« J'ai pensé - c'est l'enfer de Dante et j'ai foncé dedans ». La référence peut paraître indigente mais c'est probablement dans cet état d'esprit que Guillaume Dustan, initial G. D. pour Génie Divin, abordait à la fois sa vie et la littérature, avec peut-être l'ambition d'écrire un triptyque intitulé « Odyssée du sexe » qui pourrait se lire comme une Divine Comédie où la tripartition cartographique Enfer- Purgatoire-Paradis serait remplacée par L'Enfer, la Loco et le Keller. L'édition d'un premier volume nommé "Oeuvres" par P.O.L ressort l'écrivain de son tombeau infernal.

9782818014660Si Virgile, le guide de Dante dans la Divine Comédie, a voulu écrire l' »Enéide » pour doter la langue latine d’un chef-d’œuvre comparable à l' »Iliade » d’Homère, il n’est pas impossible que Dustan ait eu l’intention peut-être ironique de doter la langue blanche de cette fin des années 90 d’une œuvre d’un souffle comparable. Un poème sacré écrit en langue vulgaire, poème sacré en tant que produit du sacrifice de Dustan – « le sacrifice est la production de la chose sacrée » dit Bataille 1: celle de son nom, Baranès, de sa position sociale, magistrat énarque, de son capital culturel et familial. « A la moitié du chemin de notre vie / je me retrouvai par une sylve obscure, où la voie droite avait été perdue » 2. Guillaume a 16 ans et il veut « connaître le sexe » – et le terme connaissance est important – alors il descend dans les jardins de Chaillot. « J’ai zoné dans les bosquets, moyennement rassuré ». Dante l’a dit autrement, mais lui a alors 35 ans et il est né au XIIIe siècle : « Ah qu’il est dur de dire ce qu’était cette forêt, âpre et sauvage et violente, qui dans ma pensée renouvelle ma peur »3. Dante est en quête de Bérénice, l’amour de sa vie, qu’il n’a vu que deux fois et qui est morte avant même qu’il n’ait pu lui parler. L’époque était plus chaste. Il rencontre Virgile, le grand poète, qui sera son guide. Dustan lui, rencontre un mec – « beaucoup plus vieux que moi, trente ans, moustachu » – qui l’emmène derrière un monument grec. La rencontre est furtive et « le goût était horrible ». Pourtant il n’y a pas de retour en arrière et qu’une seule sortie à cette forêt obscure. Et celle-ci mène à l’enfer. Son odyssée peut commencer, mais elle se fera de solitude en solitude, avec des guides intermittents. Il meurt à 39 ans, seul, dépressif, malade, haï, exilé. Les trois premiers romans sont ici réunis par la maison d’édition P.O.L. Trois fois le même premier roman en fait, trois tentatives de construire une narration à partir de ces bouts d’expériences, de ces nuits de défonce, pour y trouver un sens. Et ce sens ce sera le sexe, obsession permanente. Remarquons ici que ce que l’on désigne sexe chez les hétérosexuels se résume souvent à la verge, mais chez quelqu’un comme Dustan, cela s’étend bien au-delà – surface ; seins couilles, scrotum, intériorité ; anus prostate -, sans compter les drogues et la musique, ses vibrations : c’est toute l’interface entre le corps et le monde qui est désignée comme sexualité. Et comme, jusqu’à preuve du contraire, nous sommes encore les centres de nos mondes, nous voici avec le sexe comme pivot et point d’attraction centrale de celui de Dustan, tout comme le Diable, l’empereur du règne de douleur, est placé par Dante au centre de la terre, immergé jusqu’à la taille dans le lac glacé du Cocyte, le fleuve né des larmes, dont les eaux sont ainsi maintenues gelées par le battement de ses six ailes. Pour mémoire, mâchonnant éternellement dans ses trois gueules les trois grands traîtres aux deux ordres – l’église et l’empire – que sont Judas, Cassius et Brutus.

