Quarante-cinq ans avant que leur guitariste désormais chauve et bedonnant ne sample l’indicatif de la SNCF, Pink Floyd a reçu de certains babos le titre officieux d’agence de voyage la moins chère qui soit. Les trains ne repassant jamais deux fois, c’est désormais à un représentant du neuvième art que semble revenir ce titre. "Hélios" est un trip vibrant, une aventure dont le souffle coloré est d’une beauté à couper le souffle – et la parole. Une BD à lire ? Mieux, une « BD » hallu.

Ça fait déjà quelques mois que dure le sortilège. À chaque fois que la Couleur vire dangereusement vers le terne, le laid, le lavasse, que ses milles déclinaisons s’amenuisent en une cinquantaine de nuances grises, il suffit d’ouvrir les pages d’un grand livre étrange pour que leur magie leur soit rendue. Ce bouquin réenchanteur, qui à coup sûr ravirait Pastoureau comme tous les commerciaux de chez Pantone, s’affiche d’emblée avec des références maousses. Tandis que sa somptueuse couverture crépusculaire lorgne sur Le Voyageur contemplant une mer de nuages, incontournable symbole du mouvement romantique, son titre convoque une égide sidérale encore mieux balancée : Hélios. Le dieu du soleil, bim. Rien que ça.

Heureusement, Étienne Chaize, graphiste strasbourgeois né à Lyon, n’a rien d’un Phaéton branché Photoshop. Nulle ambition foudroyée ici, et aucune Héliade pour se la jouer ambre lacrymale sur une éventuelle présomption fatale. Son Hélios donne plutôt une bonne claque esthétique, de celles qui font du bien, même si on ne sait pas vraiment d’où elle arrive – enfin si, des audacieuses Éditions 2024. Mais je pense que vous avez compris l’idée.

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Ceci n’est pas une BD

Car l’objet en question, même s’il est classé dans les rayonnages BD, n’en est pas vraiment une. Du moins pas au sens où l’entendent les lecteurs de Spirou. Dépourvue de cases, de phylactères et même – hormis son préambule succinct – du moindre texte, Hélios se défait de la grammaire constitutive du genre, y compris sa plus élémentaire. Pour autant, utiliser le terme de « livre illustré » serait là aussi légèrement à côté de la plaque, pêchant par son goût de trop peu et de trop naïf face aux dimensions spéciales d’Hélios (28,6 x 38 cm, quand même) et face à son infinie puissance évocatrice. Quant à « roman graphique », comment dire … Roman, vraiment ? Non, ça ne colle pas non plus. Allez, accordons-nous sur l’étiquette d’« épopée graphique », ça semble pas mal, vu les compositions fabuleuses qu’il développe et qui, l’une après l’autre, tissent la geste d’un petit peuple fluet et fluorescent à la recherche de son soleil évanoui.

Cette poursuite de la lumière salvatrice trouve son écho dans la moelle formelle d’Hélios. Et c’est là, d’ailleurs, que se situe une grande partie de sa patine élégante, dans sa science consommée de la lumière, du halo et de la nuance qui, c’est bien connu, « seule fiance le rêve au rêve et la flûte au cor ». Et qui, pourrait-on rajouter, marie aussi la couleur aux sensations. Car ces couleurs sont fines, subtiles, et, mieux encore, elles portent des sons, des cris, des ambiances, changeantes au fil de cet exode solaire aux dimensions mystiques. On entend la foulée souple et les rugissements des panthères dans la forêt bleutée ; on déglutit difficilement dans le désert rougeoyant en sentant la poussière brûlante nous tapisser la gorge ; on sent sur l’épiderme le sel apporté par l’écume agitée des immenses vagues ; on raffermit sa garde dans l’obscurité brunâtre, confronté à l’assaut belliqueux des simiesques peuplades troglodytes. Et le soleil enfin, Hélios retrouvé, summum de l’éblouissement dans sa rotondité aveuglante …

Set the controls for the heart of the sun

Page après page, on croirait Michel Ocelot marchant sur les brisées d’un Arzach soudain avivé de couleurs, ou une adaptation BD de la Conférence des Oiseaux avec Ummagumma en fond sonore. Car Hélios est tout cela : une aventure SF enfantine, un périple mystico-initiatique, un conte ésotérique muet, une collection d’estampes psyché. Et là-dedans, cette maîtrise de la couleur, qui s’élève au niveau des brouillards teintés d’Ann Veronica Janssens, vient magnifier la traversée de ces tableaux naturels aux dimensions épiques, où le raid incertain poursuit son absolu à la lisière de l’abstraction métaphorique, vers une certaine transcendance. Et c’est beau. Juste, beau. Le lecteur se trouve plongé dans une apesanteur colorée au cœur de laquelle petit à petit grandit le besoin de distinguer le moindre détail des petits personnages dessinés, de pister la moindre menace pouvant surgir d’un recoin de papier. Parce qu’on fait désormais partie de cette équipée. De fait, si Hélios se lit vite – très vite même – il se regarde lentement, avec attention, pour devenir une sorte d’Où est Charlie aux saynètes merveilleuses. Votre fauteuil ne se transformera pas en selle harnachée à une grande antilope de cristal (ce qui n’est pas plus mal si vous habitez un appart au huitième étage d’un HLM), mais c’est tout comme.

… and don’t the kids juste love it

Après tout ça, une question doit sans doute vous chatouiller les lèvres : cette route arc-en-ciel, passée sous à peu près tous les radars de France, est-elle compatible avec la République destinée à la bibliothèque ou à la salle de jeux ? Au vu du format et de la délicatesse de l’objet (sa reliure tissu, notamment), la réponse tendrait à privilégier un public adulte, plus précautionneux avec les fétiches culturels. Pour ce qui est du contenu, en revanche, tout le monde y trouve son compte, et surtout les gamins.

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Si vous êtes dubitatifs, une mise en rapport avec une autre (excellente) BD indépendante sortie à peu près au même moment, Histoire décolorée d’Amandine Meyer, devrait donner de l’eau à mon moulin (à paroles). Mais pourquoi celle-ci en particulier ? Tout d’abord, parce que les deux ont un rapport étroit à la couleur – en aplats chez Meyer, en nuances chez Chaize. Mais aussi, parce que les trajectoires de leurs publics potentiels semblent se croiser en regard. Histoire décolorée a l’air d’une historiette simple et aimable pour les petites têtes blondes, mais elle s’avère beaucoup plus retorse et sordide qu’annoncée, avec ses mômes qui finissent bannis, énucléés, noyés ; une œuvre à ne pas mettre entre toutes les mains, ou alors accompagnée de quelques explications. A contrario, Hélios part d’une épure expérimentale qui peut au premier abord paraître un chouia sophistiquée mais au fil des pages les horizons s’ouvrent, les couleurs électriques gagnent la pupille, les paysages se déploient et les images s’amalgament à l’imaginaire.

De fait, dans un monde qui laisserait encore quelques jolies lignes de fuite comme perspectives et ne serait pas qu’un spin-off mal doublé d’Un jour sans fin bloqué dans le local à produits détergents, on offrirait cette merveille de voyage initiatique et sensoriel aux écoliers du CE1, histoire de leur glisser un carburant du meilleur baril pour leurs divagations ensommeillées. Le soleil qui a rendez-vous avec la lune, et l’expérimental à la portée des marmots : voilà deux jolies pirouettes-cacahuètes au pays des escaliers en papier. Il est peut-être nécessaire de le dire aux enfants.

Étienne Chaize // Hélios // Éditions 2024
http://www.editions2024.com/helios

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