« Je pense donc je fuis » serait l’épitaphe de Yannick Haenel. Deserteur, l’auteur du "Sens du calme" l’est autant qu’écrivain.

Après s’être débarrassé d’emploi, femme et ennui, il publie « Cercle » en 2005 où il raconte son errance mystico-punk en Europe de l’Est au sein d’une « existence absolue ». En 2010, il fuit Claude Lanzmann qui lui tombe dessus mécontent d’une fiction brodée sur le résistant Jan Karski.  En 2013, on se retrouve dans un PMU du 19ème, dont il se sauve en (presque) courant après que le patron lui a reproché de jeter ses clopes à même le parquet. Après une première partie à lire comme un préliminaire à Haenel et avant la dernière à lire la semaine prochaine, voici la suite de l’entretien-océan consacré à – en vrac – la solitude, l’insurrection et au chuchotement si cher à Nietzsche.

Est-ce que vous défendez ça clairement sur le plan politique ; la désertion peut trouver une forme politique ?

Oui, je cherche ça. À l’époque où j’écrivais Cercle, c’était un frayage individuel. L’objet, la quête, c’était la jouissance, que je croyais perdue, forclose dans le puritanisme. C’est encore le cas : l’obscénité médiatique n’est jamais qu’une manière, particulièrement efficace, de faire régner l’absence de poésie. Le véritable puritanisme ne porte pas sur la question sexuelle, mais sur celle de la poésie… Aujourd’hui, ce que je cherche dans la solitude, c’est la politique : une politique de la solitude, si vous voulez. Toutes les expériences de communauté sont périmées, et pourtant la question de la communauté est la seule qui fasse trembler la société. Une communauté des solitudes, une communauté de la dernière solitude, c’est de cela dont il s’agit. Le livre que je viens de finir porte sur le passage de l’extase à l’insurrection (Il rit). Bon, en venant vous voir, j’ai pris le taxi. Le chauffeur était tunisien, je lui ai demandé si depuis la révolution en Tunisie, il se considérait plus libre. Il m’a dit oui, mais il trouvait que la religion ne pouvait pas remplacer la politique. Il y a un moment où l’invivable appelle la révolte logique. Est-ce que nous vivons une période pré-insurrectionnelle ou est-ce que la paralysie va prendre à l’infini la place de l’horizon ? Est-ce qu’une insurrection — et quelle insurrection ? — est possible en France ? Ce ne sont pas seulement des questions théoriques, ce sont des choses que tout le monde ressent en ce moment… Tout le monde sent que nous avons touché une limite, mais il est possible que cette limite aussi ne soit pas franchissable, et qu’elle recule sans cesse, et s’adapte…

La question qui se pose à partir de là, à partir de cette politique de la solitude, c’est tout de même celle de la rencontre. Est-ce que deux solitudes peuvent se rencontrer? Comment est-ce qu’on envisage la communication?

Dans la solitude, on est dans un état où on émet des signes. Ça parle, la solitude, ça ne fait que ça. Je veux dire que la solitude est l’état dans lequel on est le plus prêt à la rencontre. S’il arrive qu’on ne rencontre personne, c’est précisément parce qu’on n’est pas assez seul. Je pense qu’il n’y a que les solitudes qui se rencontrent vraiment. Le reste, l’hyper-communication, le blabla des échanges, c’est le fonctionnement de la société, cela ne relève pas de ce qu’on peut nommer la rencontre.

« La solitude et le silence vont devenir des denrées très recherchés, beaucoup plus que la drogue. »

Le dialogue entre deux solitudes c’est une certaine définition de la littérature, oui.

Absolument. C’est l’écriture qui fait que solitude et population se rejoignent, se parlent. L’écriture ou alors… il faudrait retrouver une sorte de silence qui soit une épidémie. Voilà, je prône une épidémie de silence.

