Voilà une histoire de Doppelgänger comme l'Allemagne les aime: d'un côté, Heino, un chanteur de variété gentillet qui ripoline la tradition; de l'autre, « le vrai Heino », un punk anar iconoclaste qui lui pique son look, son nom, ses chansons, et devient, comme on dit, son meilleur ennemi. Avec quelques complications.

Le local est resté vide, les fenêtres sont condamnées; rien n’indique ce qui se trouvait là, entre une boutique de vélos très chers et une entreprise de pompes funèbres. A Berlin, dans la Yorckstrasse, entre Kreuzberg et Schöneberg, à quelques pâtés de maison de Mehringdamm où, aujourd’hui, les easy-jet setters à tote bag en toile de jute se pressent dans les friperies, il y avait là un bar au nom étonnamment provincial — Der Enzian, la gentiane — et qui fut le théâtre d’une longue anecdote de la pop; ce qui s’y joue, c’est « la variété et son double ».

Düsseldorf, 1938. Le petit Heinz Georg naît dans une famille modeste. Il devient d’abord boulanger-pâtissier; mais il le sait, sa vraie vie est ailleurs. En 1961, alors que va commencer la construction du mur de Berlin, Heinz Georg devient Heino et connaît son premier succès au sein du trio Ok Singers. Blond aux yeux clairs, belle gueule et jolie voix: il est le chanteur aseptisé dont la République fédérale a besoin pour penser à autre chose. Bientôt, une maladie l’oblige à porter en permanence des lunettes de soleil, et il en fait sa marque de fabrique, tandis que sa carrière solo le propulse en haut des charts avec des titres gentillets chantant la gentiane qui est bleue et la noisette qui est marron. C’est l’Allemagne bucolique et tranquille, où les fleurs poussent comme elles ont toujours poussé et où l’Histoire n’est jamais passée. Heino devient riche et célèbre, se marie de nombreuses fois et s’achète une belle maison dans une ville d’eau en Rhénanie.

Düsseldorf encore, 1982. Une bande de jeunes fonde le groupe punk Die Toten Hosen (littéralement “dead pants”), qui connaît rapidement un certain succès chez les adolescents. Les parents écoutent Heino et ça agace leurs marmots: il y a un créneau pour une musique un peu plus rythmée, un peu plus bête et méchante. Heino va justement connaître, à la même époque, une vague de critique de la part de la jeune génération, qui a grandi en voyant les grands frères soixante-huitards interroger le passé. Ainsi, en 1977, quand le bellâtre chante l’hymne national dans une version utilisée sous le troisième Reich (largement expurgée par la suite), ça passe mal; et lorsqu’il part en tournée en Afrique du Sud ségréguée malgré les appels au boycott et l’embargo onusien, les dénonciations sont vives. Histoire de se payer le vieux, les Toten Hosen font alors appel à un Berlinois, Norbert Haenel. Il deviendra “le vrai Heino”.

Haenel n’en est pas tout à fait à son coup d’essai en terme d’agit-prop dirigée contre la musique de papa. A la fin des années 70, avec sa copine de l’époque, il avait monté le Scheissladen (“magasin de merde”) à Kreuzberg, une boutique de disques qui leur servait aussi de dortoir et où ils ne vendaient que des labels dits indépendants — Heino, lui, est signé chez EMI. Avec les Toten Hosen, Haenel va plus loin. Les cheveux décolorés virant au blanc, les indispensables lunettes noires sur le nez, il assure les premières parties du groupe avec des reprises en playback des plus grands tubes de l’autre Heino. Le vrai, enfin le faux. On s’y perd, d’autant plus que les punks s’amusent à réécrire la biographie de la star: sa tournée en Afrique l’aurait transformé, il aurait voulu s’encanailler avec de la musique nègre dont la découverte l’aurait bouleversé et aurait claqué la porte d’EMI pour aller vivre à Kreuzberg et jouer avec ses nouveaux amis punks. Il y lancera même un café, der Enzian donc, nommé d’après l’un de ses plus grands succès.

(C) Marie Klock
(C) Marie Klock

Bien sûr, il y a procès.

