Arrêtons les conneries : oui, l’argent fait le bonheur. Le problème, c’est que les billets dorment souvent dans les poches de gros cons sans talent et servent, dans le cinéma, à produire des kilotonnes de comédies gênantes avec soit Kev Adams, soit Christian Clavier au générique. Dieu merci quelques exceptions existent, comme le studio Seth Ickerman, spécialisé dans les « films de garage ». Presque aussi classes que Ghost in The Shell, Blade Runner et Suspiria réunis.

– « Pourquoi est-ce que vous faites des films, sans même l’espoir de sortir un jour un truc rentable ?
– Et bien… Parce qu’on est cons, peut-être ».

Ici, les deux cons autoproclamés que j’interviewe s’appellent Raphaël Hernandez et Savitri Joly-Gonfard. Ou plutôt Seth Ickerman : le pseudo avec lequel ces potes signent depuis plus de 15 ans des films à quatre paluches. Parmi leurs réalisations, on tombe entre autres sur pas mal de science-fiction plus ou moins rétro, et notamment un clip putain de magistral pour le producteur d’électro Carpenter Brut. Et surtout, tout cela pondu en indé ; et par indépendance, j’entends la vraie, celle qui tache : pas celle qui sert à marketer putassièrement des disques, des festivals ou des magazines. Bref, si jamais l’envie de vous lancer dans le ciné vous trotte dans la tête (ou pas d’ailleurs, entre nous c’est juste un prétexte pour raconter leur parcours), alors peut-être serez-vous assez fous – et cons, rappelons-le – pour suivre leur chemin de croix. Voilà donc un mini-topo pour éviter de trop vous paumer en route.

Behind-the-scenes photos from the production of the film BLOOD MACHINES, directed by Seth Ickerman and produced by Logical Pictures, France 2017. (©HEIN Photography)
Behind-the-scenes photos from the production of the film BLOOD MACHINES, directed by Seth Ickerman and produced by Logical Pictures, France 2017. (©HEIN Photography)
Behind-the-scenes photos from the production of the film BLOOD MACHINES, directed by Seth Ickerman and produced by Logical Pictures, France 2017. (©HEIN Photography)
Behind-the-scenes photos from the production of the film BLOOD MACHINES, directed by Seth Ickerman and produced by Logical Pictures, France 2017. (©HEIN Photography)

Petit un : surtout, perdre son temps

Avant tout, oublions que « le mieux est l’ennemi du bien ». Sombre foutaise. Pour Kaydara, un moyen-métrage attaqué en 2003 alors que Raphaël et Savitri n’avaient que la vingtaine, l’effort s’est étendu sur six ans. Oui : six fichues années, à temps plein et en amateur, pour au bout un fan-film de presque une heure, planté dans le monde de Matrix, au making-of complétement taré.

« On utilisait des ordis vieux d’une décennie, achetés au Super U du coin, se rappelle Savitri. Aucune structure, rien. L’écriture du script nous a pris deux jours, et le tournage une semaine. Le reste, c’était de la post-prod’, et pour le coup on s’est débrouillé vraiment tout seuls. » Créé en grosse partie en images de synthèse, sans presque aucune expérience dans l’animation, le projet leur a bizarrement permis de se former, selon Raphaël :

« On a tourné avec une caméra de merde, sans fond vert, et on est allé jusqu’à détourer un à un les personnages. L’idée, c’était de pouvoir retravailler les profondeurs de champ, et faire croire qu’on avait des bons objectifs. En fait, on a voulu faire un film hollywoodien sans en avoir les moyens. Et c’est un peu notre connerie : s’acharner à toujours finir les choses qu’on a commencées. On passe nos vies à s’enfermer dans des projets titanesques, mais c’est un choix… On porte notre croix ! »

En même temps, pas facile de faire autrement quand on débarque de nulle part. « On n’est pas des « fils de », explique Savitri. Et dans un monde comme le cinoche, si tu n’as pas de réseau, tu meurs. Du coup, on a décidé de faire de nos films nos seules cartes de visite, et on mise tout dessus. On n’a rien d’autre. »

« On voulait que les véhicules soient des maquettes, et que les roues tournent pour de vrai. Donc j’ai eu l’idée de choper un tapis de fitness »

Petit deux : se débrouiller avec quasi-rien et travailler gratos

Autre maxime à la con à laisser de côté : « Tout travail mérite salaire ». Enfin, tant qu’il est question de collaborer avec des artistes un minimum intègres et talentueux. Avec Carpenter Brut, Seth Ickerman n’est pas trop mal tombé selon Savitri : « C’est un mec qui partage notre philosophie, un parasite face au système. La première fois qu’on l’a contacté, on lui a dit qu’on était prêt à lui faire un truc, même sans être payé. On s’en foutait, on aimait beaucoup trop sa musique. » Et pour le coup, le duo n’a pas dû être déçu avec la vidéo de Turbo Killer.

