Programmateur historique de Villette Sonique depuis ses débuts en 2006, Etienne Blanchot a finalement claqué la porte du festival parisien en janvier dernier, non sans avoir pris soin d’emporter avec lui la clef de son succès : le goût des découvertes et des contre-allées musicales, et qu’on retrouve quatre mois plus tard dans la première édition de l’Ideal Trouble, un nouvel événement déménagé à quelques kilomètres dans le dernier grand bastion de la contre-culture parisienne à la Station. Entre stridence et dissidence, interview de cet empêcheur de tourner en rond.

Si l’on était expert en catastrophisme, on dirait depuis 2018 il plane comme un nuage noir sur les soirées parisiennes. Ce n’est pas précisément que la musique y soit absente ; simplement qu’elle fait moins de bruit. La faute à des normes de sécurité toujours plus complexes et souvent ingérables pour les gérants d’établissement, mais aussi au voisinage – celui capable de claquer 900 000 € pour un trois pièces – et qui, depuis l’arrêté interdisant aux festifs de fumer en intérieur, fait la guerre aux organisateurs de tous poils contre le tapage nocturne qui rythme le pavé parisien depuis déjà dix ans.

Dix ans, c’est aussi la fin d’un cycle ou d’une boucle, comme diraient les musicologues. En janvier dernier, on apprenait coup sur coup qu’Etienne Blanchot quittait la programmation du festival Villette Sonique, qu’il a largement contribué à installer comme une plaque tournante – la seule ? – du Paris intra muros, mais aussi la fin des concerts à la Mécanique Ondulatoire, autre QG du rock, en raison d’une cave pas aux normes réglementaires – comme si la musique amplifiée pouvait être réduite à une affaires de normes ISO. Rajoutez à cela la fermeture – pour les mêmes raisons – du Pop In récemment, et les difficultés croissantes des organisateurs à organiser dans des lieux officiels, et vous comprendrez pourquoi des salles comme celles de l’Olympic ou de l’Espace B restent quelques maigres exemples de résistance pour ceux qui refusent de s’aventurer au delà du périphérique.

Une page se tourne donc, et plusieurs se ferment. La fin d’une époque ? Sans doute. Mais la fête, pour autant, et tant qu’à caser du Orelsan dans le texte, n’est pas finie. Délesté du poids, qu’on imagine politique [1], de Villette Sonique, Blanchot s’est allié au programmateur de la Mécanique Ondulatoire, Antoine Gicquel aka Topper Harley, pour imaginer dans l’urgence un nouvel événement à la Station. Ideal Trouble, puisque c’est son nom, invitera pour sa première édition de nouvelles obscurités pour ceux trop habitués à lire le supplément Clubbing d’A Nous Paris, et parmi lesquels des groupes cultes comme Sister Iodine ou Ramley, ou d’autres parisiens bien identifiés des services de police, comme Cité Lumière ou La Mverte. Esprit de revanche face au système ? Bras d’honneur aux mous du genou ? Un peu de tout cela peut-être. Mais un peu plus aussi, parce que l’amertume n’est jamais bonne conseillère.

A la tête des Villette Sonique depuis 2006, l’âme du festival de Villette Sonique a simplement préféré « partir plutôt que trahir », pour reprendre les premiers mots de sa lettre de démission, refusant ainsi de céder un centimètre à la radicalité d’une programmation que certains jugeaient extrême, et d’autres, simplement, intransigeante. On ne va pas ici ouvrir l’album souvenir, gorgé de larmes, de ces onze années de programmation ; déjà parce que la nostalgie n’a pas sa place dans le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, et d’autre part, surtout, parce que ma première rencontre avec ce Blanchot, voilà une dizaine d’années, allait inaugurer plusieurs années de blacklisting de toute l’équipe de Gonzaï.