Haenel est condamné (ses copains des Toten Hosen organisent d’ailleurs un grand concert de soutien pour l’aider à payer l’amende), Heinz Georg Kramm crie à l’usurpation d’un nom qui, au fond, n’est pas le sien non plus, et avec lequel Haenel va continuer à s’amuser. Les Toten Hosen et Heino continuent à connaître le succès, chacun de leur côté. A Kreuzberg, Norbert Haenel bosse comme tenancier du Enzian, pas très loin du squat Yorck59; des artistes viennent y boire des bières et écouter le patron raconter sans se lasser que c’est bien lui, le vrai Heino. En 2007, le bar ferme, deux ans après l’expulsion de Yorck59; Berlin change et les punks vieillissent, fin de l’histoire.

Au fond, tout paraît très simple. Entre le vrai Heino et le Heino authentique, le conflit se déroule en oppositions strictes, lisses: jeunes contre vieux, gauche contre droite, indépendants contre majors, vie bourgeoise contre alternatifs, Scheissladen à Berlin contre spa à Bad-Münstereifel, racisme bon teint contre antifascisme autoproclamé. Les punks contre la chanson traditionnelle. Et à la fin, c’est la victoire attendue des un peu méchants sur les plutôt gentils, et il ne reste qu’un local abandonné dans un quartier gentrifié et des souvenirs émus. Adieux gentianes. Et pourtant: il faut se méfier des villes engluées dans une perpétuelle nostalgie d’elles-mêmes. A Berlin, on se sent facilement obligé de pleurer sur ce qui a disparu, parce que s’y nichait peut-être le “vrai Berlin” mythique que l’on n’a pas eu la chance de connaître. L’affaire du “vrai Heino” interroge ce type de projections autant que l’histoire de la musique populaire du second vingtième siècle. Derrière les dichotomies trop évidentes, c’est un certain rapport au conformisme qui se fait jour — et il apparaît bientôt que la médiocrité est la chose du monde la mieux partagée.

Si l’on écoute les disques des Toten Hosen, qui se sont enchaînés jusqu’à aujourd’hui et dont le succès ne s’est pas encore démenti, on y trouve du rock FM comme il y en a dans tous les pays, celui-là chanté en Allemand, mais l’histoire est la même que partout ailleurs — des problèmes d’adolescents déclinés en trois accords. Les chansons de Heino se placent sur un autre créneau, celui de la tradition; le public visé est plus âgé, mais les disques vieillissent mieux, d’une certaine façon, puisque d’une génération à l’autre la tradition ne change guère de couleur. On aime se moquer de Heino et de son public de beaufs qui fait la farandole dans un concert avec André Rieu tout sautillant; les Toten Hosen aujourd’hui, avec leur look de pépés du rock et dont le talent musical atteint à peine celui de Kyo, devraient-ils vraiment attirer plus de sympathie sous prétexte qu’ils sont plus proches de nous — plus jeunistes et plus à gauche? Il y a du classisme à célébrer le “vrai Heino” et ses potacheries vachardes, alors que le vrai comme l’authentique produisent une musique globalement inintéressante. Heinz Georg Kramm, en se plaçant du côté de la variété assumée, a au moins le mérite de ne pas prétendre à la révolution, et de ne pas faire mystère de sa recherche du consensus mou; la bande de punks d’à côté préfère se vautrer dans une imagerie rebelle pour se commettre dans la même médiocrité.

220px-NevermindthehosenAprès s’en être pris à Heino, les Toten Hosen ont poursuivi leur guerre déclarée contre la variété par le biais d’un album de reprises de chansons à succès de l’après-guerre allemand. Là encore, la plaisanterie est poussée loin, puisqu’ils changent de nom pour l’occasion au profit du kitsch « Roten Rosen » (roses rouges) et s’approprient l’iconicité – dix ans après – de la pochette des Sex Pistols (« Never mind the Hosen, here come the Roten Rosen »). Le propos du disque est la parodie moqueuse, travestissant le mélo en rock pour dénoncer l’ennui traditionnel du premier et mettre en valeur la supposée subversion contenue par définition dans le second. Les textes, les mélodies sont conservés; mais le tout est rendu avec un tempo plus rapide, un ton plus énervé. « On voulait montrer que la différence entre la beauferie et le punk n’est parfois qu’une question de rythme », dira Campino, le chanteur des Toten Hosen, dans une interview au Fachblatt Musikmagazin au moment de la sortie du disque. Dans cette mise en scène, comme avec Heino, la variété est présentée comme honteuse, voire dangereuse, et comme essentiellement méprisable; une force conservatrice que seul le rock’n’roll couillu peut combattre. « Here come the Roten Rosen » est, en 1987, le premier album des Toten Hosen à connaître un très large succès commercial. Sans doute, et quoiqu’en disent les auteurs du disque, le public y a-t-il cherché à la fois le rock (la subversion qui s’achète pour le prix d’un EP), et les souvenirs des chansons populaires, qui s’en vont et qui reviennent – ce qu’Heino a compris mieux qu’eux.

