Bières polonaises en canettes, tintamarre des urgences, des sirènes, pompiers et flics, flics, flics, pompiers... Rien de tel que le vacarme qui défile sous la fenêtre d'un ancien étudiant en lettres, grande ouverte sur le nord parisien, pour parler d’ailleurs. Et surtout des contrées particulièrement exotiques de la lointaine Lorraine. Car l’ancien sujet de rixe entre Boches et Poilus se trouve être au cœur du jeune groupe Grand Blanc. Ses deux chanteurs, Benoît David et Camille Delvecchio, font surgir leur Metz intime, ce bordel pas possible, au milieu du petit salon, brandissant à bout d’étagère leur tout premier EP. Plongeon en apnée dans ce grand blanc post-adolescent pour mieux comprendre le parcours.

L’importance des textes accompagnée d’influences techno fait leur recette et accroche depuis quelques semaines jusqu’au cérumen de nos oreilles. C’est que leurs chansons suent la fabrique d’un paysage qui se détacherait du réel pour mieux se mêler aux Panzer SS dégoulinant dans des fonds de greniers… Si ça semble flou, c’est normal, on est dans les synapses du groupe, et c’est pour ça qu’il existe des interviews arrosées de bières polonaises en canettes.

Comment ça se passe en ce moment pour Grand Blanc avec la sortie du premier EP ?

Camille: Le vinyle est arrivé par La Poste, dans des cartons. On existe vraiment depuis deux ans et ça faisait quatre mois qu’on bossait dessus, donc ça fait plaisir d’avoir un objet, d’un coup. On est tous rentrés comme des gamins pour l’écouter.

Benoît: Puis la pochette est vraiment cool. C’est un tatoueur qui nous l’a fait. L’histoire, c’est qu’on buvait des coups à la Triperie, une salle sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, pour voir un groupe de garage russe, et on a passé notre temps à se parler de perspectives médiévales… il utilise ça parce qu’il tape vachement dans la gravure sur ses travaux. Et ça a fait écho au poète que j’étudiais à ce moment-là, Yves Bonnefoy, qui a tapé un gros délire là-dessus : il arrive pas à encaisser que le monde puisse se passer de perspectives et qu’il y ait un jour où l’on ne puisse plus voir en perspective. Il conçoit ça comme une modification hyper importante dans l’imaginaire, l’inconscient collectif de notre culture. J’étais en plein dedans et on commençait à devenir un peu potes là-dessus. On savait qu’on avait les mêmes références. Avec Grand Blanc, on ne s’occupait pas trop de notre visuel avant, donc j’ai montré ça aux autres et ça a fonctionné.

Avec cette pochette et vos chansons, on a l’impression que vous voulez fabriquer un paysage à la fois régional et intime (le foot, la grisaille, les samedis soir…) mêlé à quelque chose de plus poétique (la mélancolie, l’homme-serpent…)

Camille: On voulait trouver un cadre qui soit commun.

Benoît: C’est plus un matériel qu’un cadre pour moi. Ça passe beaucoup par des blagues. On tripe beaucoup sur l’image de la Lorraine depuis Paris, on tripait déjà sur la Lorraine quand on y était.

Camille: Évidemment on met de la distance, on ne vit plus à Metz et cette image, on se l’est construite en partant. C’est le vieux réflexe de l’expat’ qui réalise ses origines quand il part loin de chez lui.

Benoît:  Et du coup, cette image de Metz s’est trouvée beaucoup plus complexe. C’est une ville assez protégée du reste… C’est pas une ville sidérurgique, industrielle… c’est une ville bourgeoise, une très vieille ville médiévale, comme sur la pochette.

Christophe, Bashung, Alain Kan… tous ces artistes on les a découvert parce qu’on faisait de la chanson française qui ne marchait pas !

C’est vrai qu’on a tendance à l’imaginer comme un Manchester français entouré d’usines en briques. On a beaucoup parlé de Joy Division par exemple, à votre sujet.

Camille: Y’en a qui aiment bien quand tu leur dis Joy Division, ça leur donne de la matière. Mais comme tout le monde, on écoute un milliard de trucs différents.

Benoît: Bashung et Joy Division, c’est le chemin le plus court vers la définition Grand Blanc. C’est le plus parlant mais ça nous fait un peu chier. Avec ce qu’on faisait avant, qui était plus folk, plus français, tout le monde te balançait du Noir Désir. On m’a parlé de Souchon y’a pas longtemps… Je pense que maintenant, on a la chance de faire partie des groupes français qui peuvent jouer en Français sans avoir à le mettre en avant.

Camille: [en imitant Ben :] Attention les quatorze pieds, quinze !

