La sortie d'un troisième disque en quatorze mois pour un groupe qui a tragiquement disparu des radars pendant presque quatre ans a de quoi intriguer. Plus encore quand il s'agit d'une relecture disloquée de morceaux déjà existants. Autant de raisons pour demander à l'hawaiienne si c'est moi ou elle qui a changé. Interview "avec le temps, va"...

Décembre 2013. Le froid me bouffe les oreilles désormais bien dégagées, alors que je vais voir les Girls In Hawaii au Rockstore (Montpellier) pour la seconde fois. Six ans après notre première poignée de main, tout a changé semble-t-il : à la basse, Daniel a une barbe de paternel et des tempes grisonnantes ; plus besoin de moustache désormais, le front d’Antoine Wielemans au micro se barre d’un pli vertical d’homme qui a fait face au vent sans ployer ; deux membres sur six ont disparu, et avec eux un parfum de folk à papy qu’on joue sans desserrer les dents du mors. Et moi alors ! Moi qui suis venu ce soir sans volonté d’écrire le moindre article, sans prise de notes mentale. Moi que Lionel Vancauwenberghe accueille au merchandising par un « Oh Hilaire ! tu as coupé tes cheveux ? » Moi qui ne danse pas, qui reste stoïque. Emporté par le flot des claviers, je me noie dans les rétines insondables de ce groupe qui a traversé le Styx du deuil et en est revenu sur ses deux pieds. Mais à quel prix ? Voilà la seule question qui m’a hanté ce soir-là.

Et voilà que la réponse arrive, presque une année plus tard avec la sortie de ce « Hello Strange », live baroque revisitant leur discographie en amputant un peu la production pour (paradoxalement) ramener le focus sur les instrumentations. Quoi qu’en dise la promo, ce n’est pas un unplugged. Ceux qui n’écoutent Neil Young, Nirvana et Alice in Chains (le meilleur) que lorsqu’ils jouent pour MTV n’aimeront pas. C’est bien plus subtil que ça, tout en n’étant sans doute pas le meilleur enregistrement du groupe d’outre-quiévrain. A l’écoute il m’apparait que cet enregistrement est une façon de fermer une porte qu’on vient d’ouvrir. De ne pas se laisser avaler par ce qui vient de recommencer : la décennie.

Guerre de décolonisation (de vacances)

Novembre 2011. Je décroche mon téléphone pour choper Lionel, car si ce soir là j’ai réussi à lui faire cracher que lui aussi avait perdu ses cheveux, nous n’avions pas poussé plus loin sur le constat de ce que le temps nous arrache. Forcément cela impliquait de reparler du pire moment. Ne serait-ce que pour savoir si ce groupe qui fait son taf de promo aujourd’hui est un survivant ou une reconstruction.
Car du tragique mois de mai 2010 qui leur arracha Denis Wielemans1 à la sortie de l’EP « Misses » en avril 2013, on a annoncé à plusieurs reprises leur retour aux affaires ; en vain. Alors combien de fois se dit-on : ‘Cette fois le groupe est mort‘ ? Réponse : « Vraiment, une fois. On se l’est dit, entre nous. S’en est suivi une année où on ne s’est pas beaucoup vus. Une période dure, dense. On a lâché le coup. On s’est laissé aller, plus grand-chose à faire… Donc oui c’est quand même une forme de dissolution, ouais. On s’est reformé. On était en renaissance à titre personnel. Puis je ne sais pas trop comment, mais on a réussi à se remettre sur les rails. Dans des moments comme ça tu prends le truc qui est le plus évident pour toi ; ce que tu sais faire, musique, chansons… tout est revenu par là. Et aussi : tout arrêter là ça ne représentait pas bien ce que Denis était ! On a donc eu envie de lancer un dernier coup, de voir ce qui allait se passer… Un an après on s’est retrouvé avec un tas de chansons. »