Dans le magazine Charles de ce mois-ci, spécial « Sciences-po, fabrique des élites», il y a un article intitulé « Cette école est l’ennemie du silence », ne l’ayant pas lu, je ne sais pas ce que l’auteur a voulu dire par là, mais cet impossible du silence me semble constituer un vrai handicap…

CHARLES05_Couv_mOui, bien sûr que le silence est une question politique. La société a horreur du silence, elle ne cesse de le combler à tout prix. Le silence est de l’ordre de la pensée, et en général tout conspire à ce qu’on ne pense pas, ou le moins possible. Est-ce que vous arrivez à trouver du silence à Paris, vous ? Je ne parle pas seulement du boucan dans les rues, mais de la possibilité même de l’écoute. Il faut attendre la nuit, comme maintenant, pour commencer, dans certains lieux, à parler depuis le silence, ou à faire silence en parlant. Le silence, franchement, c’est ce qu’il y a de plus rare, comme la solitude dont il est le langage. La solitude et le silence vont devenir des denrées très recherchés, beaucoup plus que la drogue. On va bientôt se battre, il y aura peut-être des guerres un jour pour contrôler le silence et la solitude, parce qu’ils sont en passe d’être complètement évacués. Toute personne qui a vécu dans le tumulte jusqu’à la nausée ne rêvera bientôt, si elle n’est pas absorbée dans son enfer, qu’à une chose : une vie où le silence est possible. Ce dont une personne manque, c’est toujours d’amour bien sûr, mais aussi de solitude et de silence, qui sont peut-être l’autre nom, très secret, de l’amour.

Mais alors, parce que le vivre-ensemble passe avant tout par l’éducation, est-ce que c’est possible d’éduquer à la solitude? C’est tellement violent, l’obligation d’être en groupe, toujours avec les autres, toujours dans les « cercles d’amis » qu’on a rarement choisis quand on est enfant. C’est la premier coup « social », je crois. Mais ça semble inévitable.

La solitude, ça ne peut pas s’enseigner. Et comme vous, j’ai tendance à voir dans le « vivre-ensemble » une violence. Ce qui a lieu dans les groupes, famille, société, etc, relève souvent d’une communication sans langage. Or, ce qui compte vraiment à chaque instant, même à l’école où on ne l’enseigne pas, c’est de trouver ou de retrouver le langage… Le langage au sens poétique, celui qui nous nourrit. Mais je crois que ce langage-là n’existe que dans la relation amicale ou amoureuse, et bien sûr dans la relation avec les textes, dans l’écriture. Bon, j’ai été professeur longtemps…

C’était douloureux?

Ah non, j’adorais ça. J’ai fait ça très jeune : à vingt-deux ans, j’étais dans les banlieues, à Mantes-la-Jolie, au Val d’Argenteuil, à Villiers-le-Bel, puis plus tard, gros contraste, à Versailles. Tout cela pendant plus de quinze ans… Je ne suis pas tellement représentatif de ce qu’est l’éducation, parce que j’avais en tête des choses liées avant tout à la littérature, à l’existence absolue de la poésie, et même s’il était parfois pénible de faire cours dans des lieux où la violence tient lieu de parole, je me sentais investi d’une sorte de flamme. J’étais comme le prince Mychkine de Dostoïevski : l’Idiot, vous voyez ? J’étais complètement innocent, radical, je croyais que faire cours était un acte révolutionnaire, que je changeais vraiment les choses. Et puisque j’y croyais, ça marchait bien, et d’ailleurs il ne m’est jamais arrivé rien de mal… Ce que j’aimais c’était précisément la possibilité de toucher à une solitude, une autre solitude, encore une autre solitude… Je crois que les lieux de transmission sont des lieux de chuchotement… Quand j’étais professeur, j’essayais de chuchoter, mais comment faire pour chuchoter dans une classe avec trente personnes ? Il y a une phrase de Nietzsche qui dit que les choses essentielles se disent toujours à voix basse. Il faut que l’autre dresse l’oreille… Pour moi, quand quelque chose se passe, quel que soit l’endroit où l’on est, en un sens on est toujours la nuit, dans une forêt : il faut que ça passe, il faut trouver le ton, sinon on est mort… Quand j’arrivais à chuchoter, à m’adresser à des solitudes, quelque chose avait lieu de l’ordre du partage des voix. Il s’agissait de musique, de sensualité, c’est ça qui dans le langage m’intéresse. À ce moment-là, il ne s’agit plus de maîtrise ; et puis la transmission, ça n’a pas lieu à sens unique, ce n’est pas quelqu’un qui apprend quelque chose à quelqu’un d’autre. En ce sens, je réfute la transmission au sens classique. Il s’agit de fonder, autour de textes, une expérience de l’instant.

