Toutes les semaines, la Gaîté Lyrique et Gonzaï vous proposent le double G, soit l'association de deux lettres au service d'une même cause : la découverte des plaisirs enfouis entre l'accent circonflexe et le tréma.

Cette semaine dans notre Culture G, on triple le G avec celui de « geek » en mettant les mains sous le capot de la musique d’hier et d’après-demain en compagnie d’Étienne Jaumet, leader de Zombie Zombie et technophile passionné par cet étrange objet de désir qu’est le synthétiseur.

Gonzaï : J’ai récemment assisté à la présentation du projet commun de Rebotini et Zanési à Beaubourg, et j’ai vu que tu y étais aussi. J’ai trouvé le projet très… GRM (Groupe de recherches musicales). C’est quelque chose qui te plairait, toi, de faire partie du GRM ? Ou un projet commun avec quelqu’un comme Christian Zanési [compositeur français, élève de Pierre Schaeffer et de Guy Reibel et membre du GRM dès 1977 — NdlR] ?

Étienne Jaumet : Ah oui, beaucoup. À vrai dire, je suis déjà sur un projet avec un ensemble de musique contemporaine qui s’appelle le Cabaret Contemporain et qui m’a demandé de participer à des reprises d’œuvres de John Cage. Parfois on suit vraiment la partition, et puis d’autres fois on déclasse complètement, on prend juste une petite partie et on improvise. Il va y avoir une représentation à la Cité de la Musique à la fin de l’année, dans la grande salle. On a beaucoup répété. Moi j’étais très sceptique au départ parce que j’étais très impressionné par le projet, mais en fait Cage, c’est tout à fait dans mes compétences techniques.

Tu es souvent appelé pour des projets plus avant-gardistes ou expérimentaux ?

Oui, complètement, parce que la plupart des gens ont compris qu’on ne s’arrêtait pas à la musique de films d’horreur. Comme ce qu’on a fait à Jazz à La Villette, avec un artiste de jazz qui s’appelle Sonny Simmons.

Comme Rebotini, c’est quelque chose qui te plairait d’utiliser l’image ou la vidéo sur scène ?

Écoute, je suis plus intéressé par des installations, des projections ou des collaborations avec des artistes plastiques que par la vidéo. Je trouve ça plus ambitieux. Mais en même temps plus compliqué à mettre en place. J’avais des envies, mais les coûts sont complètement différents. Quand tu as un VJ qui diffuse des images depuis Youtube, c’est moins cher et c’est plus facile à faire, mais bon, moi ça me plaît pas tellement.

Mais ça peut participer à cette transe que tu recherches sur scène ?

Oui, mais je crois qu’il n’y a pas besoin de ça. La musique se suffit à elle-même, elle développe sa propre imagerie et la vidéo la détournerait un peu de la communication qu’on essaie de créer. Par contre, les éclairages sont très intéressants, ils sont beaucoup plus interactifs, les ingénieurs rentrent vachement dans le son et se lâchent au niveau des effets. Il y a vraiment des interactions qui se créent, parfois. Bon et puis avec la vidéo, tu ne sais pas vraiment ce qu’il se passe derrière toi. En revanche, avec les éclairages, tu es beaucoup plus dedans, et j’ai plus de feeling avec les éclairagistes. Je sais ce qu’ils font avec ce qui arrive autour de moi, même si je ne suis pas dans le public.

Mais les images ou la vidéo, ça pourrait imposer un imaginaire à ta musique au lieu de laisser le public faire ce travail…

Pourquoi pas en imposer un ! Mais après, c’est le principe du concert qui est détourné, phagocyté, par les images. Moi-même, quand j’étais gamin, je regardais les films de John Carpenter, j’adorais mais je n’avais aucune conscience de qui faisait la musique et quelle force elle avait. C’est bien après que je me suis rendu compte que, même détachée des images, elle avait une force propre. C’est le pouvoir des images.

