Avec un nom pareil, Didier était prédestiné à faire carrière sur l’instrument le plus mésestimé du rock : la basse. Ce qui ne l’a pas empêché de se hisser parmi les rares tripoteurs de quatre cordes français à mériter qu’on s’attarde plus d’une mesure sur cette incroyable carrière qui l’aura vu dynamiter, notamment les rythmiques de Christophe, Heldon ou Space Art. Première interview en cinquante ans de carrière, sans catogan.

La première fois que je l’ai rencontré, c’était pas vraiment là où je l’attendais : c’était sur un disque live ; une catégorie elle même méprisée parce que les consommateurs sont souvent trop occupés à frapper dans les mains pour se rendre en compte.qu’on leur sert les mêmes prises qu’en studio, mais en plus fort.

Le disque-déclencheur donc, c’est celui de Christophe à l’Olympia, en 1975. Une sorte d’illumination où le dernier des Bevilacqua descend du ciel en complet veston Roxy Music sur une hallucinante pochette qui donnerait presque l’impression d’avoir été crayonnée par un Michel-Ange en première année d’Arts Plastiqués. C’est à la fois naïf et vicieux ; ça ressemble presque à une contre-allée luxueuse cachant les prostituées de la rue Saint Denis. On y entend le plus célèbre des moustachus français accompagné par ce qui est simplement, à l’époque, la meilleure section rythmique de Paris.

Ca pue la petite drogue sur les breaks, on entend des roucoulades italiennes pétées, parfois le Lou Reed camé de la même époque en écho ; des titres comme Petite fille du soleil, Mickey ou Mama, a priori inoffensifs dans leurs versions studios, et qui soudain enclenchent la deuxième et accélèrent, se transforment en cavalcades électriques avec avalanches de flanger, phaser, mellotron et groove salace. L’obsession du moment, pour Christophe, se nomme Pink Floyd. Ca ne s’entend pas. Du Rose, il a gardé la veste et pour le reste, ça relève presque de l’abus de faiblesse tant les tubes yéyé du début se sont fait raser le crâne comme après la guerre. Chorégraphié par un jeune parolier recruté deux ans plus tôt, Jean-Michel Jarre, « Olympia » vise donc très haut (Christophe serait arrivé sur scène sur un piano volant, littéralement) et aussi sûr qu’on ne gagne pas le Tiercé à dos d’âne, on ne ratiboise pas la variété française (Les mots bleus…) sans les quatre cavaliers de l’Apocalypse, aussi français soient-ils.

Ceux derrière Christophe sont un attelage foutrement toxique ; ils feront sa carrière : on y trouve Bunny Rizzitelli à la batterie, Patrick Tison à la guitare, le fidèle Dominique Perrier aux claviers, et celui qui nous intéresse tout particulièrement aujourd’hui, Didier Batard à la basse. Non content d’avoir été tordu ses poignets sur tous les grands disques de la saga christophienne, des « Mots bleus » au « Beau Bizarre », ledit Batard fait également les beaux jours des névrosés de Discogs puisqu’on le retrouve dans la foulée dans une grande saga « Zeuhl, » chez Heldon (« Heldon.6. Interface »), Jean-Philippe Goude (le trop méconnu « Drones »), chez les artistes les plus obscurs de la fin des seventies (notamment sur « K-Priss » de Georges Grünblatt) et même dans la grande période américaine de Véronique Sanson et des disques Motors de Francis Dreyfus (Louis Deprestige). C’est à n’y plus rien comprendre mais si on tend l’oreille, c’est très clair. A chaque fois, et sans que son instrument ne chante comme chez Sting ou Flea (Dieu nous garde…) il impose une certaine conception du rythme, bien tendu. Les inconditionnels du Protools et autres vocodeurs pourront bien se bidonner face à l’énoncé qui suit, mais il fut un temps où jouer de la basse « rock » était un vrai boulot. En France, peu l’ont fait. Les spécialistes penseront évidemment à l’encombrant Jannick Top (Magma, Johnny, Space…), rares sont ceux qui citeront Batard, pourtant passé du noir et blanc à la couleur en moins de dix ans, entre ses débuts très Cream avec le groupe Triptyque et les tripatouillages de boutons avec Space Art, émulation électronique composée de 50% du backing band de Chistophe (Dominique Perrier aux claviers et Bunny Rizzitelli à la batterie).