Blanchot © Félix Cornu
Blanchot © Félix Cornu

« MAIS T’ES QUI, TOI ? ». Ce fut en synthèse, et aussi précisément que je puisse me souvenir, le premier mail reçu par celui qui était alors à la tête du Villette Sonique. Après une longue série de mails désagréables échangés avec l’attaché de presse du festival [2], le patron avait finalement décidé de descendre dans la cour d’école pour siffler la fin de la récréation. C’était à la fin des années 2000, on se chamaillait pour une sombre histoire d’interviews galères à caler, et dont l’apothéose avait été ce samedi matin où, manquant de rencontrer les mythiques italiens de Goblin après que toute l’équipe soit réveillée de bonne heure, le réalisateur attitré de Gonzaï avait menacé d’allumer sa tronçonneuse [3] pour « découper l’attaché de presse » qui venait d’annuler l’interview au prétexte que le groupe n’avait plus le temps. La rencontre sanglante avec Goblin avait finalement eu lieu, mais nous n’avions, de mémoire, jamais remis les pieds au festival. Tout cela est maintenant loin derrière, comme Villette Sonique, et dix ans plus tard, le départ de Blanchot des « VS » est finalement l’occasion de retrouvailles aux airs de grand pardon pour célébrer ce nouvel événement qui ressemble à tout sauf à un festival de plaisantins avec du Banga et du Papy Brossard au goûter.

Organisateur de festival [4], comme on le sait, c’est un métier. Certains aiment faire de l’argent, d’autres se battre pour proposer une alternative aux merdes ambiantes qui tous les ans saturent l’espace scénique et médiatique avec des programmations consanguines où conflits d’intérêts des producteurs et barquettes de frites à 15€ tuent peu à peu tout le plaisir qu’on peut éprouver à sortir de chez soi. C’est dans cette ambiance plus que jamais trouble que Topper Harley et Blanchot ont donc dédié de dégainer la programmation idéale dont il est question ci-dessous. Un entretien à plutôt lire comme le début d’un après que la fin d’un avant.

Etienne, la création de ce festival intervient quelques semaines après ton départ de Villette Sonique, donc autant mettre tout de suite les pieds dans le plat : la naissance du festival Ideal Trouble a-t-elle un parfum de revanche pour toi ?

Etienne Blanchot : Non, pas de revanche. L’histoire avance, et mon idée était d’avoir immédiatement une ligne de fuite pour me projeter. Prendre la décision de quitter la programmation de Villette Sonique, comme on l’imagine, a été un épisode compliqué – et le détail de cette affaire n’a pas grand intérêt – et comme j’avais avant ce départ déjà optionné des dates à la Station pour un éventuel before Villette Sonique, tout s’est imbriqué naturellement… Bon il se trouve qu’en raison des agendas, Ideal Trouble se retrouvera finalement le même mois que cette première édition de Villette Sonique sans moi, mais il n’y a aucune animosité entre les deux événements, et puis c’est tellement David et Goliath de toute manière…

Topper Harley
Topper Harley (C) Ventilo Raw Journey

Topper, comment t’es-tu retrouvé embarqué dans cette aventure ?

Topper Harley : Il m’a inclus dans le projet alors que cela faisait déjà plusieurs semaines qu’on discutait de nos cas respectifs, puisque l’interdiction de concerts à la Mécanique Ondulatoire a été proclamée début janvier. Mon rôle dans Ideal Trouble, ça a été d’échanger avec Etienne sur les groupes qui nous bottaient et surtout être dispo pour faire un truc qui nous plaisait. Me changer les idées au moment opportun en somme. Et j’avoue qu’il m’a scotché par sa capacité à rebondir, très vite.

Etienne Blanchot : J’avais une excitation à réagir face à un dégout du monde du booking traditionnel, et face à ce qu’est en train de devenir le monde des festivals, en général. Fallait revenir à un plaisir basique, programmer des groupes, sans pression, qu’on a envie de voir jouer, sans cashless ni cantine à kebabs. Un truc à la fois classe, pas trop compliqué à monter et qui ait un peu de gueule.

 » Faut arrêter de nous faire croire que tout le monde a envie d’écouter Eddy de Pretto ».

