Rééditer l’œuvre d’un camerounais pionnier des musiques électroniques à cet instant même où l’Afrique est devenu un dépotoir à téléphones portables recyclés, c’est l’un de ces tours de force dont seul Born Bad semble être actuellement capable. Un africain qui triture la friture des synthés, ça ne pourrait être qu’une mauvaise blague. Mais non : Francis Bebey, c’est Mobutu tout tout pour sa chérie.

Y’a des jours où on se demande à quoi peut bien carburer JB Wizz, sémillant patron déglingué du label Born Bad, pour avoir des idées pareilles. Réputé jusque là pour ses choix très cuir clouté, voilà qu’il se décide à rendre hommage à l’Afrique des seventies, celle là même qui, à l’écoute de cette compilation de Francis Bebey, semble avoir découvert Kraftwerk et la fin du colonialisme la même année. Avant d’en arriver à ces drôles d’histoires misogynes et très vert de gris-gris, plantons le décor pour les novices.
Né en 1929, Bebey est un camerounais que rien ne prédestine aux circuits imprimés. Un temps journaliste pour RFI puis brusquement parachuté directeur des programmes musicaux pour l’UNESCO, l’homme n’est pourtant pas un lapin de six semaines question playlist et défrichage. Le problème fondamental, c’est que les terres à défricher en Afrique, au milieu des années 70, elles sont aussi rares que la lueur d’intelligence dans le regard d’un frontiste. L’histoire ne dit pas quelle substance Bebey trempa dans son Banania pour en arriver à mixer rythmes traditionnels et délires synthétiques, toujours est-il qu’un an seulement après le choc pétrolier de 73 notre ami Francis décide de tout plaquer pour se consacrer à cet art mineur que reste encore aujourd’hui la musique expérimentale. Et le résultat se nomme La condition masculine, une ode second degré au sexisme où l’africain rrrrroule les consonnes pour rappeler à sa femme à quel point son émancipation lui coute : « Je lui disais Susanna fait ceci et elle faisait / fais cela et elle obéissait / Et moi j’étais content, je regardais tout ça avec bonheur / Ah Susanna était une très bonne épouse auparavant ». Tout pourrait s’arrêter là et ce serait déjà suffisant pour décerner à Francis Bebey l’oscar du parolier machiste tel qu’on en voit plus depuis Michel Sardou. Mais sur fond de synthé tribal, Francis enfonce le clou : « Seulement depuis quelques jours les gens là / Ils ont apporté ici la condition féminine / Il paraît que là bas chez eux / Ils ont installé une femme dans un bureau / Pour qu’elle donne des ordres aux hommes / Aïe ». Des paroles comme ça, on n’en voit plus que dans les livres d’histoire. Et c’est précisément là que Francis Bebey émeut autant qu’il amuse. Quelque part entre le Général de Gaulle, Leopold Sédar Senghor, Jean Roucas et les pipeaux de Koudlam cramés au soleil noir, il y a ce type dont l’Europe n’a jamais entendu parler.

Durant sept ans, Francis Bebey enregistre de la musique au kilomètre. Chacune des pièces de « African Electronic Music 1975-1982 », au delà des tirades souvent comiques, est un modèle du genre, un pont euro-africain qui s’écoute comme la découverte des mystérieuses cités d’or par un poète bidouilleur. Si le morceau Wuma Te pourrait facilement trouver sa place sur une compilation de Library Music française des 30 glorieuses, on s’userait trop le poignet à résumer l’œuvre de l’africain à un pastiche expérimental ; chaque morceau s’avère résolument moderne, chaque vers chanté raconte globalement n’importe quoi – des saynètes aux blagues de huttes africaines en passant par les enfants illégitimes, mais l’ensemble repose sur une base rythmique et mélodique telle qu’on en entendait peu à l’époque chez les musiciens blancs comme un tricot de peau. Si telle carrière en Europe, à la même époque, s’avérait déjà être une traversée du désert ; on imagine sans grandes difficultés à quel point la démarche de Francis Bebey s’avère atypique. Et digne des meilleures soundtracks de l’époque, comme en enregistraient certainement les requins de studios à catogan du tout Paris. Bebey, c’est le groove et l’humour en plus. Tintin au Congo. Fela Kuti à Berlin. Peu importe. Marabout sans ficelles à cheval entre deux continents et peut-être trop esseulé par tant d’aventures, Francis Bebey décide au milieu des années 80 que trop c’est Tropico, fini les conneries électroniques et retour aux musiques traditionnelles avec plusieurs tours du monde pour amuser la galerie blanche avec une world music beaucoup plus conventionnelle. Bug de l’an 2000 oblige, il s’éteint finalement en 2001 d’une crise cardiaque. Dix ans après la coupure définitive des compteurs, c’est certainement le dernier titre de la compilation qui permet d’en finir avec les idées préconçues : « il n’y a pas de crocodile à Cocody » chante Francis Bebey sur son orgue chauffé à blanc. Superbe fondu au noir pour en finir avec les clichés colonialistes.

Francis Bebey // African Electronic Music 1975-1982 // Born Bad
http://www.bebey.com/news/

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