Le timbre de ses batteries hante une grande partie des disques de Cannonball Adderley, ses arrangements ont fait la gloire éphémère des Electric Prunes et ses propres albums ont servi de rampes de lancement à tant de rappeurs qu’on pourrait remplir un bus avec. Le dimanche 5 février 2017, le Phil Spector de la musique noire est mort. Et avec lui, un sens du rythme, à la fois emphatique et rond comme un cul de danseuse.

La postérité est parfois semblable à la plus banale des remises de prix, on passe sa vie à attendre en coulisses en espérant entendre son nom au micro, on répète à voix basse les mots qu’on a préparés pour le discours et les mains moites se crispent comme le Christ sur la croix. Parfois, la consécration vient, on monte au pupitre. D’autre fois, pas. On rentre chez soi l’air un peu las et abattu, puis on décide de mettre un vinyle de David Axelrod sur la platine histoire de se sentir un peu moins seul. La postérité n’est finalement rien que ça.

Né en 1936 à Los Angeles, David Axelrod fut jusqu’à sa mort l’un de ces « clients » à la postérité ; il a attendu toute sa vie ; c’est venu, sur le tard, un peu. Tour à tour compositeur, arrangeur et producteur, l’Américain a presque tout connu sans pourtant jamais connaître la reconnaissance du grand public. Si dire aujourd’hui d’Axelrod qu’il fut le grand perdant du revival 60’s, face aux monstres sacrés que sont devenus Lee Hazlewood ou Scott Walker, est un doux euphémisme ; le même quasi soldat inconnu a tout de même traversé six décennies avec à son actif une discographie aux allures de montagne russe, de ses débuts chez Capitol à la traversée du désert des années 1980 en passant par la réhabilitation par des rappeurs comme Dre, Dj Shadow, NWA ou un Madlib et qui serviront tous de prétexte pour torcher trois lignes sur la nécro, jusqu’à son décès, à l’âge de 83 ans, dans un fauteuil club de L.A.

Le dernier géant

Bien avant d’acquérir ce statut de baron des arrangements retiré du business, Axelrod est d’abord le fils de Morris Axelrod, membre de l’internationale des ouvriers dans les années 1930 et socialiste convaincu qui milita longtemps pour le droit du travail. Morris décède en 1945, laissant son fils de 12 ans livré à lui-même, errant de petits boulots en clubs de jazz sur la 52ème rue new-yorkaise où David découvrira, émerveillé, le jazz d’Art Tatum et Lionel Hampton. À peine le temps de se découvrir une autre passion pour l’héroïne que David retourne à la case départ – Los Angeles – et fait ses premières gammes comme coursier chez Tampa Records où sa culture musicale – et littéraire – lui assure de premières piges en tant que producteur, batteur de session et arrangeur. La boule de flipper est lancée, elle ne s’arrêtera plus.

Comme la paire Leiber & Stoller, le blanc bec est immédiatement attiré par la musique noire, son groove immédiat et ses déhanchés rythmiques. Engagé comme directeur artistique par Capitol en 1963, Axelrod se frotte pour la première fois au succès en produisant le jazzman Cannonball Adderley – notamment le « Live at the club » de 1967 avec le tube Mercy Mercy Mercy. S’en suivra une fidèle collaboration jusqu’à la mort de Cannonball en 1975. Parallèlement, Axelrod a d’autres ambitions, dont celle de former un groupe qu’il pourrait animer comme des pantins et à sa guise, de manière à imposer à la pop culture des 60’s un peu d’érudition sous les guenilles débraillées des hippies à la carrière éphémère. C’est en résumé l’histoire des Electric Prunes, comète de Haley venue de L.A. qu’Axelrod prend sous son aile sur deux disques magistraux où les chants liturgiques se fondent dans des patterns de batteries mémorables et quasi tous redécouverts à l’aube des 90’s via A Tribe Called Quest, Lauryn Hill et consort.

Lorsque sort en 1968 « Release of an oath » le deuxième disque des Prunes produit par Axelrod, les USA ne semblent véritablement pas prêts à cette déferlante mélodique où le groove surpasse de loin – dans le mix – l’importance du chant et des paroles, deux éléments bien secondaires chez cet Axelrod trop fasciné par les arrangements de cordes et autre breaks pour s’attarder sur les beuglements du rock adolescent. Le disque est un échec, un four, quelque chose de finalement pas si éloigné que ça du « Lux aeterna» de William Sheller sorti en 1971. Cela n’empêche pas les Electric Prunes d’être retenus au générique d’Easy Rider grâce au titre Kyrie Eleison. Peu importe si les Prunes ne savent même pas lire une partition, Axelrod leur ouvre les portes de la consécration tardive et le groupe restera finalement dans les livres d’histoire comme l’un des garage bands présents sur la compilation « Nuggets » de Lenny Kaye. À l’image de The Chocolate Watchband, autre groupe américain des 60’s modelés comme un boys band, les Prunes deviennent le temps de deux albums le jouet d’un Axelrod beaucoup moins monomaniaque que son alter ego Phil Spector. Le titre Holy are you résume à lui seul l’envie d’évangélisation des masses par la belle musique qui aboutira à ce son, si américain, qu’on imagine illustrer des courses-poursuites infernales autour de grands buildings pré-Trump.