« Au lycée, avec un texte de Rimbaud, ou même un extrait de Bérénice, il peut se passer des choses folles… »

Et vous n’aviez pas peur de trahir les textes? La question est banale mais comment transmettre la subversion d’un Bataille ou d’un Jean Genet, comment ne pas les trahir en en parlant dans une institution? Ca m’a toujours semblé barbare.

C’est ça qui ne va pas, en effet. Le « monde de l’éducation », comme on dit, prend les choses à l’envers, ça ne va pas… (Il rit) C’est pour ça que j’ai finalement démissionné. L’idée sur laquelle « l’éducation » est fondée, c’est l’idée que le matin, à 8h00, la cloche sonne et qu’il faut absolument être là. Là je parle des élèves, cette obligation de passer trente heures par semaine assis à table face à un tableau noir. Le défi c’est de faire oublier cette situation complètement stupide, et d’être au théâtre, d’incarner quelque chose… Une parole… Un désir… Bon, quelqu’un parle, oui disons que quelqu’un parle : cette situation ne peut pas être une situation de savoir absolu. Jusqu’au 16ème siècle, on pouvait transmettre tout le savoir du monde. Mais le savoir est aujourd’hui diffracté et le langage existe en miroitements infinis. L’éducation est fondée sur un face à face impossible à tenir. Il faudrait plutôt arriver à fonder une expérience-à-plusieurs, celle du théâtre, du cinéma, celle de la relation amoureuse…

Et vous essayiez de lutter quand vous enseigniez ; d’introduire des formes nouvelles ?

J’ai fait ce que je pouvais. Je me souviens de moments complètement extatiques. Mais vous savez, je pensais surtout à la littérature : j’étais un écrivain déguisé en professeur. J’attendais aussi la délivrance. La mienne ! Et puis le problème, c’est qu’à l’école il faut aussi produire de l’efficacité. Socialement, avec l’éducation, il ne s’agit que d’efficacité : il s’agit de former des gens qui puissent hériter d’un savoir qui va se reproduire ; et franchement, ça, ce n’était pas tellement mon but. Je suis quand même, dans ces cas-là, plutôt du côté du diable : j’introduisais quelque chose de l’ordre de la dérive ou de la tentation… Mais oui, au lycée, pendant deux heures, avec un texte de Rimbaud, ou même un extrait de Bérénice, il peut se passer des choses folles…

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Je reviens sur cette proposition d’une « politique des solitudes ». La solitude, c’est ce qui permet à une singularité de se déployer… Bon, je voudrais en arriver à l’excentricité: une société de solitudes engendrerait une société de marginaux, de fait. Une société d’excentriques, d’excentrés, est-elle viable ?

Une société d’excentriques, c’est le contraire de la société. C’est la ruine de la société. La littérature, de ce point de vue, est excentrique : elle est asociale. Pas nécessairement contre la société, du moins pas par principe, mais en dehors. Ce que j’écris ne cherche aucune issue, aucune solution, surtout pas collective. On est déjà constamment sous l’emprise de la société, je ne vois pas pourquoi la littérature devrait elle aussi y jouer un quelconque rôle. La seule vraie question, au fond, c’est celle de l’invivable et du vivable. Et la littérature, c’est d’abord une perception de ces deux pôles : qu’est-ce qui est vivable, qu’est-ce qui est invivable ? Il y a une négativité à l’œuvre quand on écrit de la littérature qui vous sépare, que vous le vouliez ou non. Mais cette négativité, c’est aussi elle qui appelle les lecteurs. La lecture de Jean Genet, d’Antonin Artaud et de Georges Bataille, qui ne proposent rien pour la société, est à mon avis de celles qui suscitent le plus de désir de communauté, ne serait-ce qu’avec leur subversion. Oui, politique des solitudes, mais politique quand même. La politique des solitudes n’exclut personne. Au contraire, elle est très désirable, non ? Car ce que le modèle commun nous propose est toujours fondé sur une forme de servitude, et personnellement je ne tiens pas tellement à me punir.

« La culture du dandysme me semble une chose morte, figée dans les codes. »

Les institutions pourraient ouvrir à la possibilité du décentrement, de la vie « en marge », le salaire minimum, etc.