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Nul doute que la mort change tout pour celui qui reste, mais je m’interrogeais en particulier sur l’état d’esprit de groupe. Pas par curiosité morbide, mais parce que nombre des papiers que j’ai écrits sur le septet wallon – dont le plus notable contant ces douze heures collées à leurs basques en 2008 à Europavox – les dépeignait en mômes volontairement attardés, jouant à la console, chantant du Pixies tous en cercle dans les loges, niant les responsabilités et leur complexe de Peter Pan. Que sont-ils devenus ces Garçons perdus ?  « C’était à un moment où on n’assumait pas tout à fait de vivre de notre musique. D’être musiciens, de ce que ça représente pour les gens de passer une soirée avec nous… On allait en tournée comme on part en colonie de vacances. Fatalement, il fallait des ‘casses-couilles’ autour de nous pour faire tenir le groupe. Ça n’a plus rien à voir. Je dirais pas qu’il y a du sérieux maintenant mais une conscience. Et je peux imaginer que [le groupe] dure longtemps. » 
Le marketing a un vieux sticker moisi pour ça : la maturité et les albums qui vont avec. Ça fait rire Lionel qui ne craint pas de jamais se prendre au sérieux. Comme quoi on peut s’accepter comme travailleur de cette industrie, employé du disque, sans sentir que le conformisme ne vienne tapoter votre épaule. « On est plus détendus. Voilà le mot ! Ça ne veut pas dire qu’on s’en fout : on travaille toujours autant, mais on tire moins, on n’essaye plus à tout prix ; du coup l’énergie est mieux dépensée. »

En d’autres termes : y’a pas mieux que la mort pour te responsabiliser. Une prise de responsabilité qui m’évoque immédiatement la chanson Wars qui clos « Everest » : « Tout à fait, à fond ! C’est pas un hasard. On va arrêter de s’excuser, de se cacher. On va y aller, rentrer dedans. L’enjeu n’est plus aussi handicapant. On ne joue plus notre vie sur quelques chansons. » Leçon de bravoure dans ta face.

« This is war, it’s where I’m going /This is a chance to really grow up. »

Résultat paradoxal pour un groupe fragilisé par quatre ans de coma, les Girls sont en pleine surproduction ! En un an, ils ont sorti deux maxis [« Misses », et « Refuge »], un album [« Everest »], et maintenant ce live recolorisé : « Hello Strange ». La faute aux sessions faites avec l’énergie du désespoir : « En attaquant Everest on ne s’attendait plus à rien, plus d’ambition autre que de le faire. On voulait juste que ce soit facile et plaisant à réaliser. C’est vrai c’est étonnant, on est entré en studio avec près de 30-35 idées ! Bizarrement, on a écrit plus parce qu’on ne pensait pas qu’on reviendrait. Cela fait aussi qu’on a lâché les influences qui nous collaient à la peau, Grandaddy notamment. Comme cette matière était née de circonstances difficiles, on s’est dit qu’il fallait la respecter. On a tout enregistré, mixé… et on s’est retrouvé avec une vingtaine de morceaux finis ! La moitié s’est retrouvée sur Everest, et les autres mises de côté pour pas que ça soit trop dense. L’inverse de Plan Your Escape où on avait dû boucher les trous sur quelques morceaux parce qu’on n’avait pas assez de matière… »

En général ces outtakes, véritables empreintes fossilisées du temps passé en studio, restent inachevés ou finissent en compile. De là à tout sortir illico, c’est une stratégie du label pour rentabiliser le retour ? “Non c’est vraiment notre volonté. Ils étaient même pas spécialement chauds pour un rythme aussi élevé. C’est clair que l’EP avec un mix comme ça, c’est pas du pain bénit pour un label. C’est beaucoup de boulot sur des objets qui rapportent pas spécialement non plus. Mais nous on voulait leur donner une vie propre. »

C’est bien joli, mais ça n’explique pas la compilation de reprises et raretés inclus sur la version deluxe d' »Everest ». Arrêtez-moi si je me trompe, mais ça ressemble à une façon élégante de tourner la page… « Bon. Déjà on trouve que ces morceaux ont vraiment une histoire. Ils racontent quarante fois plus que ce qu’on en dit dans le livret. Ce sont des morceaux enregistrés avec Denis… C’est un peu comme quand tu sors avec une nana et tu penses toujours à ta première nana. Il y a toujours des fantômes comme ça. A un moment, il faut oublier. Cette compilation c’était un peu douloureux, mais c’est cool de les avoir quelque part ces morceaux. » Dans ma tête se lance Bashung : « Il m’aura fallu faucher les blés / Pour retrouver le vrai / Faire table rase du passé« . A ce stade, on a un groupe qui a grimpé sa montagne sur les genoux, mais arrivé en haut n’a d’yeux que pour ce qu’il a de l’autre côté. Après moi le déluge.

Hibernatus on the rock

Le truc c’est qu’entre cette tournée de 2008 et le comeback l’an dernier, c’est le business du disque qui a morflé. “On était tellement distraits de tout que cela s’est passé sans douleur, mais c’est vrai qu’il y a tout un monde dont on était proche qui est parti à ce moment là : Radiohead qui décline, tous ces groupes des nineties qui se reforment, et même nous on n’est plus sur cette vague. Ceci dit il y a des choses très libres qui apparaissent, une forme d’excitation avec tout ce qui se casse la gueule ; des choses comme Son Lux… Mais on vit tellement en vase clos dans le groupe, on n’est pas à l’affut de l’actualité. On n’est pas dans l’ère du temps ; on a cette dose d’inconscience qui est parfaite pour ne pas se poser de questions. » Décongelés après la guerre, ils se remettent à marcher tout droit sans réaliser que la route a été détruite. On frôle le miracle de candeur.