De Boy Harsher à Sister Iodine en passant par Cité Lumière, le line-up de cette première édition est pour le moins radical.

Etienne Blanchot : On a tout monté en deux mois, et ce n’est que la prolongation de ce que j’ai toujours fait. Mais c’est certain que je suis content d’avoir stoppé la programmation de Villette Sonique avant d’être obligé de programmer Mogwai… Bref j’avais envie de « capitaliser » sur les réactions à mon départ pour transformer tout cela en énergies positives.

Topper Harley : Le plus rafraîchissant, quelque part, ça a été de retrouver le plaisir à reparler de musique sans avoir la pression du quotidien.

Etienne Blanchot : Le paysage [musical] devient tellement grotesque dans la sur-industrialisation des groupes et dans la montée en puissance des « festivals de producteurs », avec des têtes d’affiche standards qu’on retrouve partout, qu’il y avait urgence à faire autre chose pour casser l’effet domino. A l’autre bout du spectre, il y a les initiatives de « petits festivals » comme Sonic Protest, Baleapop, Visions ou Positive Education, qui prouvent qu’on peut être spectacteur-acteur et monter des événements à taille humaine, mais de façon hyper sérieuse. Eux ne réfléchissent pas un festival comme un business condamné à grossir… tous ceux qui pensent comme ça se plantent.

Tu parlais de pression ressentie à l’époque du Villette Sonique, pourtant le festival était financé par l’Etat, ce qui aurait dû te protéger de cela. D’où venait-elle, alors ?

Etienne Blanchot :  La contrainte que j’avais était de ne pas perdre d’argent – et ce contrat a toujours été respecté – et les subvention étaient effectivement conséquentes ; elles partaient en majorité sur les concerts gratuits en plein air, et pour le reste sur des têtes d’affiche méconnues du très grand public. Avec le temps, c’est devenu l’un de mes points de divergence avec la direction : avoir des têtes d’affiche normales façon Mac DeMarco. Et ça, ça devenait plus compliqué pour moi. Il fallait travailler sur autre chose, et c’est précisément ce qu’on va faire à la Station. Pas envie de devenir comme les autres.

Topper Harley : La Station c’est de ce point de vue le symbole d’un lieu à taille humaine. Avec Etienne, on a bien constaté que toutes les familles musicales, de la techno au Garage, évoluent très bien dans les cercles parisiens ; faut arrêter de nous faire croire que tout le monde aurait envie d’écouter Eddy de Pretto.

(C) Côme Cerezales

Il se trouve que les destins de Villette Sonique et de la Mécanique Ondulatoire ont été indirectement liés, puisque respectivement Etienne a quitté le festival en janvier, et la « Meca » s’est vu interdire les concerts au même moment. Tout cela sans parler de l’interdiction éphémère de La Machine puis celle, du Pop In, pour des raisons de sécurité. Bref : est-il est encore possible d’organiser des concerts bruyants à Paris, ailleurs qu’à la Station ?

Etienne Blanchot : Oui bien sûr, restent d’autres tiers lieux. Et d’autres encore à venir, comme La Cité Fertile [à Pantin] qui ouvrira cet été ou encore l’Aerosol ; et peut-être bientôt l’Ourcq Blanc [à la… Villette], un lieu auquel je donne un coup de main et qui devrait permettre d’organiser prochainement des concerts disons, plus librement. La certitude c’est que davantage de lieux ouvrent en dehors de Paris qu’à l’intérieur. […] Loin de moi l’idée de me vendre comme le chevalier blanc qui va sauver le DYI, la philosophie c’est juste de relancer des choses aventureuses, mais carrées. Et si ça touche plus de gens que d’habitude, c’est tant mieux. L’idée de départ, vraiment, c’était de faire un festival avec des gens qu’on aime pour des gens qu’on va aimer.

« Quant l’intensité d’un concert te cogne la tête, tu te fous de savoir si tu connais le groupe ou pas. »

Etienne, t’as déjà compté le nombre de fois où les gens t’ont parlé avec un peu de mépris de ta programmation de Villette Sonique comme d’un truc trop « pointu » ?