On est au pays de la dialectique hégélienne, et il manque encore l’Aufhebung. L’an dernier, Heino s’est relooké pour un album de reprises pop-rock, « Mit freundlichen Grüssen » (« Salutations amicales »). Il se défend de tout changement de style, tenant à rester un chanteur de musique “populaire”, au sens de folklorique: les tubes de Rammstein et consort qu’il reprend à sa sauce sont bien, dit-il, « les chansons populaires de la génération moderne » . Il considère son travail comme un enrichissement musical; aux critiques de Campino des Toten Hosen, qui voit en lui et en sa musique une incarnation de la laideur, il répond que ses tubes sont bien plus complexes qu’une composition rock (le débat vire au concours de bites, quand Heino se vante des trois octaves qu’il parcourt tambour battant pour Der Enzian). Les critiques de l’album sont excellentes, les ventes aussi; Rammstein invite le chanteur sur scène pour une version commune de Sonne, et quand Norbert Haenel continue à proclamer dans le Tageszeitung qu’il est toujours le vrai Heino, la rengaine semble être devenue plus folklorique que les disques de son double.

(C) Marie Klock
(C) Marie Klock

La première track de « Mit freundlichen Grüssen » est une reprise de Junge (“mon gars”), des Ärzte, un groupe stylistiquement proche des Toten Hosen et tout aussi merdique (mais il paraît que dans les cours de récréation allemandes, on est toujours soit Ärzte soit Toten Hosen: les petits emos doivent choisir leur camp). Dans la version originale, des quinquas tapent sur leurs instruments avec vachement de colère dans la voix, et miment le discours qu’un papa tient à son petit gars: trouve-toi un job, achète une voiture et coupe-toi les cheveux (et enlève les épingles à nourrice que tu as dans le nez).
C’est le mal-être ado débité à la chaîne sur fond de clip pubeux à l’esthétique MCM. La version de Heino laisse de côté les accords de guitare pour un accompagnement de cuivres et de chœurs, et troque le chant énervé pour une voix de stentor aux r roulés comme à la campagne; et c’est finalement plus touchant. Il y a incontestablement du génie dans ce dernier disque, et il n’y va pas que d’une ultime inversion des rôles où le parodié deviendrait le parodiant. Le “vrai Heino” moquait la musique “populaire” (et non pop) comme une musique de vieux ringards, mollassonne à force d’être consensuelle. Le vrai Heino sans guillemets ne moque pas la pop mais se donne au contraire pour mission de l’arracher à sa tendance excluante; son consensus à lui n’est pas un consensus de niche (comme la chanson originale des Ärzte, taillée pour un public jeune, qui ne veut pas écouter la même chose que ses parents), mais une réconciliation générale. Dans ces musiques faciles il y a toujours à l’œuvre une certaine édulcoration de choses plus pointues, qui permet d’assimiler l’air du temps (qu’il soit jazzy, rock ou techno) en le rendant accessible. Mais dans ses reprises Heino va encore plus loin: pour casser les barrières, il n’édulcore pas plus, il folklorise. Il transforme l’air du temps en tradition. C’est un procédé éminemment conservateur, mais brillant, qui en vient à déplacer la rébellion dans le champ même du folklore; et les tubes de Rammstein deviennent, c’est vrai, des chansons populaires comme les autres.

Ainsi, à l’heure où le vintage est la raison de vivre de toute une génération berlinoise, les deux Heinos semblent proposer un triste choix: comme Norbert Haenel, s’enfermer dans la nostalgie d’un temps où l’on croit avoir été libre et rebelle, ou, comme Heinz Georg Kramm, célébrer l’unité d’une nation éternelle dont rien ne doit dépasser, et où quand tout change, rien ne change.

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