Benoît: C’est vrai sinon que ça a été très important Joy Division… Tu fais des phrases de quatorze à dix-sept pieds. Tu vois dans Disorder : « I’ve been waiting for a guide to come and take me by the hand ». En Français ça marche de ouf, parce que c’est binaire, tu peux faire ronfler la phrase. C’est pas pour rien qu’on est influencé par la musique des années 80… on ne l’est pas pour l’engouement, mais parce que c’est pratique. Y’avait du vinyle et des labels de proximité, du coup les gens chantaient dans leur langue. Y’avait le côté post-moderne d’une période de crise, l’aspect cyclique de l’enthousiasme et la déprime. Et y’a moyen de faire marcher le Français là-dedans. Tu te retournes vers Christophe, Bashung, Alain Kan, tous les mecs de la génération növo, les compils de Born Bad… tous ces artistes je ne les ai pas découverts parce qu’on écoutait ça avant de faire Grand Blanc, mais parce qu’on faisait de la chanson française qui marchait pas et qui plaisait pas aux autres !

Camille: Dans la forme, on prend kicks/snares assez souvent… L’essence même des beats, c’est des trucs qu’on chine sur des logiciels, des gros kicks de house ou de techno, avec plein de sub. On a tous un rapport différent à la musique électro…

Benoît:  Luc écoute beaucoup de trance, de psy-trance, de machins avec lesquels il nous fait chier (rires), de la minimale, des gros beats…

1.originale

Il y a quel type de dialogue entre les textes et le chant, les instruments ?

Camille: J’ai clairement une position d’interprète avec L’Homme Serpent, que Ben m’a donné un jour, en me disant « Tiens, c’est pour toi ! » Et lui, en l’écrivant, il la prenait juste comme un exercice de style, mais il se passe un truc chelou à force de la répéter et la répéter, où j’ai profondément compris tout ce que je chantais comme si j’avais fini par l’écrire moi-même. Je me la suis vraiment appropriée. Du coup, quand Ben fournit un texte, on s’en empare un petit peu tous en la traduisant en musique, en la mêlant à nos musiques à chacun. Mais au niveau de la composition, au début on le laissait travailler dans son coin parce que ça servait à rien et on peut pas entrer dans ses synapses (rires), on ajoutait juste nos idées et nos instruments. Mais ça commence à changer un petit peu, on avance de plus en plus vers quelque chose où l’on est tous ensemble, comme avec Petites Frappes, sur le foot… On a tous un rapport au foot dans le groupe…

Benoît:  Mais c’est surtout une chanson sur le sport en général, comme repoussoir. Le moment très commun où t’arrêtes le sport en club, à l’adolescence, pour faire du skate et fumer des joints. Tout le monde fait ça… tu rejettes l’équipe et tu rejettes ton corps.

Et donc avec Metz, sa grisaille et ses usines…

Benoît: Mais des usines y’en a pas trop à Metz. C’est vraiment comme l’esthétique fonctionne finalement. Je considère absolument que le monde n’est pas une réalité mais un fantasme, plus ou moins collectif et plus ou moins individuel. Tu prends le travail d’historien : ce n’est pas du tout un travail de documentation pour leurs pairs. Au bout d’un moment, c’est la création d’un discours, qui va être répandu, dégradé, dont il ne restera presque rien, mais dont il restera une image – et c’est cette image là que les gens se partageront, et c’est là que le boulot d’historien se termine : dans le mythe que tu vas créer. Parce qu’en fait, pas consciemment, mais quand j’écris ou quand on joue dans Grand Blanc, ce qu’on essaye de faire c’est d’assimiler ce qu’on a eu dans notre jeunesse ; là d’où on vient et de l’assimiler positivement, de le reprendre comme un héritage et après, c’est autant un mensonge qu’une vérité. Quand on écrit sur nous qu’on va boire des bières dans des bunkers etc., en réalité, on ne l’a fait qu’une fois, mais celui qui raconte, il en a plus rien à foutre que les autres soirs t’allais dans un bar à la con, ou que tu regardais la télé avec tes parents. Ça l’intéresse pas en fait.

« T’inquiète pas, si tu entends la bombe, c’est que t’es pas mort »

D’où vient cette volonté de rechercher une identité ?

Benoît: Je saurais pas trop te dire ce qu’au final on cherche là-dedans mais y’a pas de culture traditionnelle en Lorraine. On ne sait pas trop d’où on vient. Aux repas de famille, y’a le grand-père qui te dit : « t’inquiète pas, si tu entends la bombe, c’est que t’es pas mort ». Ma grand-mère s’est faite virée à coups de pompes par les SS dans les rues de Metz parce que lorsqu’ils sont arrivés c’était : « Numéros impairs, ils restent ; Numéros pairs, ils partent. » C’est tombé chez eux, donc elle est partie cinq ans dans le sud de la France, et cinq ans plus tard, en rentrant, dans le grenier, les SS avaient stocké de l’huile de Panzer et avaient renversé des barils et des barils. Et en fait, avec l’humidité, tous les deux-trois ans, on a le parquet qui recrache des taches noires… Y’a vraiment des fantômes chez nous ! Donc ma famille polarise pas mal de trucs comme ça, et la famille de Camille, ce sont des Ritals qui sont venus taper sur des caillasses à coups de pioche…

Donc dans le groupe vous avez vraiment un imaginaire topographique commun qui influe directement sur votre musique ?