Etienne Blanchot :  Les mots sont toujours réducteurs, tu le sais comme moi. Par exemple je déteste le mot « niche » alors finalement « pointu », c’est pas si mal. Moi j’ai toujours considéré que les concerts gratuits, en plein air, du festival, devaient être dédiés à ça [à des groupes inconnus que le public découvrirait, Ndr]. Quant l’intensité d’un concert te cogne la tête, tu te fous de savoir si tu connais le groupe ou pas ; ça a toujours été ma conviction. Note que l’utilisation du mot « pointu » a évolué au fil des années ; puisque à la fin de mon « mandat » à la Villette, même le Figaro ou l’Express – outre le fait qu’ils n’écorchaient plus le nom des groupes – employaient le mot pour saluer la différence d’avec les autres festivals de plus en plus uniformisés. On va appeler ça une victoire. AZF ou Boy Harsher, pour citer deux exemples d’Ideal Trouble, ce ne sont pas des artistes qu’on voit programmés à tous les coins de rue, et pourtant ils creusent leur sillon. Mais bon forcément, faut pas t’attendre à gagner plus de pognon avec ce type de programmation qu’avec toutes les affiches à la con qu’on voit fleurir partout, mais au moins c’est la garantie de peut-être en perdre un peu moins, aha !

Vous avez déjà prévu une suite à la première édition ?

Etienne Blanchot : Ce qui est certain c’est que ça n’a pas vocation à être annuel, ni à se reproduire systématiquement sous la même forme, et encore moins à n’être qu’à Paris. Ca pourrait être une carte blanche, un festival de 36 heures non stop, ici ou ailleurs, etc. L’idée avec Topper, c’est de pouvoir surprendre les gens. Il faudra reproduire l’émotion de la première fois, à chaque fois.

C’est devenu compliqué d’arriver à renouveler une offre musicale, dans le contexte économique actuel ?

Etienne Blanchot : Ce qui changé, c’est que les groupes jouent plus que jamais, que le nombre de salles n’a jamais été aussi important et que les agents désormais, sachant que le live est le dernier bastion économique de ce système, jouent systématiquement les enchères pour vendre au plus offrant. C’était moins le cas quand j’ai commencé voilà une quinzaine d’années, il y avait une espèce de « tarif » officieux pour les groupes, fonction de leurs notoriétés. L’économie s’est déplacée, tout simplement, puisque les concerts sont devenus le seul secteur où les groupes gagnent encore leurs vies. Et les agents ne font que pousser en ce sens ; je ne connais aucun groupe qui refuserait de gagner plus d’argent !

On va terminer sur une question conne au cas où j’aurais raté la référence à un obscur groupe de post-noise allemand, mais le nom Ideal Trouble, ça vient d’où ?

Etienne Blanchot : Au départ j’aimais bien l’idée du trouble fête, face à un contexte musical que j’estimais moribond. Et comme le terme « trouble » en anglais est quand même assez violent, on s’est entendu sur cette expression franglaise qui résumait bien l’envie d’un pessimisme combatif. Les choses sont ce qu’elles sont, mais il y a encore moyen de s’en amuser un petit peu.

Festival Ideal Trouble, du 17 au 20 mai à la Station avec Noir Boy George, AZF, Sister Iodine, Ramleh, Boy Harsher, Jb Wizz (Born Bad), Das Ding, Xeno & Oaklander, etc. Toutes les infos sur la page Facebook officielle.

31403999_2129999100610037_8501330572029722624_n

[1] Et avec elle toutes les concessions imaginables pour satisfaire la chaîne de commandement.

[2] Adrien Durand, pour ne pas le nommer, et avec qui l’histoire s’est aussi bien terminée.

[3] Ledit réalisateur tournait à l’époque avec Jean-Hervé Peron de Faust…

[4] Et on dit cela en connaissance de cause.

6 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages