Lancées voilà 1 an dans une complète indifférence, les compilations de La Souterraine fêtent aujourd’hui leur premier anniversaire. En même pas 365 jours, le bilan est impressionnant : cinq volumes, des artistes dont on avait jusque là jamais entendu parler ou presque, de l'anti-marketing honnête et une cartographie de ce qu’est la véritable France underground des années 2010. Fossoyeurs du futur ou spéléologues de l’insolite, les deux zinzins à l’origine de la Souterraine nous expliquent comment l’aphorisme de John Lennon (« le rock français est un peu comme le vin anglais ») est devenu une blague du passé. Tomorrow never knows.

LA-SOUTERRAINE-Vol.5-(1)Trouver les bons mots pour décrire la vaste entreprise dans laquelle se sont lancés les deux fondateurs des compilations La Souterraine est un exercice difficile, voire pénible, pour celui qui y consent. Il faut dire que de prime abord, on n’y comprend rien. Aucun des artistes par ces fins limiers n’est disponible à la Fnac pour les abonnés de Télérama, les morceaux listés durent parfois 1’30, d’autre fois 25 minutes, ces mêmes artistes ont tous des noms de code dignes des cibistes du périphérique (Marie Mathématique, Requin Chagrin, Jesuslesfilles, Taulard… putain c’est le bottin du bizarre !), les pochettes ressemblent davantage à des manuels scolaires qu’à un attrape l’œil et avec tous les interlocuteurs gravitant autour du projet (Almost Musique, les compilations Mostla, Objet Disque) on se perd là dedans tel Passe Partout dans le vagin de Beth Ditto. Bref, c’est le bordel.

Un bordel du genre coffre à jouets. Les compilations de la Souterraine, tous volumes confondus, sont certainement la chose la plus étonnante – au sens inattendu – que j’ai eu l’occasion d’écouter ces derniers mois. A un rythme effréné, empilant sortie après sortie des tas de noms sortis de nulle part, Laurent Bajon et Benjamin Caschera sillonnent depuis 1 an la France pour, en bons historiens de formation qu’ils sont, rendre à la Nation ses titres de noblesse. Sur la base d’un triple postulat, ils avancent au rythme de leur époque :

  • oui, les musiques les plus défricheuses sont toujours sous-jacentes,
  • oui l’industrie du disque traditionnelle (mettre un paquet de pognon sur un seul artiste publiant tous les 3 ans un album de 10 à 12 chansons) est devenue obsolète face à la rapidité des mouvements,
  • oui la France des années 2015 a largement rattrapé son retard en terme de folie musicale depuis la mort de Noir Désir.

Julien Gasc, Arlt, Aquaserge, La Féline, Noir Boy George, Ricky Hollywood… si vous lisez Gonzaï, ces noms ne vous sont certainement pas inconnus. Et si ces artistes majeurs à notoriétés toutes relatives ne vous évoquent rien (suicidez-vous, non je déconne) sachez qu’ils sont l’arbuste qui cache une foret encore plus verdoyante avec d’autres candidats encore plus siphonnés qui désormais se pressent dans une Ecole des fans animée par un Jacques Martin en pleine descente d’acide.

Avouons le, certains morceaux des compilations La Souterraine sont parfois inécoutables aux heures de bureau, d’autres s’inspirent librement du son Tricatel des années 2000. Derrière la promesse défendue (« A future french music archeology ») il y a surtout un résultat. Clair, net et précis : du talent à tous les coins de rue, dans tous les genres, du Velvet Underground période Sister Ray joué à la vielle à roue avec le groupe France jusqu’à la reprise du Chanteur de Balavoine par Carl et les Hommes Boites en passant par le formidable disque pop de Barbagallo (batteur d’Aquaserge et Tame Impala). Franchement, tant de flair peut s’avérer démoralisant pour tout label français cherchant à savoir quel temps il fera demain. A l’heure du repli sur soi et des communautés cloisonnées de peur de disparaitre, considérons donc que La Souterraine prend la forme d’une grande baraque à frites postée simultanément devant toutes les chapelles de la musique française. Alors que ces mecs qui ne gagnent pas un kopeck avec leur démarche militante fêtent la première année d’existence avec un mini-festival et un coffret 4 Cd anthologie, j’ai voulu comprendre quelle dose de foi il fallait s’injecter en intraveineuse pour imposer cette vision d’une France qui s’éclate, au sens figuré, et qui préfère déterrer des corps encore vivants plutôt que de fêter la Gaule en déclin. Comprenne qui pourra.

