Après le passage en revue d'une carrière exemplaire, deuxième partie du portrait Taddeï consacré à l'analyse des médias, Internet, la violence et... Plus belle la vie. Chez le journaliste, chaque sujet prend désormais l'allure d'un manifeste.

Si tenter de contourner la biographie agenouillée dessinait du portrait statique, la touche éclate sur les bilans 00’s. On aura compris à quel point pour Fréderic Taddeï, la neutralité sur le plateau est un engagement journalistique. L’écoute n’est pas absence critique et quand il parle, ca fuse de théories.

Sûr de lui, Taddeï s’exprime toujours aussi vite, reprend, corrige ou affine, déjoue les questions maladroites. Lui nous dit que chaque époque est passionnante. La nôtre pas moins, car chaque domaine y est secoué. Et la culture, laissée pour compte des 90’s, à peine remuée par les effets spéciaux du grand écran  »Bien sûr, les années 2000 ont connu la révolution politique, économique, démographique, écologique bien sur, scientifique parfois, mais culturellement c’est un peu mort. Enfin en tout cas pas de bouleversements, pas de remise en cause, quelques grands artistes mais pas de mouvements, pas de contestation frontale ».

La TV, Internet, etc

Puis vient le moment de parler d’Internet et de  »la mort programmée » des industries culturelles médias compris.  »Aujourd’hui vous n’avez pas encore un champ de ruines, loin de là, mais vous avez quand même une citadelle très fortement attaquée et contestée ». Pour l’instant pas de modèle, seulement des transpositions. L’impact du web est nouveau mais ne s’affranchit pas du papier ou de la TV.   »Là où ca va se passer on le sait tous mais comment ca va se passer, je ne sais pas. Patrick Lelay a dit sur mon plateau – ca a fait beaucoup buzzé sur Internet – qu’une information n’avait d’importance aujourd’hui, même si elle était née sur le net, que  le jour où elle est reprise par la télévision ce qui est je crois, vrai. Mais je pourrais dire aussi à l’inverse que quelque chose qui se passe à la télévision n’a vraiment d’intérêt que quand il est repris sur le net. Et je vois bien dans mes émissions ce qui est repris, ce qui est amplifié, déformé parfois, commenté surtout, critiqué. C’est ca qui m’intéresse. Mais pour l’instant cet échange là ne donne pas un média à part entière. Ca m’intéresserait beaucoup de réfléchir à ce média. Il est à créer ».
Pas de pitié pour le rebut de la presse qui se cacherait dans les arcanes de bande passante. Pas de pitié non plus pour les penseurs à la ligne qui voient des fossoyeurs dans la moindre évolution:  »Le cinéma n’a pas tué le théâtre comme on le disait, la télévision n’a pas tué le cinéma, la radio n’a pas tué la presse écrite. (…) C’est tellement con ! C’est tellement court comme pensée ». Les enterrements n’existent pas, il n’y a que des relégations derrière des possibilités nouvelles. A l’heure des conclusions, il s’agit de se méfier des lectures en interprétation des messages télévisuels.  »Le grand truc qu’on essaie de vous faire croire c’est que la télévision c’est le monde, c’est le monde en direct, on vient de vous montrer un extrait du monde. Non, on vous a montré un discours sur le monde ».

La compétition du tous contre tous …

Trop vaste constat mais puisque il faut choisir, Taddei, près d’un demi-siècle à son actif, tire de son bouquet d’analyses un narcisse sur la fracture générationnelle:  »On voit bien que ca a commencé dans les années 80, ca s’est développé dans les années 90 mais ca s’est installé dans les années 2000 : c’est la compétition de tous contre tous. Ca a été intégré particulièrement dans votre génération. Vous êtes nés avec, donc vous l’avez compris plus vite que nous. Pour moi aussi c’était la compétition de tous contre tous mais on ne le savait pas, donc on le vivait différemment. Vous, vous en avez déjà tiré un certain nombre de conséquences. C’est la seule explication à mes yeux de votre exhibitionnisme permanent sur Facebook, avant sur Myspace, etc. Vous êtes conscient que vous êtes en compétition. Compétition sexuelle, compétition amicale, compétition professionnelle. Donc vous vous mettez en vitrine en disant achetez-moi. (…) La compétition du tous contre tous, qui touche absolument tous les milieux, tous les domaines, dans tous les sens du terme s’est véritablement installée. Ca a prospéré et ca a par capillarité irrigué tous les cerveaux, en tout cas dans le monde occidental (…) Mais ca a été aussi diffusé dans les esprits par l’intermédiaire de la téléréalité. C’est parce que les gens ont vu les uns et les autres se faire éliminer du loft quand ils avaient douze ans qu’ils ont mis leur tronche sur Facebook en disant ‘J’ai beaucoup d’amis’. C’est évident que le lien est là ».

L’état « providence »

Encore, encore. Tape dans la pioche 00’s, l’Etat est là.  »C’est très important pour un Etat de se donner à voir, en particulier à la télévision. Quand vous êtes au pouvoir, il faut que vous montriez que vous êtes le pouvoir. Comment montre-t-on que l’on est le pouvoir ? On ne peut pas faire baisser le chômage, on ne peut pas relever des industries qui vont mourir, etc. Donc il faut se donner à voir. Comment le fait-on ? Aujourd’hui on protège les gens contre eux-mêmes. En fait, ce n’est pas le mot. On les protège contre les périls. Voila : il y a des périls, nous allons vous protéger. Il y a le cancer, alors on vous protège. Il y a la grippe A, on vous protège. La crise économique, on vous protège. Il y a le terrorisme, on vous protège… Quand on vous interdit de fumer dans les lieux publics c’est une manière de dire  »on vous protège contre le péril ». Je n’y vois pas un souci d’hygiéniser la société. Finalement, nos hommes politiques n’ont pas spécialement l’obsession de nous faire arrêter de fumer. Ils n’en ont rien à foutre, ils veulent juste envoyer le signal qu’ils nous protègent. Alors si maintenant vous fumez, même à la limite si vous allez prendre de la cocaïne dans les chiottes de l’Elysée, personne ne vous en veut mortellement. Je ne l’ai pas fait donc je n’en sais rien mais je ne pense pas qu’on vous en voudrait mortellement d’atteindre à votre santé. On ne vous ferait pas des discours moraux. L’important c’est qu’on sache, qu’on vous envoie le signal qu’on vous protège. Mais qu’est-ce qu’il pourrait faire d’autre que vous protéger ? ». Le journaliste est plus que lancé mais attention à ce que je demande.

Worst 2000’s ?

 »Le worst? Il n’y a rien de worst. Pour moi c’est débile. Vous tombez dans les mauvais pièges de la presse morte. Ne vous attardez pas là-dessus. N’imitez pas les mauvais. Ca a toujours été con, ca l’est encore aujourd’hui. Ce qui était le worst des années 80 est peut-être le meilleur des années 80, ce qu’il y avait de plus intéressant. Peut-être que le worst des années 2000 sera ce qu’il y avait de plus intéressant dans les années 2000. On peut dire que la téléréalité est peut-être ce qu’il y a eu de pire dans les années 2000, à courte vue. Mais c’est complètement idiot. D’abord Paris-Dernière était de la téléréalité avant la téléréalité. Strip-tease aussi. Et je ne pense pas que c’est ce qu’il y avait de pire dans cette décennie. La téléréalité comme le reste produit le meilleur et le pire, l’important c’est de voir qu’elle a émergé à ce moment là et ce que ca a provoqué… Ce qui est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant. « Plus Belle la Vie« , toutes ces séries effroyablement médiocres sur le plan artistique, disent pour moi quelque chose de fondamental sur le genre humain: ca produit du commérage. Autrefois on vivait dans des villages et on faisait du commérage sur les gens qui y habitaient.  »T’as vu il a quitté sa femme, il couche avec machine, il bat son fils »… A partir du moment où on ne vit plus dans un village et qu’on a toujours ce besoin de commérage, qui est très important parce que c’est une manière de fabriquer de la morale chez des gens qui ne lisent pas, qui ont besoin de s’entendre sur un certain nombre de valeurs morales… Donc à partir du moment où on ne vit plus dans un village, on a besoin de continuer à fabriquer du commérage avec des gens qui parfois n’habitent plus la même ville que vous. Votre fils, votre fille, vos amis… On a besoin de le faire sur des gens que l’on connait tous. Ca ne peut pas être le voisin, ca ne peut plus être le villageois, alors c’est les gens connus. C’est pour ca qu’on lit Voici, Paris Match… Tous les soaps. Alors on pourrait dire ‘c’est de la morale à quat’ sous’. Mais je m’en fous, tout le monde ne lit pas Nietzsche ».

« Deuxièmement, je pense que tout cela parle d’un tabou fondamental de la société, c’est que la violence vient toujours des gens qu’on connait et en particulier dans notre famille, ce que tous les policiers savent. Ce que les gens veulent absolument ignorer. C’est-à-dire que le gros risque que vous prenez ce n’est pas en vous baladant dans un bois ou dans le métro à deux heures du matin, c’est en rentrant chez vous. Parce que c’est chez vous qu’il y a les gens qui vous en veulent vraiment. Si un jour vous mourrez assassinés, il y a beaucoup plus de chances que ce soit par un de vos proches, que par un loubard dans le métro. Ce tabou là est absolument absent de toutes les réflexions sur la violence, puisque tout le discours sur l’insécurité consiste à vous dire qu’en gros c’est l’étranger qui crée de l’insécurité. Ils vous volent votre portable, ce que ne fera pas votre petite amie. En revanche, dès l’instant où on parle d’assassinat c’est plutôt votre petite-amie qu’on va soupçonner et jamais le mec qui vous a volé votre portable. Donc ce tabou énorme sur la violence à l’intérieur du cercle familial, sur la violence des proches, est fantastiquement bien raconté par ces séries à la con. Ces deux trucs là font que ce qui est le worst de l’année parle de deux choses fondamentales dans la compréhension du genre humain. C’est pourquoi vous dire c’est bien/c’est pas bien n’a aucun intérêt. Il faut toujours se méfier de ces gens qui n’ont à priori aucun talent. Ils touchent parfois à des trucs absolument… C’est des perles. Méfiez vous de tout ce qui est comme ca, comme si les choses n’avaient d’intérêt que de manière à ce qu’on puisse les évaluer, les compter. Qualité. Branchitude… C’est tellement con. Les choses peuvent avoir tellement de poids d’une autre manière ». On ne coupe plus.  »Non mais je pourrais vous en dire plein d’autres »… Et nous pourrions encore poser cent questions de plus.

Dans ses paroles, il y a la curiosité vive mais prudente des pensées trop hâtives. Hagiographie. Gonzo. Déontologie. Objectivité. Ca s’efface lorsque Fréderic Taddeï définit le journalisme comme adaptation constante à l’époque, à ce cadre de pouvoir et de violence qu’est la relation médiatique.  »J’étais conscient qu’il était Jean-François Bizot et que je n’étais pas encore Frédéric Taddeï ». Pour demain, celui qui déteste signer des contrats ne saurait anticiper son avenir. Pas la moindre idée, pas l’ombre de la question. Pas vraiment d’inquiétudes car jusqu’ici tout va bien. Ma mère et celle du valet de Pierre Cardin peuvent dormir tranquilles.

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