Benoît:  Ça influe oui, Camille et Vincent sont beaucoup plus cinéphiles, et moi j’ai un rapport à l’image qui est beaucoup trop littéraire. Je la décompose en signes tout le temps et quand je prends des lieux, je peux prendre que des détails et faire des cadrages hyper violents, qui font des paysages un signe. C’est de la déformation professionnelle mais Camille, Vincent et Luc sont beaucoup plus à même d’accepter le réel tel qu’il est. Donc on échange beaucoup. En arrivant dans Grand Blanc, ils m’ont fait changer ma manière d’écrire parce que ce que c’était pété. J’écrivais sur les roses, le feu, l’amour et bisous quoi (rires). Mais depuis Ronsard, tout le monde fait ça, Baudelaire a essayé de pas le faire… Et puis c’est vrai qu’avec le XIXe, le début de l’industrialisation, on commence beaucoup à se poser la question du lieu… La relation à l’espace est vachement importante dans Grand Blanc, c’est une vraie interrogation.

Mais l’identité, c’est quelque chose qui n’existe pas vraiment hors de soi, surtout aujourd’hui où tout le monde est créole. Des parents qui viennent de deux familles, deux classes, deux villages différents, c’est déjà deux identités qui se mêlent.

GB - GroupeBenoît: Oui mais c’est encore plus étrange en Lorraine, parce qu’il n’y a pas de tradition. Ou c’est trop anodin pour dire que c’est ça d’être Lorrain. En Alsace juste à côté, ils ont un costume traditionnel, cinq plats traditionnels, et ils sont reconnus pour être une région à caractère, alors que personne connaît la Lorraine. Donc la question c’est : Qu’est-ce que tu fous avec ça ? Et pourtant y’a du matériel, y’a des choses incroyables, mais qui sont récentes, brouillonnes. C’est à la fois lourd et morcelé. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai pris conscience de ce que c’était pour moi le fait de fantasmer ton monde. Parce que mes fantasmes se sont brisés et j’ai eu du mal à en construire de nouveaux ici. Parce qu’il y avait trop de données. C’est à ce moment là que j’ai commencé à triper sur la topographie. Nord, c’est une chanson où j’avoue ne rien comprendre. Y’a des lignes dans tous les sens, des artères, le métro, une cartographie, c’est le malaise. Je me suis rendu compte que je nageais à l’intérieur d’un fantasme lorrain qui était à moi, et que c’était fini. Du coup au final, il nous restait quoi : les histoires de football de la famille à Camille, le patois de la grand-mère de Luc, les histoires de bombes et de SS de ma grand-mère. Je ne sais pas trop pourquoi on le fait, mais c’est clairement une mise en scène de nos mythes…

Camille: C’est un peu comme sur la pochette, c’est le bordel.

Et le petit évêque dessus, c’est qui ?

Benoît: C’est Saint Éloi, le patron de la sidérurgie, il était orfèvre. C’est un grigri païen d’industriels du minerai. Un homme de fer et pas du tout un religieux. Et l’église que tu vois c’est pareil. À Metz pendant la reconstruction, on a fait la première église en béton armé de France. C’est ma paroisse, où j’ai passé ma petite communion et tout. Tu la mets au milieu d’une forêt et c’est tout de suite La Planète des singes. Quand je regardais ça sur RTL9, la chaîne lorraine-luxembourgeoise, le vieux Planète des singes des années 60, quand j’ai vu ces mecs avec leurs casques en or qui révèrent une ogive, ça m’a pas du tout paru incongru. Le post-modernisme, il est ici. Y’a une cité radieuse du Corbusier à côté, elle est dans les bois… des pré-HLM sur pilotis où tout est fait pour qu’il y ait une communauté à l’intérieur, elle est au milieu d’un bois ! Tout ça, on essaye de le mettre dans le paysage Grand Blanc.

Camille: Ça serait aussi génial qu’on puisse confronter ce paysage, se confronter à des oreilles non francophones, et que nos chansons marchent. Ben se casse le cul à faire des textes aux accents musicaux. On se casse tous le cul à essayer de faire des productions qui tiennent la route. Et au fond, l’idéal c’est d’atteindre un équilibre parfait entre la qualité des textes et celle de la musique.

Grand Blanc // 1er EP chez Entreprise
https://entreprise.bandcamp.com/album/grand-blanc-12-ep

GB - Pochette EP

2 commentaires

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