Dans ma chambre

Il fut demandé au jeune Galilée de donner une estimation de la taille du Diable tel que vu par le poète. Au terme de toutes sortes de calculs bizarres de proportion basés sur une estimation de la face d’un géant décrit un peu auparavant par Dante comme étant de la taille de la pigne de St Pierre de Rome, Galilée arriva au résultat de 645 brasses pour le bras de Lucifer, soit 1935 brasses pour le corps entier, ce qui correspond à plus d’un kilomètre de haut. On ose à peine imaginer la taille de sa bite, que grimpa Dante accroché au cou de Virgile, pour franchir l’ultime cercle de l’enfer, le plus étroit et le plus profond, celui qui mène à la plage du Purgatoire. Haïti peut-être, où Dustan finira par obtenir sa mutation. « Il s’accrocha le long des côtes velues; ensuite de touffe en touffe il descendit, dans le poil dru et les croûtes gelées. Quand nous fûmes là où se ploie la cuisse, précisément sur le saillant de la hanche, mon duc, avec beaucoup de peine et d’angoisse, retourna sa tête où il avait les jambes ; il s’agrippa aux poils comme un qui se hisse, si bien qu’en enfer je crus retourner4. C’est donc bien au terme d’un 69 avec le Diable qu’ils parvinrent à sortir de l’Enfer. C’est-à-dire à l’exploration méthodique de ses cercles et ses backrooms, cette grande spirale vers une sexualité toujours plus froide et morbide, plongeant toujours plus profond vers les eaux du Cocyte. L’enfer forme un entonnoir inversé selon la description de Botticelli, tout comme le maxi buttplug que Dustan choisit un soir pour finir une soirée solitaire, « énorme gode conique pour s’asseoir dessus ». 30 centimètres de haut sur une base de 30 cm de diamètre « parce que j’avais la flemme et que c’est le seul gros truc qui tient debout tout seul dans ma collection. Mais ça marchait moyen parce qu’au bout d’un moment ça fait mal au coccyx ». Guillaume Dustan - Nietzsche Quête sans retour de l’orgasme absolu, recherche du niveau d’intensité maximale : nous sommes loin ici de la sexualité hétérosexuelle qui, tout aussi obsédée par son plaisir, persiste à mimer plus ou moins la sexualité procréative. Ce que Dustan fait subir à son corps est au-delà même du concept de sexualité. Il ne s’agit pas ici de présenter une sexualité homo plus ou moins normée, banalisée, pour en montrer aux braves gens toute la tendresse ou la passion, qu’ils se disent « c’est formidable nous sommes tous pareils », cette jouissance de la démonstration de l’équivalence absolue entre toutes choses, si rassurante. De ce quoi il se réclamait : pédé, la « race maudite » conceptualisée par Proust. C’est-à-dire pas seulement une histoire de choix d’objet du désir mais d’une aventure assez particulière, souvent masturbatoire et plus dramatiquement solitaire : partenaires et godes interchangeables, réversibilité de la position dominant / dominé, mâle et femelle, actif et passif. Une ruée vers le plus de jouir qui est aussi un épuisement des nerfs, un affaissement des sphincters, un dérèglement programmé de tous les sens sous drogues ou sous Depeche Mode. Une somme d’expériences qui relève de la liste de courses ou du check up de pilote d’avion. Il est rarement question d’amour dans Dans ma chambre, mais plus souvent d’être « au top ». « Je travaille. Mes seins, mon cul, mes éjaculations, mes prestations. Je me demande si c’est sinistre ou si c’est bien » (p. 83). Mais derrière tout ça une quête mystique de la joie. « L’homosexualité, le sexe, le clubbing, la techno, la drogue, le peuple, l’instant, le plaisir, même, je me fous de tout cela. Ce ne sont que des moyens pour arriver à l’illumination. » Génie Divin. Si de loin cela peut ressembler à de la pornographie, il n’en est rien. Nulle complaisance masturbatoire. Et c’est complètement alien. Aucun relâchement érotique, tout est trop conscient, à la merci d’humeurs parasites venant gâcher la fête : l’angoisse de la mort surtout. Descente terminale où le vertige du désir se superpose au vertige de la mort, un homme se penchant au dessus de l’abime son sexe à la main, débitant de longues phrases proustiennes où le « et » a remplacé la virgule. « Je le baise jusqu’à ce que je sache qu’une fois de plus je ne vais pas avoir envie de jouir. A ce moment là je voudrais être mort. J’accélère pour qu’on en finisse. Quand il a joui je décule et j’enlève ma capote et je pense à lui gicler sur le trou pour bien faire pénétrer la mort et je me branle et puis ma bite hypertuméfiée reprend le dessus et comme je suis près de jouir je ne pense plus et puis j’explose en geyser c’est comme dans un hyper bon film porno et tout de suite après je me remets à penser. »(p. 70)