Hors du temps donc et pour la première fois hors de l’espace : en venant enregistrer en France, ils ont rompu de facto avec une certaine Belgique des années 00. Tant mieux car Venus et Ghinzu sont morts, et personne n’attend plus rien de dEUS. “Trop longtemps on a capitalisé sur Sharko, Ginzhu, nous… Mais justement là il y a plein de jeunes groupes émergents genre les BRNS [dites « Brains »], Robbing Millions, ou Mountain Bike, des petits frondeurs de 24-25 ans qui viennent casser les couilles et c’est super ça ! Pour ces groupes, on est une sorte d’influence mais en réaction ! Par exemple les BRNS en avaient marre que la pop belge tourne autour de chansons comme on les fait ; chez eux, plus de couplet, plus de refrain. Et en même temps, le guitariste m’a dit qu’il avait commencé à jouer sur un de nos trucs tu vois… Mais c’est clair hein, nous ça fait dix ans qu’on est là, c’est hyper long. »

_MG_0864 Olivier Donnet

Reborn to be alive

Nous y voilà. Un an après leur retour à la vie, la sortie d’un live. Y’a pas de hasard… « Hello Strange » est le résultat d’une très brève résidence, un labo, une occasion d’essayer des trucs mais pas assez longue pour écrire des nouveaux titres. OK ; mais à quoi bon le publier ? Capturer la performance accomplie comme pouvait l’être « The man who was already dead » de Venus ? Ou préparer à la suite en montrant que le groupe a changé (d’intérêt, d’instruments, de façon de bosser…) comme Wyatt publiant « Rock Bottom » en sortant de l’hosto ? “Ouah, c’est plutôt flatteur. On n’a pas encore de recul dessus mais maintenant que tu le dis, il y a des trucs… On a voulu faire un labo il y a deux mois, on a posé les dates, un temps très court ce qui ne nous ressemble pas du tout. Pour la première fois on travaillait avec Boris et François [absents des sessions et recrutés pour la tournée], donc ça jette des bases, une dynamique de groupe. C’est un truc sans grosse production, propice aux émotions simples qui joue sur les suspensions… Simple ; ça permet de replacer l’église au centre du village. Donc oui c’est une préparation de la suite mais pour nous. Et non ce n’est pas le son du prochain album, mais vraiment il y a des choses que j’aime bien. »

Quand un groupe cherche à sortir des sentiers qu’il vient de battre, c’est qu’il veut se faire peur. Se pincer pour se prouver qu’on est vivant, une mise en danger ? « Ouais,  j’ai flippé à donf ! Au milieu du concert je me suis dit que j’allais me lever et rentrer chez moi. La peur de ma vie. J’ai peu de souvenirs comme ça… Super excitant du coup ! La sécurité en musique ça aide mais c’est pas idéal. »
Arrivé à ce stade – la sérénité revenue, la cohésion, la dynamique, la confiance en l’avenir, le besoin déjà de rebattre les cartes – un certain frisson peut montrer le bout de son nez, une certaine aventure. A fortiori dans un groupe qui a dix ans de maison, se prépare à vieillir, et est mené par (au moins) deux songwriters… La tentation de l’album solo. « Oui… Oui. Antoine aussi d’ailleurs. D’autant que le groupe est démocratique, tout le monde s’implique et participe. Tu pars d’un projet qui vient de toi, et tout le monde se le partage, passe dessus, et ça ressemble de plus en plus à notre équipe. C’est souvent à ce moment là que tu as envie de rejouer plus proche de ce que je suis, plus… seul en fait. J’y travaille, un peu, oui. Mais la plus-value d’un groupe est tellement dingue… Surtout qu’on commence à faire des choses là que je n’aurais pas envisagées, ou pas eu l’idée. J’ai envie de voir ce qui va se passer. Rorchach ou Wars à la base étaient pas du tout comme ça. Ce sont des morceaux super-folk ; les autres les ont changés en ce truc captivant. Ça c’est excitant.

Qui disait déjà que les seuls gagnant d’une guerre sont ceux qui en reviennent ?

Girls In Hawaii // Hello Srange // Naïve
http://www.girlsinhawaii.be/

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