L’aventure de La Souterraine a débuté voilà pile 1 an. Quel bilan en tirez-vous, avec ce modeste recul ?

Benjamin Caschera : On voit apparaître petit à petit une joyeuse communauté invisible d’amateurs, au sens noble du terme, qui tend à créer de la curiosité, des connexions imprévues, de la surprise, au-delà des chapelles habituelles et de la frilosité ressentie un peu partout. C’est très excitant et on s’amuse bien.

Expliquez moi votre rencontre à tous les deux, et comment est né ce projet fou.

Laurent Bajon : On se connait depuis une dizaine d’année, du temps où Benjamin venait en tant qu’attaché de presse de Differ-Ant [l’un des principaux distributeurs indie français, NDR] dans Planet Claire sur Aligre FM, que j’animais avec Denis Prevot à l’époque. En 2009, quand il a quitté Differ-Ant et monté Almost Musique, on lui a proposé de faire l’émission avec nous. Comme nous sommes tous les deux d’insatiables chercheurs (nous sommes tous les deux historiens de formation), on s’est partagé la tâche et on s’est réorienté vers les groupes « du coin de la rue ».

Tout seul, on s’en sort difficilement.

« A future french music archeology », votre slogan, c’est l’idée de monter brique par brique la musique inconnue d’aujourd’hui redécouverte demain, right ? Depuis quand avez-vous l’impression qu’il se passe quelque chose de véritablement bouillonnant en France, coté musique ? 

Benjamin Caschera : Oui, les rééditions des disques dits « marginaux » d’il y a 20, 30 ou 40 ans marchent très bien (exemples au hasard: Sixto Rodriguez, Francis Bebey ou Luzmila Carpio). Donc on s’est dit qu’en allant chercher les marginaux d’aujourd’hui, on trouverait forcément les légendes de demain. Peut-être qu’il s’est toujours passé des trucs en France, ce bouillonnement dont tu parles, mais qu’il n’y avait personne pour en parler ou pour sortir les disques. On a longtemps trouvé la musique en Français ringard, on continue à dénigrer nos artistes traines-savates locaux alors qu’on adule les artistes traines-savates des Amériques ou d’ailleurs. Julien Gasc, par exemple, a un côté génial rare ici, mais il a des conditions de vie tellement précaires, c’est un marginal. Si Born Bad n’avait pas ressorti son premier album à une petite échelle industrielle, ses enregistrements avaient complètement le profil du truc déterré dans 20 ans avec le sticker « génie incompris en son temps » sur le 33 tours quoi. Mais bon, la route est encore longue. C’est le même mécanisme qui nous pousse à un farfouiller les musiques traditionnelles en France comme elles sont jouées maintenant: tout le monde ou presque trouve ça ringard, alors que ce sont par définition les premières musiques populaires.

Simulation_CoffretVous profitez de la première année d’exercice pour lancer un coffret 4D « Anthologie souterraine », qui regroupe toutes les étrangetés publiées jusque là. L’idée de ce boxset, c’est venue de l’idée de marquer le coup, je suppose ?

Benjamin Caschera : Le coffret, c’est l’idée de départ : on voulait mettre en ligne 4 compilations et en faire un coffret à la fin de l’année. A la base on voulait lancer une campagne de crowdfunding au long court, pour sortir un coffret vinyle, mais finalement, on s’est dit qu’on préférait avancer à notre rythme, sans contrainte, pépouze. Une croissance organique, horizontale, plutôt que verticale.