Je ne sais pas. Pourquoi vouloir compter sur les institutions ? L’éducation ne doit surtout pas s’occuper de tout. Ce qu’il y a de plus vivable dans la vie, il vaut mieux que ça ne dépende de personne, non ? Je n’ai pas de programme pour un changement de société, ce n’est pas mon affaire. Je crois que l’idée même d’une « institution des singularités » est en soi une contradiction dans les termes. Il y a eu une époque, avec Foucault, où l’on a pu croire en une accélération des différences, c’était beau mais…

Gurvitch?

Oui (il rit). La sociologie a combattu contre la société, aujourd’hui elle est quasiment devenu le langage officiel de la société. En tout cas, c’est un langage qui ne me convient pas. Au fond, le sort commun, que ce soit celui de l’humanité, celui de « ma génération » ou je ne sais quoi, je ne m’en sens pas solidaire. Les causes collectives me répugnent, je sens en elles le contrôle. Si ce que j’écris a une dimension politique, si ça touche des gens, si ça les fait penser, tant mieux. Mais le volontarisme de la cause commune, pour moi, c’est un piège stérile… La question de l’excentricité, vous avez raison de la poser… Cela suppose, géométriquement, de s’excentrer, mais s’excentrer c’est encore se définir par rapport à un centre. Dans l’expérience de l’existence absolue, il s’agit de dépasser ces frontières, de s’extraire de ces coordonnées-là : qu’il n’y ait plus ni centre ni marge. La culture du dandysme me semble une chose morte, figée dans les codes, dans la reconnaissance : tout ça relève de la vieillerie littéraire ou alors de la publicité. Au fond, ce qui m’intéresse, c’est comment on peut déjouer les codes.

C’est l’idée d’Annie Lebrun dans Appel d’air (ndlr: le livre traine sur la table), que l’élan poétique est la base d’une insurrection.

Oui, Annie Lebrun, j’aime beaucoup sa véhémence, et ses textes sur Jarry sont exceptionnels, mais l’insurrection post-surréaliste franchement… On dirait que pour eux l’Histoire n’a jamais eu lieu, qu’il ne s’est rien passé, ils continuent à croire que la poésie court-circuite le monde. Hélas, non. Le monde, c’est l’extermination, et à côté de ça les petits poètes semblent très insignifiants avec leurs grands mots emportés…  Sinon oui, je pense que la poésie est l’expérience fondamentale, et cette expérience débouche sur de l’insurrectif. Il n’y a pas d’insurrection personnelle sans expérience personnelle de la poésie. Mais tout dépend de ce qu’on appelle « poésie ». Le soulèvement qui est le fond de la littérature peut coïncider avec une lutte sociale ; mais la plupart du temps, quand il s’y prête, il retombe. Il faut que ce soulèvement tienne de lui-même, qu’il soit lui-même révolutionnaire, pour que ses effets dans le monde, qu’ils soient perceptibles ou non, aient lieu. Il n’y a pas d’abord la société, puis ensuite la littérature qui lui serait soumis comme un locataire à un propriétaire. La littérature est autonome : non seulement elle n’a pas de comptes à rendre, mais elle relève de la révolte. Je viens de finir un livre qui met en scène une insurrection aujourd’hui : il s’agit de déjouer les notions de ce qu’on nomme le politique, de déborder le politique. Je préfère ne pas en parler pour le moment : ça n’aurait pas de sens puisqu’il n’est pas encore publié.

Mais, je reviens à cette question, ce n’est pas lâche de sortir du politique tel qu’il existe, de lui opposer la désertion et la poésie, qui n’ont pas de vraie « concrétisation » ?

Sortir de ce qu’on nous impose, je ne vois pas en quoi ce serait de la lâcheté. Le vrai courage, c’est de ne pas céder sur son désir, c’est-à-dire d’expérimenter son propre langage. Rien n’est plus concret, c’est ce qui s’appelle vivre, résister, respirer, aimer. Ce que vous appelez « concret », c’est l’économie-politique ? Le travail ? La circulation de l’argent ? Pour moi, ce n’est pas ça le concret. Le « réel », ça a lieu avec le langage. C’est la guerre des langages, et la littérature est un moment de cette guerre.