« Ce n’est pas parce qu’un instrument est moderne qu’il est meilleur. »

Je repense à Rebotini, lui a ses fétiches : les Roland, le Juno 60, la TR 808. Et toi ?

On utilise plus ou moins les mêmes, tu sais, il n’y a pas beaucoup de différences.

Tu es très Roland aussi ?

Pas uniquement. J’ai un ARP, il en a un aussi. Mais j’ai l’impression qu’il utilise différemment les instruments, c’est ça qui est intéressant. C’est ce qui est passionnant, en fonction des gens tu peux faire des choses très différentes avec les même instruments. Tu peux faire de la pop, de la techno, du prog… Avant, j’accompagnais des groupes de pop et de chanson française avec le même matos.

Et, en termes de fabrication et d’utilisation, tu en as utilisé des nouveaux sur l’album ?

Pas vraiment, non. Je m’impose une contrainte, c’est de rester avec les mêmes instruments. C’est peut-être complètement absurde, je ne dis pas que je suis un exemple à suivre, mais c’est quelque chose que je partage avec Romain Turzi, un ami musicien et aussi mentor, parce qu’il a expérimenté avant moi beaucoup de synthés même s’il est en train de passer au midi, FM et numérique. Moi je me suis imposé la contrainte de rester avec la même technologie analogique. J’utilise quand même de nouveaux instruments, qui sont des synthés analogiques modulaires, qui produisent des sons que tu fabriques complètement toi-même. Ça permet de pousser beaucoup plus loin et vers des choses beaucoup plus originales, mais c’est difficilement transposable en concert. Je l’ai utilisé avec Richard Pinhas parce qu’on faisait des longs morceaux, mais avec Zombie Zombie c’est plus difficile.

Justement, tu parles de Richard Pinhas, c’est une époque que tu cites souvent avec Comelade, le prog français.

Oui justement on nous parle souvent des musiques de films d’horreur et du krautrock, mais avec Neman on a écouté beaucoup de musique psyché française des années 70 et même 80, il y avait une scène en France à cette époque-là qui est assez méconnue, hélas, mais qui n’a rien a envier à d’autres scènes européennes : Richard Pinhas avec Heldon, Gilbert Hartman avec Lard Free ou Catherine Ribeiro et Alpes ou dans les années 80 avec Mathématiques Modernes et Ptose. On en découvre tous les jours, ce sont des albums qui coûtent un bras, les amateurs de prog sont de grands collectionneurs prêts à payer une fortune pour des disques devenus introuvables. Ce n’est pas très connu, mais ils ont fait de vraies perles.

C’est aussi par amour de cette époque que tu te contrains à utiliser ces instruments ?

Ce n’est pas par amour… Disons que je n’ai pas des capacités techniques énormes. Les capacités de ces instruments sont réduites, mais leur expressivité pas du tout. Au niveau de la synchronisation, des réglages, ils peuvent sembler limités mais ils ont un pouvoir évocateur fabuleux, inégalé. La plupart des plug-in modernes essayent de reproduire ça. Les musiciens qui les utilisent, puis qui entendent les instruments en vrai lors des concerts, hallucinent. Au niveau du son, c’est un plaisir incroyable et au niveau de la contrainte ça me pousse dans mes retranchements. Avoir des moyens limités stimule ma créativité.

Cette différence entre le plug-in et l’instrument, c’est la même qu’entre avoir vu Tupac et son hologramme ?

Évidemment. Ce n’est pas parce qu’un instrument est moderne qu’il est meilleur. On ne fait pas de meilleur film avec une caméra numérique, c’est absurde. Le problème ce n’est pas les outils mais la manière dont on les utilise, ça peut paraître très simple ce que je dis, mais c’est toujours d’actualité. Pour certains, il faudrait qu’on soit des maîtres techniquement et que l’on utilise des instruments hyper rares pour faire de la bonne musique. Moi je connais des gens qui ont une collection de synthés fabuleuse mais qui ne font pas de la musique intéressante et, à l’inverse, certains avec un ukulélé et un synthé pourri pourront t’émouvoir. Il n’y pas de règle.