The elephant in a room

Débute alors une carrière solo dont on pourrait au minimum retenir les deux premiers disques (« Songs of Innocence » en 68 et « Songs of Experience » en 69) comme des clefs de voûte de l’œuvre axelrodienne ; tous deux inspirés par des poèmes de William Blake. Il faut s’agenouiller devant la beauté de morceaux comme Holy Thursday ou The Human Abstract ; des titres où basse et batteries préfigurent de la musique orchestrale du son « Melody Nelson ».

À vrai dire, David Axelrod est un homme à la croisée des sentiers, l’un des parrains de l’ombre de cette petite table où ont mangé en deuxième service Jean-Claude Vannier, Alain Goraguer, Joe Meek, Phil Spector ou bien encore Michel Magne ; soit autant d’hommes de goût ayant connu des succès divers et des malheurs encore plus grands. Contrairement à eux, lui ne s’est pas suicidé dans un Novotel en 1984 (Magne), n’est pas passé par la case zonzon (Spector) et n’est pas mort de manière précoce (Meek). Et pourtant, comme tous les autres, il n’a pas bénéficié tout du long que de la poussière des étoiles. Question : comment expliquer la différence entre ses succès de producteur et ses échecs en solo ? La réponse vient du principal intéressé : « Frank Zappa [un ami de longue date avec qui Axelrod avait coutume de digresser sur l’œuvre d’Aleister Crowley, ndlr] m’avait chaudement conseillé d’engager un bon attaché de presse, il me répétait sans cesse à quel point c’était important mais je n’en avais que faire. « Tu fais une grosse erreur, m’a-t-il prévenu, Quincy Jones a fait la même connerie que toi. » »

Belle connerie oui, tant chacun des disques du vieux est un chef-d’œuvre en soi. Le disque manifeste « Earth Rot », enregistré en 1970, évoque la pollution environnementale avec quarante ans d’avance. « Rock Messiah », enregistré l’année suivante, s’inspire de Haendel pour déblatérer sur la musique blanche. Quant à ses productions pour les autres, elles sont quasi toutes des sommets, à commencer par le « A promise » de Miriam Makeba, sans oublier le « Tensity » de Cannonball Adderley, avec qui il collaborera jusqu’à la fin. La conséquence de cette erreur stratégique, ce sera pour Axelrod une carrière solo étouffée par Capitol, effrayée à l’idée que leur poulain puisse préférer la composition (pour lui) à la production (pour d’autres). Fin de l’histoire. Axelrod traverse les années 1980 avec une sévère addiction à la cocaïne mais avec plusieurs disques sous le bras dont plus personne ne veut. Après avoir produit une musique majestueuse pour la crème du business (« Music: A Bit More of Me » de l’acteur David McCallum, notamment), l’homme s’éclipse peu à peu et devient ce que Philip Glass appelle « the elephant in a room », l’homme invisible qui prend beaucoup trop de place dans le studio et qu’on finit, en toute logique, par envoyer au cimetière.

Le colosse de Rhodes

En pâtisserie comme en musique, c’est souvent le four qui fait la galette. Ou le producteur qui façonne le groupe comme de la pâte à pain et reçoit, dans le meilleur des cas, un chèque de royalties pour ses vieux jours. Ainsi en sera-t-il pour David Axelrod, complètement fauché et laissé pour mort au début des années 1990, et qui s’étonne un jour de recevoir un sacré paquet de pognon de Dr. Dre pour l’utilisation de The Edge sur le disque « 2001 ». Et qui finit par miraculeusement remonter en selle, toujours dans le semi anonymat, grâce à un disque éponyme publié – assez médiocre il faut bien le dire – en 2001 sur le label Mo’Wax de James Lavelle, fan de la première heure et leader avisé de Unkle.

Ce retour de hype sur le vieux grisonnant n’aura pourtant pas eu le succès escompté. La majorité de ses disques ont été réédités en faibles quantités et son nom évoque au mieux une marque d’aspirateur. Si l’on n’avait pas écouté ses productions en boucle, on aurait les pires difficultés à imaginer à quel point ce musicien-producteur a changé le visage de la pop culture et inspiré tant de générations, même inconsciemment, quant à la manière de faire correctement sonner une batterie, par exemple.

Revenu le temps d’une courte apparition en 2004 au Royal Albert Hall, Axelrod eut alors la bonne idée de finir le set en annonçant à l’audience qu’il souffrait « d’une grave maladie » ; une annonce qui clôturerait définitivement tout espoir d’un nouvel album. Autant dire que pour le dernier come-back, faudrait se brosser l’archet du violon sous les aisselles. Comble de l’ironie, le pied de nez à l’histoire continue encore aujourd’hui avec un consultant politique du même nom (David Axelrod, ancien consultant politique américain proche de Barack Obama) qui squatte le classement des recherches Google. C’est dire si l’histoire du vieux producteur était vouée à être enterrée. La postérité s’acquiert toujours ainsi, il faut savoir se taire et mourir pour s’élever dans l’inconscient collectif. « Holy are you / Holy are you / There’s no god but you / Praised the lord. » Amen.

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