mythologie locale et des voyages du capitaine Cook.

Mais la suite de l’œuvre de ce si prolifique auteur, toujours en proie à de terribles pannes d’écriture à l’heure d’imaginer ou finir un roman, prit assez clairement l’allure d’une pente douce, souvent fondée sur les mêmes vieilles recettes qui firent sa légende, alors que son existence se resserrait progressivement autour d’Owl farm, de la petite communauté de Woody Creek et d’une succession de secrétaires / compagnes capables de gérer le phénomène autant que faire se pouvait. À partir de 1997, la publication progressive d’extraits de sa très copieuse correspondance permit de découvrir un nombre incalculable de pépites, jusque dans sa manière aussi outrancière qu’artistique de négocier des notes de frais avec ses différents employeurs.

Pan. Et boum.

On gardera aussi une tendresse particulière pour Hey Rube, recueil de chroniques écrites dans un style toujours impeccable pour le site web de la chaîne sportive ESPN, dans lesquelles HST ne redoutait pas d’insérer toutes sortes de commentaires sur sa vie personnelle, voire la situation politique des années Bush Jr. Elles furent sa dernière tribune. Ne supportant pas son déclin physique, cet inconditionnel des armes à feu se supprima d’un dernier coup de calibre .45 en février 2005. Johnny Depp, devenu un ami proche, allongea les trois millions de dollars requis par la mise en scène exigée par l’intéressé pour la dispersion de ses cendres, impliquant entre autres une tour de cinquante mètres de haut et l’utilisation d’un canon.

William McKeen a beau exprimer la profonde émotion qui le saisit à l’annonce de la mort de HST, il a le très grand mérite d’éviter une hagiographie en bonne et due forme. Son propos, très documenté, restitue idéalement les paradoxes et les failles de celui qui aurait sans doute échangé son statut d’auteur culte contre celui de grand écrivain américain et méprisait les contraintes du journalisme sans jamais avoir vraiment su devenir romancier.

Le Gonzo, c’est bon. Mangez-en.

Aussi Raoul Duke face à une forte assistance que vrai gentleman sudiste dans l’intimité, bosseur invétéré capable de planter des engagements d’importance, vrai moraliste libertaire sous la carapace du jouisseur sans entraves, perpétuellement allumé tout en méprisant les défoncés incohérents, Hunter S. Thompson laisse une œuvre dense, bien que forcément incomplète à ses propres yeux et son influence sur l’écriture occidentale depuis au moins quarante ans est considérable. Ne serait-ce qu’aux seuls plans des trouvailles langagières et de la formidable musicalité des textes de celui qui écoutait Dylan et les Stones à fond les ballons dès lors qu’il avait besoin de « carburant » pour écrire.

Sa biographie par William McKeen permet aux inconditionnels de HST de remettre un peu d’ordre et de contexte dans la chronologie compliquée de la vie du bonhomme et de la publication de ses principaux écrits. Gageons qu’elle ferait aussi un point d’entrée passionnant dans le monde du bon Docteur à tous ceux qui ont la chance de ne pas l’avoir encore lu.

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À se procurer d’urgence en français, trois recueils de Gonzo papers édités chez Tristram :

Parano dans le bunker, dont l’ineffable Derby du Kentucky, Les tentations de Jean-Claude Killy, Etranges grondements en Aztlan et Freak Power dans les Rocheuses

Dernier Tango à Las Vegas, dont l’interview de Muhammad Ali et de larges extraits de Fear and loathing : On the campaigh trail ‘72

Nouveaux commentaires sur la fin du rêve américain, dont les articles de Saigon et le procès Pulitzer

Egalement chez Tristram, Le marathon d’Honolulu.

Gonzo highway, extraits de la correspondance de HST, chez 10/18.

Et bien sûr Hell’s Angels et Las Vegas Parano, chez Folio.

4 commentaires

  1. ça donne envie de se replonger dans les Gonzo Papers tiens. On attend toujours la parution dernier tome chez Tristram d’ailleurs (si parution il y a)…

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