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Bon, mais vous ne croyez pas à la réunion ; à ce que quelque chose émane d’une réunions d’individus ?

Ah, je ne tends que vers l’amour, vous savez… Disons même que je tends vers le plus que deux. Mais quelqu’un qui écrit des livres n’est jamais seul. Un livre, c’est une situation où on est déjà trois, quatre, où les voix se mêlent, où les phrases appellent. C’est le point de départ d’un dialogue…

Mais vous écrivez pour une conscience qui vous lira, vous écrivez pour un seul lecteur, c’est le chuchotement, justement…

Vous avez raison, on écrit pour des singularités. Mais c’est déjà beaucoup non ? C’est déjà un monde.

Vous croyez aux lectures publiques, au théâtre?

J’ai fait beaucoup de lectures publiques, j’aime bien, mais y croire, je ne sais pas… Croire en quoi ? L’écriture, ça a lieu dans la solitude, je n’y peux rien. Dans une lecture publique, il peut y avoir des impacts, parfois quelque chose peut se passer, pour moi ou pour les autres, mais…

Je crois qu’il y a impact, oui, mais que ça explose ailleurs…

Je suis mal placé pour en juger. Si je parle en public, c’est quand même que je pense que ça a un sens. Mais de manière générale, vous l’avez remarqué, je ne suis pas à l’aise avec la cohésion, la réunion… Je me sens plutôt du côté de la scission. C’est là que ça a lieu pour moi, dans une coupure ouvrante. Au fond, plus je suis seul, plus je suis ouvert au monde. La réunion écrase le désir. La solitude, au contraire, le transmet. De manière générale, l’idée même d’une solution, l’idée de penser les choses en terme de problèmes et de solutions me semble viciée. Je ne sais pas où ça se passe, mais pas là.

« La fiction, c’est la non-vulgarité. »

Dans le domaine de la fiction peut-être? On est, quelque part, étouffé par l’impératif du « principe de réalité » quand on est à plusieurs. Seule la solitude – excepté au théâtre ou au cinéma ou dans les « lieux d’arts » – semble autoriser la fiction. C’est peut-être ça qui « fait problème », qui fait que les réunions d’individus deviennent gluantes, qu’on perd la force qui existe quand on est seul. Le manque de fiction dans la société…

Absolument, je pense que la fiction est un territoire hors-la-loi. Toutes les petites histoires politiques, médiatiques, qui remuent la société en ce moment sont basées sur un souci avec la fiction. Dès qu’on transforme un soi-disant « réel », ça se met à trembler, il n’y a plus d’assises, le trouble s’empare des définitions… La fiction, finalement, c’est la… « subversion ».

Vous hésitez à prononcer le mot subversion…?

Oui, parce qu’on ne peut pas utiliser ce mot comme un slogan, ça implique une pensée, c’est-à-dire une stratégie. Croire en sa propre auto-affirmation, c’est aussi comme ça qu’on signe sa connerie :  « Je suis tellement subversif !… » Il y a une illusion un peu facile de la subversion, le mot est galvaudé. Mais la fiction, oui : elle subvertit le langage. Il est difficile pour la société de la contrôler. C’est de cela que nous parlons depuis le début, et c’est la puissance de la fiction qui m’anime quand je parle de littérature. Dans mon cas, poésie et fiction sont une même chose. Alors vous avez raison de parler de la fiction : c’est ce qui agite tout le monde, les médias principalement, qui coïncident salement avec la société. Les questions qui enflamment la société ont toujours à voir en ce moment avec le droit à la fiction : « Il ou elle a travesti la chose… ». La fiction fait souffrir le contrôle…

J’y ai pensé (je ris), je suis contente que vous n’ayez pas cité de noms (ndlr, DSK et co.)

Ça aurait été trop vulgaire, oui (Il rit). Et précisément, on pourrait dire que la fiction, c’est la non-vulgarité, c’est pourquoi elle fait tellement peur.

Parce qu’elle est interdite, diabolisée. Quid du mensonge? Vous aimez le mensonge?

Ah Baudelaire disait ça : il demandait qu’on ajoute deux articles aux « droits de l’homme » – c’est affreux cette expression… D’abord le droit de mentir, et puis le droit de s’en aller, ce qui voulait dire se suicider.