N’est-ce pas paradoxal de sortir le tout en coffret CD alors que le principe même de cette collection est d’être digitale ?

Laurent Bajon : Le digital n’est pas forcément un principe, c’est aussi ce qui nous permet d’être réactifs et rapides, tout en faisant ce qu’on veut, sans contraintes.

Benjamin Caschera : L’objet physique, ça reste encore le meilleur moyen d’avoir de l’impact: les médias et les fans de musique sont encore très attachés aux objets disques. Et il y aura certainement bientôt du vinyle, inch Allah. Probablement un best of de nos futurs compilations. Un sommaire donc?

Quand la collection a débuté, la barre de l’exigence artistique était déjà bien placée bien haut, mais les récentes sorties semblent encore monter d’un niveau coté OVNI musicaux (Eddy Crampes, Taulard..). Après avoir fait le tour du bizarre en France, vous en avez encore sous le coude ?

Laurent Bajon : OMNI [Objet Musical Non Identifié, NDR], c’est bien car c’est « tout »… Mais on n’a pas fait le tour du tout, beaucoup sont encore invisibles même si des gens comme Entartete ou Chanson Française Dégénérée font un gros gros boulot.

Benjamin Caschera : On essaie d’être objectif dans notre sélection, de ne pas juger et de représenter tous les styles, toutes les scènes de l’underground pop qu’on découvre. Ceci dit, OMNI, ça me plaît bien comme appellation. Etre « non-identifiable », ça change des codes de l’industrie qui passe son temps à sur-marketer, sur-définir et identifier ses disques-produits.

« Toute crise suscite deux mouvements antagonistes. Le désir de collectif, de gratuité, d’échange : une économie alternative. Ou le repli sur soi, identitaire, répressif : une économie de la seule compétitivité » (Bernard Maris)

Pouvez-vous, pour nos lecteurs qui auraient du mal à suivre expliquer une fois pour toute la différence entre La Souterraine, les Mostla, Almost Musique et Objet Disque ? Qui pilote quoi ? 

Laurent Bajon : Il y a trois ensembles : Almost Musique, Objet Disque et La Souterraine. Benjamin est l’articulation entre les trois, tout en étant partie prenante. Mais là encore, on discute beaucoup avec Rémy Poncet (d’Objet Disque, et graphiste chez www.brestbrestbrest.fr), notamment. Et il y a cette volonté d’être « multi-supports » sans pour autant pouvoir tout faire, donc fédérer ou s’associer a des gens qui savent faire les choses que nous ne savons pas faire, c’est important.

Benjamin Caschera : Je sais pas si c’est très intéressant de rentrer dans ces détails. Juste, mon postulat de départ c’est que tout seul, on s’en sort difficilement. Avec Almost Musique, le label que j’ai fondé en 2009 avec Baron Rétif, on a sorti une petite vingtaine de référence, mais on a vite vu nos limites aussi. Pour concrétiser nos recherches musicales perpétuelles, on a lancé Mostla (qui est aussi le nom de la boite d’édition d’Almost Musique), une série de compilation en téléchargement libre, du dig tout azimuth, dans tous les genres/styles, et international – on y a mis du garage, du rocksteady de l’Idaho, Angel Olsen un an avant sa signature sur Jagjaguwar, des polyphonies occitanes, du rap français, de l’électro bizarre, en gros, des artistes qui ne sont pas sur youtube, ou qui y ont 200 vues. Bref, ça allait dans tous les sens, ça prétendait exploser l’esprit de chapelle, mais du coup, pas grand monde n’a capté le truc (sauf FIP qui diffuse 3 ans après encore des extraits de ces 6 compilations).