Le futur c’est quelque chose qui t’intéresse, qui t’intrigue ? C’est quoi ton rapport au futur ?

Bah, je pense que le meilleur reste à venir. J’aime assez cette citation de Cage : « La plus belle musique qu’il me reste à entendre est celle que je n’ai pas encore entendue. » J’aime cette façon de penser en art. Je pense qu’il y a d’ores et déjà des choses très belles, mais que les gens ne se rendent pas encore compte de leur pouvoir. C’est pour ça qu’avec Zombie Zombie on n’a jamais cherché à caresser dans le sens du poil, on n’a pas fait de la musique de film d’horreur au moment où les gens aimaient la musique de film d’horreur, c’est un hasard. On n’a pas cherché une formule magique qui pourrait plaire, et je pense que toutes les personnes qui raisonnent à l’inverse sont appelées à échouer. Si jamais t’essayes de suivre la mode, c’est déjà trop tard, tu as déjà quinze groupes ou labels sur le coup… Quand Animal Collective est sorti, il y avait quinze Animal Collective sur chaque label. C’est pour ça qu’on a préféré faire des covers et puis passer à autre chose.

« C’est pas parce que tu as un son dégueulasse que tu vas faire de la mauvaise musique ! »

Tu m’as dit que tu avais une formation d’ingé-son à l’origine, j’imagine donc que tu t’intéresses au son et que tu dois te renseigner un peu sur la création de nouveaux instruments ?

Ah ouais, beaucoup, beaucoup. D’ailleurs j’ai été consulté pour un synthé qui va sortir en France, c’est un synthé de chez Arturia. Arturia, c’est marrant parce qu’à l’origine c’est un fabricant de plug-in pour copier des synthés, des Moogs, des ARP, des orgues… Ils ont fait des simulateurs de ces instruments sur ordinateur, assez étonnants parce qu’ils reproduisent tout, même s’il y a toujours le problème de l’interface. Du coup, ils se sont lancés dans la création d’un synthé avec un son moderne qui s’appelle le « mini-brut », ils ont attendu que le prototype soit fini et puis ils sont venus me voir parce que je commence à être connu dans le milieu pour utiliser ces instruments-là. Et puis je fais partie d’un forum, que je conseille à tous les amateurs d’analogique, qui s’appelle Anafrog, tu connais ?

Pas du tout.

C’est un forum de discussion, Arnaud Rebotini y est d’ailleurs, tous les musiciens amoureux d’analogique y sont, c’est un forum d’entraide où les gens discutent, se filent des tuyaux pour réparer, revendre… Et dedans il y a quelques fabricants français de néo-analogique. On appelle ça néo-analogique parce que les composants ne sont plus les mêmes, certains ne sont plus fabriqués et d’autres avec le temps périssent, donc on utilise la méthode analogique mais avec des composants actuels. Bref, via ce forum, on m’a fait essayer le « mini brut ».

C’est gratifiant, non ?

Ça m’a fait hyper plaisir ! Je ne sais pas si j’ai pu les aider, en tout cas il est très réussi, parce qu’à la fois il y a une approche moderne du son, et en même temps une interface très manuelle où tu peux interagir très rapidement sur les boutons. Les possibilités de modulations sont très modernes, donc c’est un instrument qui me plaît. Il est déjà distribué aux États-Unis et dans certains pays, il arrive bientôt en France et j’espère qu’il va avoir du succès parce qu’il y a très peu d’instruments modernes avec une personnalité. Souvent ils sont dans la copie, parfois c’est simplement des plug-in, mais avec une interface si peu pratique qu’on ne peut pas s’approprier l’instrument. Et puis, il y aussi le problème du numérique, il y a quelque chose de très contrôlé à l’intérieur, il est très difficile de dépasser ce pour quoi il est fait. Il y a beaucoup de gens qui achètent des instruments analogiques et qui les modifient eux-mêmes, ou alors qui vont au-delà de ce pour quoi ils sont faits avec la création de son, et c’est beaucoup plus dur avec le numérique. C’est le problème des premiers synthés numériques aussi, qui sont de très bons synthés avec beaucoup de personnalité, mais fabriqués sur des micro-ordinateurs 64 bits sur-mesure et on ne sait plus comment ça a été programmé, et il est très difficile de retrouver ces sons. Donc j’encourage les gens à chercher de nouvelles choses.

Justement, j’allais te parler de ces instruments « nouveaux ». Je vais t’en citer quelques uns : le Tenori-On ?

Oui, le Tenori-On, je vois très bien. Ça date déjà un petit peu. Alors là ce que je trouve intéressant, c’est pas ses fonctionnalités, c’est l’interface. On a quelque chose de très visuel et de manipulable en direct. Romain Turzi se l’est très bien approprié, par exemple. Je sais qu’il était en relation avec Yamaha très récemment, ils sont venus voir ce qu’il faisait parce qu’il se l’est approprié un peu différemment. En soi, le son du Tenori-On n’a pas d’intérêt, par contre l’interface est chouette, la façon dont on procède au changement de note, de vitesse, d’une séquence à l’autre, ça c’est intéressant.

« Un ordinateur, c’est moche. Ça ne me parle pas. »

Dans le même esprit mais encore plus poussé, il y a la « Reactable », tu vois ce que c’est ?

Oui. C’est sur le principe des premiers synthétiseurs, c’est du modulaire, c’est-à-dire que chacun des éléments qui participent au son, ordinairement séparés par des câbles, est ici représenté sur une table sensitive et lumineuse avec laquelle tu interagis via des cubes codés, et quand tu les poses ça crée un lien lumineux sur lequel tu peux agir pour dessiner la fréquence. Le problème de ces instruments est que l’interface est pas mal, mais c’est la création du son qui est pas terrible, c’est toujours pareil. Qu’est-ce qui va créer le son ? Bah, un ordinateur, et c’est un logiciel qui pilote ces trucs-là. Et dans quelle mesure le logiciel est capable de donner la vie et de créer un son intéressant ? Donc on a toujours une interface intéressante mais une matière sonore qui l’est beaucoup moins.

Et il manque le rapport organique à l’instrument…

Exactement.

Même avec les ondes Martenot on a un rapport physique à l’instrument.

Oui, tu as tout compris. Même les ondes Martenot, c’est un instrument électronique mais avec des haut-parleurs qui ont leurs propres sonorités, qui sont parfois une plaque, donc ça ne vibre pas toujours de la même façon et ça réagit de façon organique, puisque c’est de la matière. Ça semble être une discussion de geeks pour beaucoup de gens, mais ça change tout. Mais bon, quand même, c’est pas parce que tu as un son dégueulasse que tu vas faire de la mauvaise musique. Pour moi il y a un truc important que tous les musiciens ressentent, c’est que tu developpes un véritable dialogue avec ton instrument. Le problème n’est pas ce que tu utilises mais comment tu te l’appropries. Moi, ce dont j’ai besoin, c’est que cet instrument me parle et je n’ai pas envie de jouer avec certains parce qu’ils sont moches. Un ordinateur, c’est moche. Ça ne me parle pas, c’est hyper cérébral et moi je ne suis pas un cérébral.

Et tous les Ableton du monde n’y changeront rien ?

On va y arriver, hein. Le problème, c’est qu’il faut aller vite. Les gens ont besoin très rapidement de résultats. Maintenant tu peux devenir musicien en très peu de temps avec un ordinateur. Et puis c’est la course au plug-in, le premier qui aura le nouveau semblera innovant, et très vite il sera passé de mode.

En collaboration avec La Gaîté Lyrique, à lire aussi sur Gaité Live.
Nouvel album de Zombie Zombie, « Rituels d’un nouveau monde », à paraître chez Versatile le 22 octobre.

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