Vous mentez ?

Ah oui, je ne fais que ça, j’invente des fictions.

Avec ce serveur par exemple (je désigne le serveur)?

Oui oui, avec lui aussi je suis quelqu’un d’autre. Le roman que je viens de finir s’appelle Les Renards pâles. Le renard est l’animal de la ruse. Je préfère le terme « ruse » à celui de « mensonge ». Mais vous avez raison d’introduire l’idée de la fiction, elle est essentielle ; je ne sais pas comment on pourrait articuler la solitude et la fiction, mais c’est de cela dont il s’agit… La fiction c’est la grande chose qui fait trembler les médiations, c’est le pot-aux-roses…

Pot au roses, j’ai toujours entendu poteau rose…

(Il rit)… La fiction est un défi. L’ordre implicite qui structure les énoncés, c’est : « Dis la vérité sinon tu n’es pas moral » ; eh bien non, pourquoi dire la vérité, quelle vérité, d’abord, et qui servirait à qui ?

Oui je crois que le refus de se raconter des histoires, de se constituer en personne de fiction engendre beaucoup de souffrance, d’insatisfaction. Si la fiction entrait dans la conscience commune comme une modalité de vivre, et non seulement comme ce qui « nous divertit », on retrouverait de la joie.

La fiction, c’est le pelage merveilleux du renard. Vous savez que la littérature française a été fondée par le Roman de Renart. Le pelage fauve, première fiction… En Angleterre, le texte fondateur, c’est Shakespeare ; en Allemagne, c’est la traduction de la Bible par Luther… En France, on a un problème avec ça, on refonde sans cesse le jeu, mais c’est très beau, très libre, c’est la littérature française… Et la littérature française tout entière, qu’elle le sache ou non, vient de là, du grand traître renard, de la figure de celui qui joue avec les fictions. Le Roman de Renart, c’est le rapport du joueur avec le monde. Je pense au sophistes aussi, j’aime beaucoup les sophistes grecs, je suis pour les sophistes, certains pensent que… enfin, « l’opinion publique» – comme disait Charlie Chaplin – pense que ce n’est pas bien, le mot est devenu péjoratif…. On demande toujours aux sophistes : « Où est-ce que vous voulez en venir ? » — Eh bien, surtout pas vers vous.

C’est à dire qu’il y a quand même deux formes de sophistes, dont l’une est insoutenable, il faut se méfier de ce qu’on dit là…

Oui, il y a le pinaillage du tricheur et l’élaboration du traître. Le traître, c’est Richard III, c’est Artaud. Ils sont irrécupérables, leur jeu est si grand que personne ne peut les récupérer. C’est une idée de Deleuze : il y a le tricheur et le traître. Le tricheur, c’est quelqu’un qui appartient pleinement à la société mais qui va faire croire qu’il n’en est pas pour tirer des bénéfices sur tous les tableaux.

Mais je pense tout de même qu’il y a plusieurs formes de traîtres, tout n’est pas grand dans « la traîtrise »

C’est possible. Depuis Deleuze, les choses se sont déplacées…

… Je veux dire qu’il y a une traitrise qui nie l’intersubjectivité et une autre traitrise, qui joue avec elle. Il y aurait quelque chose comme le « traître nihiliste » et le traître qui, par sa traîtrise, produit de la vie, une véritable puissance d’agir…

Alors c’est une forme de tricherie qui a intégré la traîtrise. Le « traître nihiliste », c’est très intéressant… J’appelle ça le tricheur, mais vous avez peut-être raison : peut-être que dans la trahison même, de nouvelles formes ont été inventées. Le nihilisme déborde les figures.

Crédits photo ouverture : Olivier Rollet

2 commentaires

  1. Enfin des gens qui (se) posent des questions qui comptent (la poésie, l’existence, la désertion, la politique, la solitude) au lieu de s’astiquer le manche à savoir si tel truc est rock ou pas rock, branché ou pas branché. Peu de dire que ça fait du bien… un peu comme, dans un autre genre, Houellebecq a fait la couve de Libé dernièrement, parce que du coup là aussi on parlait (enfin) de poésie. Merci.

    Sylvain
    http://www.parlhot.com

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