10926404_10204293256624411_3202974675835968613_n

Le jour de notre rencontre, Didier apparaît, là encore, telle une illumination. La fin de soixantaine, casque de moto sous le coude, cheveux longs, chandail en peau de bête ; l’incarnation du beatnick qui n’aurait rien perdu hormis, peut-être, ses illusions. Drôle de carrière que celle de Batard. Déjà parce que jouer dans l’ombre d’autres est une profession de foi des plus ingrates ; ensuite parce que la fonction du bassiste, depuis l’ère Spinal Tap, équivaut au statut social d’un ouvreur d’huitres ; enfin parce qu’une fois passée les premières heures de gloire, le no future peut devenir plus qu’un slogan quand on sait qu’un bassiste, foncièrement, est l’équivalent d’une courroie de distribution. Aux côtés d’une batterie, c’est un pistolet. Tout seul, c’est un suicide.

Batard, c’est donc l’histoire d’un mec qui a choisi la quatre-cordes parce que son frère avait choisi la guitare, mais c’est à peu près tout sauf un destin par défaut. Presque cinquante ans après ses débuts, le garçon low profile explique donc son « métier » à voix basse et coupe la tête, fretless, aux idées reçues sur cette profession oubliée.

Didier, le choix de la basse, c’est venu spontanément ?

Mon grand frère, d’un an de plus que moi, avait choisi la guitare. Et un autre pote de vacances, la batterie. Il me restait quoi, à moi ? La basse. On a commencé en trio, comme c’était la mode à l’époque, avec tous ces groupes anglais que j’ai vu voir passer à Paris, avec le gros son qui faisait trembler le sol, les amplis Vox et le son, très incisif… j’avais 13 ou 14 ans, et il se trouve que ma mère était représentante de disques, elle connaissait tous les disquaires de Paris fatalement ; mon frère et moi on est donc sorti très tôt en boite avec elle. La musique on a donc plongé très tôt dedans, et mon père était un fan de musique classique, il était ténor et trompettiste. On a donc été bercé par la musique classique, matin midi et soir. Donc quand, fatalement, l’arrivée du rock à la maison ne s’est pas très bien passée.

Tes vrais débuts, ils remontent donc à Triptyque, en 69 ?

Oui. Le groupe a été formé avec Clément Bailly à la batterie et Alain Renaud, ex guitariste de Triangle (un formidable groupe lui aussi sous-estimé). On était lycéens à Voltaire, mais ça n’empêche qu’on a tout enregistré en studio, avec un contrat chez Opaline et le distributeur Le Chant du monde, dont s’occupait… ma mère, ah ah ! Après la sortie du maxi, le groupe a splitté, puis est venu Cœur Magique, avec Claude Olmos à la guitare, signé chez Byg Records (le label de Jean Karakos, décédé en 2016, Ndr). On est même passé dans un sujet de l’émission Pop 2 de Blanc-Francard, où l’on nous voit au studio d’Hérouville. Après ça on s’est retrouvé à accompagner Sylvie Vartan au Japon, ravie d’enfin avoir son groupe de rock à elle – et pas les musiciens attitrés de Johnny. Tim Blake, de Gong et Hawkwind, était là aussi, au synthé. C’est la première fois de ma vie que j’ai gagné de l’argent grâce à la musique…

Sais-tu déjà à cette époque que tu vas en faire ton métier ?

Non. Je devais avoir 17 ans. Disons que c’était dans l’air du temps ; les Beatles avaient 25 ans, nous on jouait dans des caves ; faut dire qu’il n’y avait qu’un seul studio à Paris, dans le 15ième. Mais la basse, c’est finalement venu naturellement, on écoutait les disques des Who, on reproduisait à l’oreille. Le solfège j’y suis venu mais ce n’était pas le plus important ; My Generation c’était quand même pas très compliqué, deux accords et basta. Et comme je le disais plus haut : j’avais l’oreille déjà formée de par mon enfance.

La rencontre avec Christophe intervient comment ?

Un hasard. C’est venu par François Auger, le batteur des « Paradis Perdus », que j’ai rencontré par un hasard dans un château (sic) qui voulait être une sorte de Hérouville bis. La seule condition était qu’il fallait mettre la main à la pâte pour aider à monter le studio. Bref, c’est comme ça que j’ai d’abord rencontré Oger. Puis Dominique Perrier, qui était le pianiste attitré de Christophe. De fil en aiguille, je me suis retrouvé à trainer au studio Ferber, et j’ai été engagé après avoir répété Le dernier des Bevilacqua. Ca leur a plu, c’était parti.

« Les Mots Bleus », le disque, cartonne dès sa sortie.

Oui. Deux singles : Les mots bleus et Senorita. On est en 1974, le glamour. Christophe a rencontré l’esprit de Pink Floyd et il croise ça avec une esthétique très Gatsby le magnifique. Francis Dreyfus, le producteur, était du même niveau. C’était la musique avant tout, sans économie, dans une époque pleinement libérée

Ta vie à toi, elle change vraiment à ce moment là ?