Ardisson

wbDébut des années 2000, Dustan est invité chez Ardisson, il est sulfureux par méprise, et tout le monde en parle à défaut de le lire (5 000 livres vendus). Perruque violette, combinaison spatiale dorée, un crâne en plastique dans la main et ses beaux yeux de chat; chacun sent qu’il est loin déjà. Il ne lui reste alors que quelques années à vivre, ce qui n’empêche pas les gens de le bastonner. Une polémique montée de toutes pièces sur une soi-disante apologie du bareback dans ses premiers romans, polémique entretenue à des fins politique par Lestrade : pas vraiment de l’amour, écoutons Lestrade : « Tout le monde connaît la haine qui nous anime l’un envers l’autre. C’est une haine fondamentale, une des plus puissantes que j’ai pu ressentir pendant mes douze ans à l’intérieur d’Act Up.(…) Je le sais, je le sens en moi comme une évidence, une de ces trois ou quatre évidences que vous sentez dans votre vie. »5. Politique parce qu’au sein de la communauté il s’agissait de désigner qui était ami, qui était ennemi. Et imbécile parce que mépris de la littérature, incapable de comprendre que celle-ci ne peut être un tract associatif à l’édification des jeunes gens. Et mensongère puisque Dustan ne s’est jamais proposé de contaminer des séronégatifs, mais bien de baiser sans capotes entre séropositifs. Y compris si le risque de surinfection est démontré. Parce que le fond de l’affaire est d’une importance capitale, il est celui de la responsabilité personnelle, de l’autonomie et de la liberté, face à tous ces gens qui veulent votre bien, pour cela prêt à tout neutraliser, et ce qui ne contribue à terme par ailleurs qu’à créer un irresponsabilisation générale que l’on retrouve à tous les niveaux de la société, toujours plus prompte à chercher des coupables et à se défausser.

La réponse fut violente, parce qu’en matière de politique il ne faut pas faire de finesse, il faut que le message soit simple. Celui de Dustan, littéraire, beaucoup trop complexe parce que vivant. Et la violence lorsqu’elle est trop intense rend fou, elle a rendu fou Dustan et c’est lui même qui le dit dans l’interview. Mais ça va mieux : « A l’époque il n’y avait aucun traitement. Statistiquement j’en avais pour cinq ans. Condamné à mort. Il y avait plein d’histoires de mecs qui claquaient en quelques mois, en un an. J’y pensais. Dix fois par jour, vingt fois par jour. Chaque fois que j’avais faim, chaque fois que j’avais froid, chaque fois que j’étais fatigué ». Il y a la dépression, le cordon sanitaire que dessine Lestrade autour de lui, comme une sorte de grande capote sociale, le ghetto décimé, la maladie comme contrepoint de plus en plus insistant à la fête. « Dennis a fini par me dire qu’il était inquiet parce qu’il attendait les résultats de son test et qu’il avait fait des conneries. J’ai dit « quoi comme conneries ? ». Il a dit « ben l’année dernière j’étais avec un mec pendant plusieurs mois et on baisait sans capote ». Il a dit « Et là je viens d’apprendre qu’il est malade ». J’ai dit « en effet ça craint ». Il a dit qu’en plus il était au chômage, il n’avait pas eu le boulot qu’il espérait. »

Je sors ce soir

Comparé à Dans ma chambre, le livre Je sors ce soir est une bouffée d’air frais, bien que celui-ci provienne directement des entrailles de la Loco. Des muscles boys qui suent – « La piste est un bouquet d’alphas qui jouissent de leurs muscles » – en des temps où il était encore possible de fumer dans les boîtes. Dans ma chambre relatait un an, Je sors ce soir une nuit de la vie de Guillaume Dustan. Lui décide donc d’aller à la Loco, et il se sent invincible – « Jamais je ne vieillirai » – même si ses chaussures sont trop grandes et que ça l’empêche de bien danser, de bien rentrer dedans, il ne se sent pas assez moulé, il ne sent pas assez son corps lorsqu’il danse. Errance dans les couloirs, escaliers et recoins de la Loco entre abattement et excitation, recherche d’une bière, sortir pour acheter un Quick, re-rentrer pour aller chier, danser, draguer : quand bien même Dustan appartiendrait à la frange marginale d’une minorité, cette expérience est universelle. « Une fois sorti je me regarde. Rajuste ma chemise. Lisse le bas dans le dos, les côtés. Et puis je veux me laver les mains, mais il n’y a pas de savon dans les distributeurs, ni aux chiottes des mecs, bravo la Loco. » Une nuit certes, mais qui représente aussi toutes les nuits empilées depuis dix ans dans une hypostase éternelle; la nuit, celle qui lui évoqua dès la première fois tout aussi bien l’enfer (de Dante) et le paradis : tout semble affaissé sur le même plan, le bel ordonnancement dantesque aboli, le voici tantôt totalement égaré, puis transfiguré par la joie dans l’exta, « Je respire. Je suis bien ». S’en suivent une quinzaine de pages vides, sans numérotation ni caractères, – hormis une énième note de bas de page débile de Thomas Clerc qui ne sait pas se taire et qui s’imagine qu’il est pertinent de préciser des choses tel que « Depeche Mode, groupe de pop anglaise formé en 1979 » – ni lamentations obsessions sensations. L’illumination est ici, elle est un flottement au-delà du langage, une parenthèse échappant au temps et donc à l’expression de la pensée du moi jactant à l’infini et en boucle sur ses névroses. Le corps disparaît, la temporalité aussi. GuillaumeDustanJJK

