L’éclatement d’un groupe désuni. La dérive d’un meneur fatigué. Les excès d’un manager fouineur. Il y a mille façons d’expliquer l’échec de ce dernier album du Clash, paru en 1985. Essayons d’en savoir plus et de lui trouver des excuses, en compagnie d’un expert en la matière : Casbah, leader du Casbah Club et du tribute band Last Band in Town.

Les faits : En enchaînant « Sandinista ! » et « Combat Rock », la bande à Strummer a prouvé son inventivité, sa volonté de ne se reposer sur aucuns lauriers. En 83, après un gigantesque concert américain, ils s’accordent donc la paix des braves. De retour en studio, rien ne va plus. Mick Jones arrive en retard, Mick Jones fait joujou avec de vilains synthés, Mick Jones refuse de signer le nouveau contrat proposé par le manager Bernie Rhodes. Alors Joe Strummer est pas content. Crie à la trahison. Il en vient même à envoyer par courrier ses dernières lyrics à son guitariste rebelle. Le batteur Pete Howard, dernier rejeton de la famille, doit choisir entre papa et maman. Strummer l’influence :  “Mick is a fucking cunt. You have to make a decision: are you with us or him?”. En octobre, le divorce est officialisé et le groupe passe une annonce dans le NME pour trouver son nouveau guitariste, en oubliant que Jones était avant tout un putain de compositeur.

« Trop souvent ici, la rage de Strummer est en pilotage automatique. Superficiellement féroce. Raide et sans convictions. » (Rolling Stone, 1986)

Nick Sheppard et Vince White sont embauchés – ce dernier se prénomme en vérité Greg White mais Solomon refuse de jouer avec un mec qui s’appelle Greg. De son côté, Jones prépare sa revanche en rejoignant brièvement General Public puis en fondant Big Audio Dynamite (BAD) où il peut enfin s’éclater, explorer la dance music. Afin de rôder la nouvelle équipe, le Clash repart en tournée. De nouveaux morceaux plutôt cool font apparition sur scène – This Is England, We Are The Clash – et les fans attendent un nouvel album. Il sera produit par un certain Jose Unidos – l’alias de Bernie Rhodes – qui s’amuse à remanier le mix, à remplacer la batterie par une boîte à rythmes et à le rebaptiser. « Cut The Crap » sort 4 novembre 1985 et atterre les fidèles et la critique.

1355851341_hhh_5089Le témoignage : Pour nous en dire plus sur ce naufrage, j’appelle à la barre un témoin d’envergure. Fan de la première heure – sa collection personnelle est une mine d’or sur le Clash – trublion de la scène alternative angevine des nineties avec son Casbah Club – réédité actuellement par le label Nineteen Something et leader du tribute band The Last Band in Town, monsieur le juge, permettez-moi d’interroger Casbah.

Le jury aimerait d’abord savoir ce que ça fait d’assister en direct au divorce du Clash ?

Casbah : Quand est annoncé le départ de Mick Jones en 83 (via un simple communiqué de presse), les fans mettent du temps à comprendre ce qu’il se trame. Faut garder à l’esprit qu’à l’époque, on est pas informé en temps réel. À Angers, on n’a pas forcément accès aux médias et revues anglaises, la presse française reste essentiellement mensuelle et les infos tombent au compte-goutte.

T’as pas eu l’impression de devoir faire un choix entre Strummer et Jones ? De trahir l’un en choisissant l’autre ?

Casbah : J’ai suivi la ligne du parti telle que dictée par Strummer à l’époque : Jones a trahi, le groupe doit retrouver ses racines, etc… Avec le recul, il y a plein de détails que j’ignore. Un certain déni de réalité. Mais bon, on peut avoir vingt ans et être stalinien sans le savoir.

Comment tu découvres les nouveaux morceaux ? Sont-ils excitants ?

Casbah : Via les disques et K7 pirates qui circulent à l’époque – sans Internet – on découvre en version live les nouveaux morceaux. Dictator, This Is Englans, Jericho, Glue Zombie… Certains vont figurer sur « Cut The Crap », d’autres non et, d’emblée, on les trouve vraiment pas mal. De petits tubes efficaces, un peu comme au début du groupe. Strummer a décrété l’état d’urgence dans ses interviews, il a annoncé un retour au punk donc ça nous paraît cohérent et le futur album s’annonce plutôt bien.

En parallèle, tu gardes quand même le contact avec Mick Jones ?

Casbah : En 84, je le croise dans les rues de Londres. Je lui demande un autographe, ce qu’il devient. Il déclare qu’il a un nouveau groupe, BAD. Je prends ça pour une vanne un peu ironique avant de découvrir plus tard que c’était la vérité. Via un pote français qui bosse sur le merchandising de Clash, je dois aussi rencontrer Strummer. Il vient de rentrer d’Allemagne après avoir mixé le nouvel album et il est malade, l’entrevue est annulée. J’apprends par la suite qu’il est en pleine dépression suite à la mort de ses parents et de son groupe. C’était donc pas le bon moment.

« Le seul truc qu’il reste à faire, ce serait de remixer « Cut the Crap » pour lui redonner vie et il faudrait que Mick Jones s’en charge. »

Malgré tout, tu restes confiant et tu attends l’album de pied ferme.

Casbah : En restant patient. 84 défile. Deux concerts sont donnés en décembre à la Brixton Academy, en soutien des mineurs en grève. Là aussi, K7 pirate, toujours les nouveaux morceaux mais toujours pas d’album. Qu’est ce qu’ils branlent ? En attendant, je prends la tête à tout le monde, notamment dans l’émission Des Nouvelles du Front que j’animais à l’époque avec des potes sur une radio associative. On passait les nouveaux morceaux live, on rabâchait qu’ils étaient super, que 85 allait marquer leur grand retour. On prêchait la doxa Strummerienne !