Ce qui a tout changé, c’est le disque live à l’Olympia. Jean-Michel Jarre, qui gérait la mise en scène, m’avait demandé de jouer le rôle de la rockstar, sur le devant de scène. J’étais donc sous les projecteurs – ce qui est rare pour un bassiste. Je me suis donné à fond, et j’ai été submergé d’amour en retour.

Et à partir de là, tu suivras Christophe jusqu’à la fin de sa première période, au début des années 80.

Oui, chaque album. A cette époque, il fallait enregistrer avec les musiciens de Christophe, c’était su en ville. C’était la grande mode, mais c’était surtout grâce à lui. Il poussait les musiciens à jouer, à proposer des choses, lui et Dreyfus nous ont embarqué dans leur rêve ; un peu comme Bowie d’ailleurs. Pour moi ce sont les meilleures années. Mais ça a engendré pas mal de jalousies… notamment dans le groupe.

Pourquoi l’aventure du groupe, finalement, se termine ?

Elle ne vit pas vraiment, parce que tout s’éteint doucement, jusqu’à 81. Tout est parti en vrille entre les musiciens, qui ne tenaient ensemble que grâce à Christophe. Dreyfus a commencé par produire le groupe Bahamas, composé de la moitié du backing-band (Patrice Tison, Bunny Rizzitelli), et moi. Mais c’était mal préparé, le disque a été bâclé.

Et puis ?

Et puis Christophe a mis un temps fou à réenregistrer, à la fin des années 70. Dreyfus a fini par en avoir marre d’attendre, et lui a mis entre les pattes de nouveaux musiciens. De l’autre côté est né Space Art, concurrent direct de Jean-Michel Jarre – poulain de Dreyfus. D’un côté Space Art chez Carrère, de l’autre Jarre chez Motors. Ca plus le schisme de Bahamas, ça a crée pas mal de confusion chez les membres du groupe. Et dès « Samourai », le backing-band se disloque progressivement. Christophe cherchait une beauté dans la musique, une espèce d’absolu… J’ai très mal vécu l’après Christophe, honnêtement. Les membres de Space Art se sont fait des millions grâce aux premiers disques – ceux où j’étais pas dans le coup. Et puis quand je les ai rejoint, j’ai pas foutu grand chose aha ! Enfin, si. J’ai mis au point un séquenceur programmable ; un prototype digital où je rentrais les séquences manuellement, jusqu’à 40 notes. J’étais un peu devenu la boite à rythmes du groupe. A cette époque moi j’ai l’impression que les synthés ont pris trop de place dans la musique. Je te dis ça, mais dès l’apparition des premières basses-synthé chez Stevie Wonder, magnifiques sur « Innvervisions », je me souviens m’être dit que les bassistes étaient foutus…

https://www.youtube.com/watch?v=7llFiIJl-VEs

Parallèlement, on te retrouve derrière Gérard Manset, chez Heldon, avec Jean-Philippe Goude… musicalement, rien à voir avec Christophe.

Peut-être Christophe était-il un peu jaloux, je ne sais pas… A Paris il y avait très peu de section rythmique comme la notre. Peut-être Jannick Top, et encore il n’avait pas son binôme.

Justement, existait-il une rivalité avec lui, puisque vous étiez un peu les deux seuls bassistes star à ce moment là ?

Aucune animosité, puisqu’on ne se croisait pas, forcément ! Mais dans la confrérie des bassistes, ça se tirait dans les pattes évidemment. Pas avec Jannick Top, mais disons avec… tous les autres bassistes.

« Jaco Pastorius m’a tué »

Aujourd’hui quand on pense à la basse, c’est toujours l’image d’un mec plutôt moche caché dans l’ombre à qui on a refilé le truc dont personne ne voulait.

Ca a toujours été comme ça, aha ! Un truc de simplets… sauf que la magie de la basse, quand elle opère avec la batterie, tient sur le principe de tournerie. Moi j’ai toujours pensé que la basse était un instrument transcendantale, un outil pour ouvrir des portes.

As-tu l’impression que la technique de basse ait évolué depuis les années 60 ?

Eh bien le truc qu’il s’est passé c’est qu’il y a eu… Jaco Pastorius. Il m’a tué. A cause de lui, les gens a ont commencé à vouloir faire des solos de basse ; c’est l’apparition du jazz rock, des basses sans têtes, des musiciens hyper techniques qui ne répétaient que pour bluffer l’audience. Faire plein de notes, c’est à la porte de tout le monde ; en mettre plein la gueule à des incultes aussi. Le jazz rock, c’est montrer qu’on sait faire, ensemble, des trucs très compliqués. Un genre hyper normé, aux antipodes du free jazz. Et pour moi oui, cette mode signe la mort de la basse.