La Souterraine, c’est la même idée ramenée à une population d’artistes locaux, français et francophones. J’ai proposé à Laurent de mutualiser nos compétences de dig de musique au service de l’underground pop francophone. S’associer avec Objet Disque a été tout à fait naturel, encore une fois pour élargir notre réseau, impliquer et fédérer d’autres forces vives à notre cause, s’organiser. C’est le même principe qui fait qu’on organise nos fêtes souterraines à l’Olympic, avec Clément Haslé, qui a travaillé (et qui travaille encore parfois) avec Almost Musique, et qui est désormais le programmateur de l’Olympic. C’est chaud de programmer des groupes inconnus à Paris, ces temps-ci. Impliquer plus de gens fait qu’on rayonne un peu plus loin. D’ailleurs, on est partant pour écouter toutes les bonnes volontés, hein.

Le concept de la gratuité, ou disons du prix libre, semble inscrit dans votre ADN depuis le départ. C’est par réalisme économique (vous ne croyez plus à la capacité des gens à payer) ou à l’inverse par croyance en des valeurs indie ?

Laurent Bajon : Comme disait l’immense Bernard Maris dans Libération : « Toute crise suscite deux mouvements antagonistes. Le désir de collectif, de gratuité, d’échange : une économie alternative. Ou le repli sur soi, identitaire, répressif : une économie de la seule compétitivité, basée sur ce que Sigmund Freud appelle le narcissisme des petites différences » . On a choisi notre camp… Il faut toujours choisir son camp, et le dire, non ?

Comment se décide la sortie de tel ou tel truc ? Démocratie partagée entre vous deux ? Ca chauffe jamais ? 

Benjamin Caschera : On est assez complémentaire avec Laurent. Du coup, le consensus est assez simple à trouver, étonnamment. On se lance des idées de compilations tous les jours, on en garde beaucoup, même si on sait qu’on mettra 6 mois ou un an à les réaliser. Rien de bien grave, puisqu’on va pas s’arrêter demain.

Dans 10 ans, quant les Inrocks vendront leur hors-série « musique des années 2010 » et que 3/4 des artistes viendront de chez vous, vous aimeriez qu’on dise quoi de ces années là ? 

Laurent Bajon : Qu’on a réussi ! A instiller une bonne dose de freaks, de déviants et d’OMNI…

Benjamin Caschera : D’abord faut bien comprendre qu' »on » ne vient pas de chez nous. « On » passe juste par chez nous, et « on » va où il veut ensuite. La Souterraine n’est propriétaire de rien, surtout pas des artistes. Ceci dit, ce serait cool que les Inrocks de dans 10 ans disent que « puisqu’il n’y avait plus rien à perdre dans cette période d’obscurantisme généralisé – cf les intégrismes de partout, le post-politique tout pourri, Zemmour et Nabilla -, des musiciens ont un jour décidé de s’amuser, de croire en leurs convictions et de créer des différences ». Sortir les gens de leur zone de confort, c’est ça notre but.

Pas d’argent à se faire, peu de succès à la clef, pas de groupies pour vous… la question me démange : c’est quoi votre PUTAIN DE BUT les mecs ?

Laurent Bajon : Nous n’avons pas de but clairement défini, si ce n’est celui d’être un « medium », d’être des défricheurs et de passer…

Benjamin Caschera : Audrey Ginestet, bassiste d’Aquaserge, nous a écrit un truc fort qui nous plaît bien: « Deleuze dit la majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde. La Souterraine, c’est la minorité, et c’est tout le monde ». Faire écouter (et aimer) des trucs chelou différents et minoritaires au plus grand nombre, c’est ça notre but.

Coffret 4 Cds « Anthologie Souterraine » : http://www.objetdisque.org/anthologie-souterraine/

Festival Souterraine, du 16 au 18 janvier à l’Olympic Café (Paris) avec Arlt, France, Aquaserge (en trio), Rhume, Gontard, etc. Plus d’infos ici.

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