Il y a des signes qui disent sans ambiguïtés que ce triste monde prend l'eau et que nous nous préparons à un grand cycle de destructions ; ainsi l'engouement pour des groupes comme Disclosure ou AlunaGeorge, qui ne peut se justifier que par une volonté farouche de se rebrancher tout l'appareil neuronal dans le désordre pour s'insensibiliser aux futurs grands déchaînements de violence.

Kanaval3Il y a aussi la crise, la trinité chômage-misère-solitude, le cynisme des puissants, Gaspard Proust, tout ce qui constitue la colle UHU bas de gamme de ce décor en carton-pâte qu’est la vie moderne, et que le temps délave jusqu’à la moisissure. L’heure n’est donc plus aux demi-mesures. Aux démons qui nourrissent coûte que coûte ce monde de mort, il faut imposer le retour au chaos, la régression rituelle qui rendra possible une nouvelle naissance.

Mais nos rituels, le plus souvent, sont faux. Sais-tu d’où vient cette Saint-Valentin que tu as célébré en parfait contre-initié, sacrifiant du bon ca$h money sur l’autel du festivisme postmoderne ? C’est une invention de la papauté romaine qui voulait empêcher les fêtes traditionnelles liées à l’annonce du printemps. Pareil pour l’Épiphanie, pareil pour la Chandeleur. A chaque fois, il s’agissait de recouvrir une célébration païenne du voile pudique de la Sainteté. A chaque fois, on perdait de vue le caractère proprement transformateur de ces fêtes, symbolisant la fin de l’hiver et le retour de la fertilité, autant dire : la sortie de la mort, la renaissance.

Ainsi, pendant que tu faisais le beauf au restaurant, les Romains célébraient les Lupercales ; et pendant que tu rotais ton champagne au pied du sapin, ils fêtaient les Saturnales : les deux donnaient lieu à des rites de purification et de libération, figurant une régression vers le chaos (orgies comprises) qui préparait l’entrée dans un nouveau cycle d’existence. Et tandis que, cette année, le 4 mars ne représentera pour toi qu’une période de vingt-quatre désillusions comme une autre, les Haïtiens connaîtront le point d’orgue des festivités accompagnant les « sept jours charnels » précédant le Carême : ce sera Mardi Gras, apogée du Carnaval.

Voilà un endroit qui sait faire la fête : Haïti, c’est quatre siècles de bains de sang, un génocide indien, la traite des Noirs, une révolution d’esclaves, et deux siècles de coups d’état et de dictatures.

Haïti c’est aussi 85 % d’illettrisme, 80 % d’habitants qui n’ont pas un accès quotidien à l’eau potable, et c’est aussi, comme aiment le dire les Haïtiens aux-mêmes, 80 % de chrétiens et 100 % d’adeptes du vaudou. Mélange tout ça, secoue bien fort, et n’ouvre le shaker qu’une fois par an, à l’occasion du Kanaval : tu verras les rues de Jacmel et Port-au-Prince s’ouvrir par le cœur pour laisser s’écouler les enfers.

As-tu déjà vu un de ces insupportables cortèges de tambours qui parcourent les rues pendant la fête de la Musique, guidés par un abruti à sifflet habillé comme à la feria ? Oui, ce même orchestre dans lequel joue ta cousine qui déteste la musique et qui n’a que deux CD chez elle, Manu Chao et La Tordue ? Bon, eh bien c’est la forme dégénérée d’une musique religieuse qui, à la base, n’est pas du tout ridicule. Rythmée, complexe, hypnotique, elle accompagne les cérémonies vaudou, favorise la transe : c’est le Rara. On y est possédé, le regard dur et fixe, les membres incontrôlés. On vit sa petite descente aux enfers avant de renaître autre, purifié.

Le Rara est spécifique au vaudou et plonge ses racines dans les traditions africaines du golfe du Bénin. Mais Haïti, au contact des autres cultures afro-cubaines, a développé ses propres formes musicales : le méringue (à distinguer du merengue dominicain), ou le répertoire de chansons paysannes appelé Twoubadou (ce dernier pouvant être avantageusement prononcé à voix haute dans l’optique d’une imitation de sketch de Michel Leeb). Enfin, les années 60 et 70 ont vu la floraison d’orchestres plus modernes, branchés sur le jazz (façon big band), comme un renvoi d’ascenseur de la Nouvelle-Orléans, si imprégnée de culture créole haïtienne.

haitidirect-8.26.2013
Il y a donc au moins deux raison impérieuses pour lesquelles tu dois te procurer, dans les plus brefs délais, la compilation « Haïti Direct » éditée par Strut Records et réalisée par le vinyl-digger absolu qu’est Hugo Mendez (déjà responsable des compiles « Tumbélé ! » et « Tropical Discotheque ») :

1. tu vas désormais snober la Saint-Valentin et faire de chaque jour de ta vie le support d’une révolution mystique.

2. tu y trouveras trois ou quatre des tracks les plus absolument dingues que tu entendras cette année. Recouvre-toi le corps d’un mélange de sirop de canne et de charbon de bois, mets un masque de poulet géant, ajoute quelques peintures de guerre, et entame ta danse extatique sur les chœurs chaleureux et le tempo qui s’affole du traditionnel « Coté Moune Yo ».

Oui oui, « Super Jazz Des Jeunes » ! Si tu pensais que Frustration, Scorpion Violente, ou La Secte du Futur étaient des noms bizarres, donne-moi des nouvelles de Les Fantaisistes de Carrefour, Scorpio Universel, ou Groupe Les Chleu-Chleu. Et je ne te parle pas des titres des morceaux, Cochon St. Antoine, Ensemble Select En Action, et Ambiance Cadence, qui renvoient tout le rap marseillais à l’école. Non, si tu veux du 100 % barré, c’est cette compil’ qu’il te faut.

Et rassure-toi, ça n’impliquera pas de se fader de la gentille musique des îles pseudo-exotique, celle qu’a rendue inaudible la satanique Compagnie Créole, et toute l’industrie du zouk avec elle. Car la double décennie couverte par ce disque est par essence celle du psychédélisme, et s’il y a sur terre une île qui fut psyché avant tout le monde, c’est Haïti. Auprès de ses hougan, ses prêtres vaudou, Castaneda est un bourgeois qui mange à l’heure et Leary un fumeur de thé. Aussi ses musiciens n’ont de leçon à recevoir de personne à l’heure de psychédéliser sur de longues plages de jazz improvisé ou de rallonger des pièces de Twoubadou à grands renforts de claviers électrifiés. Témoin cette petite chose totalement free, succession de morceaux de bravoure finissant en éructations incompréhensibles :

Sur l’un des sommets de la sélection, Ti Lu Lupe, une guitare funk semble accompagner sagement une comptine locale sur un zouk quasi-binaire, avant de s’affoler : la vélocité des cuivres le dispute alors au contorsionnisme des claviers (sans doute des « Moog » investis de magie noire, qui semblent émettre depuis les Anneaux de Saturne), sur fond de chœurs d’esclaves et de breaks de percus, avant qu’un type sorti de nulle part déclare : « Ici… Ici… Ici Scorpio… Universel !!!!!! ». Musique de dément, d’une intensité inouïe, sur huit minutes. On est possédé par Agaou ou Damballah-wédo, on siffle, on crache, on darde la langue, et on tombe la tête en bas. C’est le moment de faire trembler les fondations du monde, demain on reviendra plus fort, plus lucide, botter le cul au démiurge en bois qui nous retient dans cette simulation de réalité. Haïti, NOW !

Compilation Haïti Direct // Strut Records
http://www.strut-records.com/tag/haiti/

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