Et pourtant les bassistes ont survécu.

Oui, mais pas dans les années 80. Le début de la fin, une traversée du désert pour moi. Idem pour les batteurs, remplacés par des boites à rythmes. C’est le début des séances de studio où les musiciens ont commencé à ne plus enregistrer ensemble. Dix ans plus tôt, avec Christophe, on enregistrait tout ensemble, simultanément, en one take. Si quelqu’un se plantait, il fallait tout refaire. Et pas de re-recording (re-re, NDR) ou d’overdub. Jamais il ne me serait venu à l’esprit de refaire une ligne de basse… tout cela pour dire que j’ai malgré tout continué, avec Bashung notamment. C’était sur le « Tour Novice » (attention jeu de mots, NDR).

« J’ai inventé une basse-synthé. »

Le poste de bassiste est-il le plus ingrat de tous, selon toi ?

On est toujours dépendant de quelqu’un, oui. Il faut aussi pouvoir être leader… Pastorius l’a été, mais c’était un leader à la con. Ou avoir un caractère, comme Tony Visconti.

Que se passe-t-il dans les années 90 ?

J’ai alors la quarantaine, on commence à me reprocher mon âge et les gamins se sont simplement pastoriusisés ; on me reprochait de ne pas être assez technique, de ne pas faire de solos. Conclusion, je commence à rebosser sérieusement, puis j’ai réfléchi à l’instrument que je rêvais de construire depuis 1970.

C’est à dire ?

J’ai inventé une basse-synthé. Au festival de l’ile de Wight, en 70, j’avais remarqué que Emerson, Lake & Palmer jouait d’un instrument étrange, une sorte de Moog phallique en forme de bâton ou de manche de guitare. Bref, c’est parti de là. Comme j’ai toujours été branché sur l’électronique, je me suis dit qu’il était possible de me lancer dans la construction d’un prototype adapté pour la basse. Le temps est passé, et finalement dans les années 90 j’ai replanché sur cette idée… et ça a marché. J’ai déposé quatre brevets.

Mais quel est le principe de cet instrument ?

C’est une basse qui joue du synthé. Avec des capteurs optiques qui identifient quelle note je joue, avec quelle intensité, et à quelle vitesse je la joue. Cette basse je l’ai d’ailleurs utilisé pour le retour de Christophe, en 2002, sur son disque à l’Olympia.

Cette basse a donc été pensée, créée, brevetée mais… pas commercialisée.

Non. L’un de mes amis, avec qui je devais finaliser le prototype, a tente de me piquer l’idée. Cette basse, je l’ai conçu pour jouer avec, pas pour faire du pognon. Donc techniquement, je reste le seul propriétaire d’une basse-clavier au monde, aha !

Pour finir, et après toutes ces années, sur quel disque es-tu le plus fier d’avoir travaillé ?

Bonne question… Aucun. « Les mots bleus » peut-être, qui est pas mal, surtout pour ce qu’il m’a apporté par la suite. La seule chose dont je sois vraiment fier, c’est un morceau qui n’est jamais sorti : c’était avec François Auger, qui avait décidé de sortir un disque solo chez Ramsès Records, où je m’amuse sur un énorme délire de basse imprévu, pas un solo, plutôt des harmonies diminuées ; et le son est incroyable. J’ai une K7 quelque part… peut-être que je la diffuserais. Un jour.

11 commentaires

  1. Top niveau, merci Bester de lui rendre hommage et de lui donner la parole. Dans le même registre tu devrais regarder du côté de Francis Moze, et aussi de Claude Olmos, aussi concis à la guitare que son camarade Batard à la basse.

  2. Olympia ’75, « l’obsession du moment, pour Christophe, se nomme Pink Floyd. Ça ne s’entend pas »… sauf au moins sur la grille de « Emporte-Moi », calquée de A jusqu’à Z sur celle de « Celestial Voices », le final de « A Saucerful Of Secrets », et développée en longueur pour accompagner l’envol du chanteur et de son piano à queue blanc. Merci pour ce document passionnant sur Didier Batard, fantastique musicien, dont je recommande l’écoute sur un autre album pop 70s assez attachant, « La Valise de Rêve » de Roche, où avec Dominique Perrier et François Auger, il donne dans une sorte de « Christophe générique », si vous me passez l’expression.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages