Dans cinquante ans, les historiens se pencheront peut-être sur ce cas d’étude sociologique que fut la Fnac des années 2010 : à quelle sorte de rites mystiques servait cet espace pour aspirateur Wi-Fi ? Et qui étaient vraiment ces consommateurs païens qui tous les samedis s’y bousculaient ? Achetaient-ils des disques comme celui d’East India Youth ?

A cette dernière question, permettez moi de tuer le suspense en évitant d’attendre un demi-siècle, la réponse est non. Pas plus qu’ils n’achètent de disques d’ailleurs, pas plus qu’ils n’en écoutent. A la décharge des auditeurs qui préfèrent mirer L’oreille coupée de Van Gogh plutôt que de se carrer quelque chose de plus de trois notes au fond du tympan, l’art pop de William Doyle, jeune Anglais de 22 ans qui n’a passé les six derniers mois à subir l’invasion de ses con-génères primates des Strypes, n’est pas à la portée du premier venu, pas accessible à toutes les bourses, pas dansable par le premier estropié passant par là.

East India Youth - Total Strife ForeverDe toute façon, « Total Strife Forever » est déjà mort ; du moins d’un point de vue commercial. Sorti le 24 février dernier sur Stolen Recordings – ça s’invente pas – le voilà certainement déjà relégué dans la pile des invendus qui rependront tel un saumon affublé d’un code barre le chemin de l’expéditeur. On déterrera le cadavre dans 120 ans, on y retrouvera des restes de ses influences revendiquées – Arvo Part, Tim Hecker, Brian Eno – et on ne pourra pas s’empêcher de soupirer sur la cruauté imposée aux disques bizarres. Avec sa pochette digne d’une palette signée par Bazooka, avec cette gueule ingrate de gamin technoïde bien vener’ d’avoir oublié son goûter à la maison, « Total Strife Forever » échappe pourtant au cahier des charges en vigueur – un tube qui tabasse, un joli clip qui démonte, une mesure samplée par Kayne West – pour juger des forces en présence.
Non pas que l’électronique chauffée à blanc puisse être étiquetée musique du futur pour quand tu seras vieux, mais il y a tout de même dans ce premier album assez d’ingéniosité pour qu’on puisse parler d’artiste maudit. Sur Total Strife Forever II, on entend une cornemuse de marin déboussolé mixée avec des chœurs d’anges gavés de MDMA, sur Glitter Recession c’est une apologie aux synthés d’autoroutes et aux Djs remerciés à la barre à mine, sur Heaven How Long c’est une revisite de cantique composée par un jeune Anglais des suburbs qui chante à cappella dans sa chambre d’ado avec un matériel acheté sur eBay auquel le gonze a rajouté trois plugins en guise de pot d’échappement. Presque trois fois rien, en somme. Un songwriting épuré et violent à comparer à la pop de techno-cathédrale de PVT, qui va parfois jusqu’à rappeler le « Hidden » de These New Puritans et ses coups de matraque nucléaire, un disque qui donc ne dit pas son nom – ANGOISSE – et qui chante les lendemains de fête, ces moments où tous les amis sont partis, ce dur instant où il faut descendre les poubelles en restant cool avant de prendre le métro avec des acteurs recalés dans un film zombie de John Carpenter. Au moment où vous lirez ces lignes, amis terriens de l’an 2043, il est fort probable que la montée des eaux ait eu raison de l’Angleterre de William Doyle. Au moment où sa terre natale aura coulé sous la mer, le talentueux garçon aura-t-il eu le temps de rentrer dans une Fnac ? Et combien de disques aussi formidables que « Total Strife Forever » aura-t-il publié, avant de trouver un vrai métier ? Ca fait beaucoup de questions vous trouvez pas ? Et d’abord, ce disque a-t-il vraiment existé ?

East India Youth // Total Strife Forever // PIAS
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