Il est 13 heures. Alors que le tout Paris se rue pour acheter son habituel sandwich au pain complet, j’ai un rendez-vous « informel et très convivial » à la table de Stéphane Blanquet, l’artiste qui expose ses œuvres grouillantes dans l’abbaye d’Auberive. L’occasion parfaite de causer peinture et rompre le pain avec une partie du gratin du monde de l’art.

Les assiettes défilent et les bouteilles de vin s’éclusent. Le repas finit par s’animer mais au premier coup d’œil j’ai compris que ma vieille veste en jean détonnait parmi l’impressionnante collection de blazers à coudières environnante. Inutile de feindre en plaçant une quelconque référence bancale, je me contente donc d’acquiescer en griffonnant quelques notes pour mon entretien. Une fois les derniers cafés avalés il est temps d’entamer la discussion avec Stéphane Blanquet.

Comment êtes-vous arrivé dans le monde de l’art ? 

C’est un peu le fruit du hasard. Ce qui a commencé par m’inspirer c’est avant tout les publications que j’ai pu trouver chez les marchands de journaux ou dans les petites librairies. Ça et les auto-publications : il y a quelque chose de vraiment puissant là-dedans. Le dessin n’a fini par arriver qu’ensuite, très naturellement. L’exemple qui illustre parfaitement cette histoire c’est Chacal Puant, le premier fanzine auquel j’ai participé quand j’avais quinze ans. C’était l’époque du balbutiement, de la chape, mais ça m’a aidé à être totalement autonome et à diffuser mes premières images sans chercher le soutien des éditeurs ou d’une galerie pour représenter mon travail. À l’époque j’avais déjà acquis une certaine autonomie sur le contenu et la forme.

Vos œuvres sont ultra-chargées et s’étalent sur plusieurs supports : comment on s’y prend pour donner vie à de telles créations ?

Avant j’avais des visions très schématiques de mes créations mais maintenant ce n’est plus le cas. J’aime quand mon travail est dense car j’ai du mal à être minimal. C’est la composition qui fait que j’ai l’impression que tout s’emboîte et s’harmonise dans cette espèce de magma. Au final je ne m’arrête que lorsqu’il n’y a plus de blanc. Quand c’est bien dense et qu’on ne peut plus rien mettre dedans alors là c’est réellement fini. Les idées jaillissent en permanence et s’adaptent aux supports. C’est comme un champ en jachère où j’aurais planté des graines : je me permets de construire ou de faire pousser certains projets sans me limiter à un quelconque support. Tout est une question d’opportunités et de pouvoir dépeindre différemment mon univers. En ce moment ce qui m’intéresse c’est la sculpture, les tapisseries et les lithographies mais ça pourrait très bien être les vitraux la semaine prochaine.

« La pop culture en 2018, c’est savoir détourner quelque chose hyper accessible, comme les petits jouets dans Pif Gadget. »

En tant qu’artiste, en 2018 c’est quoi la pop culture ? 

C’est de s’inspirer des choses qui sont référencées comme accessoires. Et il y en a beaucoup : par exemple en ce moment je fais des lenticulaires (des petites images qu’on pouvait trouver dans des paquets de lessives) et pour moi c’est ça la pop culture. De détourner quelque chose d’un médium qui est hyper accessible comme les petits jouets dans Pif Gadget. C’est de l’art contemporain pour les gamins et j’essaie d’être dans la continuité de ce truc-là. Récemment j’ai aussi commencé à travailler avec Tanaami Keiichi (qui a notamment influencé Pharrell Williams, Kanye West ou Virgil Abloh) parce que son univers est hyper puissant : à la fois chatoyant et pourtant pas du tout. Il est pop par les couleurs et organique au possible par les sujets, ce qui donne une explosion assez étonnante. Ce qui est également très intéressant chez Tanaami c’est qu’il s’est intéressé aux designs de vêtements ou de supports qui sortent des musées. C’est ça aussi la pop culture : le skate, le streetwear et tout ce qui tient du street art.

La pythie face aux signes
La pythie face aux signes

Vous avez réalisé La pythie face aux signes, une impressionnante tapisserie. Que représente cette œuvre ?  

Je n’arrive même pas à vraiment le définir… Pour moi c’est d’abord l’organe puisque quand je fais des tapisseries l’élément de base demeure avant tout la chair. J’essaie de pénétrer la carcasse, comme on pourrait par exemple s’approcher du travail de Francis Bacon qui était inspiré par l’intérieur de l’humain. Ça peut prendre beaucoup de formes différentes mais en règle générale je fais en sorte que le résultat soit à la fois chatoyant et mêlé au côté puant de la putréfaction. C’est également un clin d’œil au travail de Goya : j’essaie de faire des tapisseries lumineuses en utilisant des fils et du tissage très précis pour que le sujet reste organique même dans la composition.

ca-va-mal

Donc le côté organique passe aussi par le choix du support ? 

Oui je ne peux pas le dissocier. Chacun des fils employé construit l’œuvre et alimente sa vibration chatoyante. On parlait des vêtements tout à l’heure et c’est ce que je ressens dans le travail de Tanaami, ce côté très hip-hop et pourtant centré sur la mort : quand on regarde attentivement c’est la fête des crânes, il y a de la chair et des gens découpés… Bref il y en a pour tous les goûts. D’un autre côté il y a ce côté festif aux allures mexicaines. C’est la fête des boyaux.

Keiichi Tanaami
Keiichi Tanaami

Dans votre exposition vous prévoyez également d’afficher de nombreuses photographies érotiques

Oui mon univers est entièrement centré sur le corps, à la fois organique et sexuel. Faire des polaroids c’est dans la continuité du dessin par ce que c’est tout aussi spontané. Ils permettent d’être immédiat et de ne pas faire semblant puisqu’on ne peut pas les retoucher. Le cadre est déjà fixé : c’est l’image pure et l’émotion dans son plus simple appareil. Dans ces moments la matière charnelle devient une prometteuse base de travail.

À cette table tout le monde gravite en permanence dans le monde de l’art. Existe-il une bonne façon de le consommer ? 

Il faut le consommer comme on le ressent. Parfois c’est bien d’être hermétique et de rejeter certains aspects d’une œuvre pour se laisser le temps de les digérer autrement. De nos jours il y a encore beaucoup de gens qui ont peur de rentrer dans les musées. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’édite des livres : pour que tout devienne accessible en-dehors des lieux réservés à l’art. À défaut de se déplacer il est souvent plus facile de s’intéresser à l’art par d’autres biais, comme les journaux ou les petites publications.

L’exposition « Par les masques écornés » de Stéphane Blanquet, c’est du 10 juin au 30 septembre 2018 à l’Abbaye d’Auberive. Et pour le site officiel de Blanquet, c’est par là. 

Affiche Blanquet Auberive

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