On imagine alors que le jour J, c’est la débandade ultime ?

Casbah : Je me rue chez le disquaire indépendant MAD et me précipite chez Eric des Thugs qui habite à côté, pour écouter « Cut the Crap ». Et là… merde, plus rien ! Où sont les morceaux ? La batterie ? On ne comprend pas. Avec beaucoup de mauvaise foi, je continue à défendre le truc par principe mais bon, je suis pas crédible. Cette année là, il leur reste une dizaine de concerts. Leur dernière bonne idée, c’est d’avoir fait une mini-tournée acoustique dans le nord de l’Angleterre, en mode « back to the roots ». Le tout dernier aura lieu à Athènes, au lendemain d’un passage à Rockscene, en Bretagne. J’y étais et j’ai tout pardonné à Strummer.

En fait, pour oser défendre « Cut The Crap », il faut connaître un minimum sa genèse douloureuse ?

Casbah : Oui. Internet et les différents docs sortis depuis la mort de Strummer ont permis de resituer tout ça, de préciser les choses. On connaît maintenant les tenants et aboutissants de l’histoire. Le seul truc qu’il reste à faire, ce serait de remixer « Cut the Crap » pour lui redonner vie et il faudrait que Mick Jones s’en charge. Je vois pas d’autres solutions. À part éliminer Bernie Rhodes pour de bon.

Le plaidoyer : En attendant que le rêve de notre témoin se réalise et qu’une version épurée de Cut The Crap voit le jour, que faire ? Le mépriser totalement ou lui redonner une seconde chance ? Bien que vous pouvez également la retrouver sur le best-of « The Essential » (2003), This Is England est un tube à ne pas négliger. La dernière grande chanson du Clash que même la boite à rythme de Bernie ne peut salir. Si on n’entend pas du tout la batterie d’Howard, c’est bien la voix de Strummer qui résonne sur l’album et elle n’a rien perdu de sa hargne sur un morceau comme We Are The Clash. La prod synthétique peut même avoir du bon comme sur la sucrerie ska joyeusement bancale Three Card Trick. Il suffirait juste d’un bon nettoyage pour profiter au mieux du potentiel de Dictator ou de l’énergique Life is Wild.

Heureusement, il existe toujours des versions live et quelques démos à se mettre sous la dent. Heureusement encore, après 85, Strummer saura se réinventer au cinéma, en solo et avec les Mescaleros. Mick Jones poursuivra l’aventure BAD et deviendra producteur réputé – le 1er essai des Libertines notamment. Et, avec le recul, mesdames et messieurs du jury, ne faîtes plus d’amalgame : si « Cut the Crap » est bien un disque de merde, ses chansons ne sont pas si merdiques.

 

4 commentaires

  1. Il faudrait créer une rubrique dans ce même style mais consacrée aux groupes français cette fois. Par exemple, “Explorateur” d’OTH, “Pied orange” des Satellites. A part là ce sujet sur les Clash, quand ça parle des Affreux Rolling Stones, de David, de Dylan Bob, on se sent pas concerné sinon par les machins internationaux en anglais.

  2. Plus le groupe est gros et plus la réputation est mauvaise. Voir de grosses machines se casser la gueule et essayer de les défendre avec sincérité et/ou mauvaise foi, ça peut intéresser du monde. Mais je compte bien aller voir des choses plus indé et réhabiliter des albums moins connus mais tout aussi mal compris. Bon, pour le français, faudra trouver quelqu’un qui s’y intéresse et qui s’y connaît plus que moi…

  3. J’avais aussi écrit une brêve défense de Cut The Crap, je la recopie :

    En fait, il est pas mal ce disque. Malgré ce qu’on en a tous pensé quand il est sorti.

    Les p’tits pères Joe et Paul se sont pas si mal débrouillés. Mais ont commis deux grosses erreurs, fatales quand même :

    1- Il n’aurait jamais dû s’appeler The Clash. Parce que The Clash sans Syd Barrett, c’est plus The Clash 😉

    2- Le tracklisting !
    Déjà, la face 2 aurait dû être la première. Comme ça, avec This is England en entrée, ils auraient immédiatement assumé faire autre chose. Bon, Joe chante le premier couplet comme une grand-mère. Mais il se reprend et le quatrième envoie sa mère. Et cette chanson est très bien, et les paroles aussi.
    Le reste de cette face est pas mal, à part la dernière Life is Wild, inutile. Notamment Three Card Trick envoie sympa son reggae mutant. Et Fingerpoppin’ son post-Funk / post-Disco post-atomique (post-Combat Rock, surtout).
    Et North and South aurait fait une fin d’album superbe. Elle anticipe le meilleur de ce que Joe fera avec ses Mescaleros 15 ans plus tard.

    En revanche, la face 1 n’a pas beaucoup à sauver, à part Dirty Punk.
    Elle est bien cette chanson, mais concentre aussi ce que ces cons n’auraient jamais dû faire = prendre 3 jeunes noeuds (*) et leur dire qu’ils sont devenus The Clash, et leur faire jouer des slogans comme We Are the Clash (ridicule, avec sa petite phrase de guitare solo à mi-couplet comme si Mick Jones était encore là) et Dirty Punk…
    Pas mal aussi, Cool under Heat.

    Et dans l’ensemble, y avait de quoi faire un disque plus court et pas mal. En tous cas un successeur honorable de Combat Rock.

    (*) Y en a un assis à gauche sur la photo, sapé 50s comme s’il sortait de Rebel without a cause, mais avec une Seiko noire au poignet. Pov’ mec.

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