Plus fort que moi

Dans ma chambre explorait une échappée par le corps qui se révélait être trop lourd, trop rigide, comme un fardeau, ramenant sans cesse à la trivialité de la merde ou de la fatigue. Je sors ce soir explorait une échappée dans le temps de la fête, mais le temps est toujours saccagé par la pensée, et donc les obsessions, les remarques, les impériosités du corps. Plus fort que moi reprend ces mêmes thèmes, mais avec l’idée cette fois d’en finir à la fois avec la stase de Dans ma chambre et l’errance épuisante de Je sors ce soir : en reprenant toute la vie et en l’écrivant sous la forme d’une narration qui fait sens, troisième tentative de premier roman. On règle ses comptes, fuit les impasses et tente de se libérer de tout ce ça, qui est « plus fort que moi ». C’est le sexe, donc le corps auquel il est fait ici allusion. Celui qui est à la fois libération et asservissement. De la joie d’échapper à son itinéraire tout tracé, pour rejoindre les chemins de travers de l’homosexualité « Quand j’ai poussé la porte de l’immeuble, je me suis retrouvé dans un coin inconnu du 17ième. Le soleil brillait et je me sentais bien dans ma nouvelle peau. Le réel ne présentait aucune résistance ». L’exploration est méthodique – « Ce n’est pas le plaisir qui m’a absorbé mais l’apprentissage » et tout comme on ne revient jamais en arrière dans les enfers, il y a un scrolling imperturbable qui pousse à aller toujours de l’avant, sans repos. « Dommage qu’on ne puisse pas refaire toujours la même chose dans la vie, c’était bien ces trucs », dit-il en faisant référence à une pratique un peu corsée. C’est finalement la dérision et l’humour qui corroderont ses pulsions libidinales, parasitant les situations les plus cocasses, opérant une mise à distance salvatrice. « Mon cul était déjà bien marqué, de marques qui s’en iraient au bout de deux jours maxi si je m’arrêtais maintenant, mais pas plus tard, alors j’ai recommencé à remonter mon jean, sans changer de position. Il a recommencé, je regardais le sol en dalles plastiques beiges, de bonne qualité, l’hiver ça doit être l’horreur ces dalles, là ça va parce qu’on est en juillet, le jour de l’anniversaire de ma mère. » L’aventure s’achève sur un rêve de métros et de correspondances, d’errance dans un Paris à la cartographie tordue, « un plan où Belleville est au-dessus de Neuilly ». C’est amusant parce que moi aussi je rêve souvent d’avenues et de stations dans un autre de ces Paris bizarres. Dans immeuble 17ième siècle, il croise un singe dans une cage qui s’appelle Castor Junior et qui se plaint des hommes qui viennent le baiser la nuit, qu’ils sont brutaux et qu’il y a une sorte de maladie effrayante qui rode autour de tout ça. Une sorte de cauchemar en quelque sorte. Puis il ouvre les yeux et « dehors il faisait soleil. »

Guillaume Dustan // Œuvres : tome I // Préfaces et notes de Thomas Clerc, P.O.L
Crédit photo ouverture : Laurent Askienazy


1 Notion de dépense, p24, Bataille2 Chant I, Enfer, Dante
3 Chant I, Enfer, Dante
4 Chant XXXIV, 73
5 En finir avec Dustan. http://www.actupparis.org/article202.html

 

3 commentaires

  1. On ne confondra pas la Bérénice de Racine avec la Béatrice de Dante qui va mieux avec ce que tu écris en plus. Souviens-toi, Mallarmé repris par Debord : « La destruction fut ma Béatrice. » Dustan, oui, bien sûr, tu vises juste, et enchaîne sur Tony Duvert qui l’a traversé lui aussi l’Enfer. Et qui est mort seul chez lui comme le premier, oublié de tout le monde, ce qui pourrait être une autre définition de la Géhenne. Contrairement à ce qu’on dit la France n’aime pas ses écrivains quand ils le sont vraiment. Salutations docteur.

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