Avec un budget quasi-nul vu leurs ambitions, Raphaël et Savitri se sont lancés pendant six mois – à défaut de six ans, cette fois – sur un court-métrage boosté de bout en bout à la 3D et aux effets spéciaux, bien loin de la plupart des clips cheaps qui grouillent aujourd’hui sur YouTube. Et juste pour donner une idée de la démesure, si le duo avait suivi les prix pratiqués en général dans l’industrie, ils auraient dû facturer chaque plan entre 5000 et 25000 euros pièce.

Qui dit zéro budget, dit bonne grosse dose de DIY, avec entre autres le recours à des petites voitures pour tourner certaines scènes du clip. Le tout grâce à Savitri, titulaire d’un bac en menuiserie et « génie de la connerie » selon Raphaël :

« On voulait que les véhicules soient des maquettes, et que les roues tournent pour de vrai. Donc j’ai eu l’idée de choper un tapis de fitness, qu’on a acheté sur Le Bon Coin avant de le démonter, et de le brancher à une perceuse. Autant dire que c’était sportif, il y a eu de la casse et quelques roues perdues, mais ça a fait la blague. Dans l’absolu, on ne tournerait qu’avec des maquettes si on le pouvait : les lumières, les reflets… Il y a toujours quelque chose qui t’échappe, un côté aléatoire et organique que tu n’auras jamais avec l’image de synthèse. Mais le problème, c’est que c’est super galère à filmer. Donc on se fait moins chier, maintenant qu’on arrive à obtenir des résultats de plus en plus satisfaisants à la 3D, pour les vaisseaux notamment. »

Nouvel exemple de débrouille : le recyclage d’une vieille maquette de cimetière bricolée gamin par Savitri, réutilisée dans Turbo Killer par photogrammétrie, une technique qui permet de numériser des décors. « C’est aussi ça le coté autodidacte, résume Raphaël. La contrainte est intéressante : tu vas dans des chemins que tu n’aurais jamais arpentés si tu avais eu le fric à la base. »

Petit trois : se buter à la tâche jusqu’au bout

Quand le moment vient de réaliser un long-métrage, et donc de gratter de gros financements, de deux choses l’une : soit l’on décide d’accepter la bouche ouverte tous les ordres des gens qui filent les sous ; soit l’on tente de mordiller plus ou moins gentiment la main qui nourrit le film, histoire de prostituer le moins possible ses idéaux artistiques.
Plutôt que de se formater pour passer en prime-time sur TF1, le cinéma français étant produit en masse par et pour les chaînes de télé, Seth Ickerman a choisi la deuxième option.

« Nos projets sont risqués et coûtent cher, du coup ça n’intéresse presque personne, analyse Raphaël. Et dès que tu as un peu d’argent qui rentre, il faut aussitôt se battre pour continuer à faire ce que tu veux vraiment. Il faut trouver un équilibre, en gros : faire croire au système que tu le suis, sans te renier ni tomber dans ce qu’il demande. Du coup on essaye de passer un peu en force en perdant le moins de plumes possible. Et, brique après brique, on espère qu’à la fin le truc se transforme en maison. »

BLOOD MACHINES – TURBO KILLER 2 from SETH ICKERMAN STUDIO on Vimeo.

En ce moment, le duo planche sur Blood Machines, une suite long-format à Turbo Killer kickstarté l’année dernière avec plus de 185000 euros et 3000 fans. Et même si la somme paraît balèze, rappelons qu’une campagne de financement participatif sert souvent plus à convaincre des investisseurs qu’à financer un rêve de A à Z. En tout cas, difficile d’imaginer un instant faire marche
arrière pour Raphaël :

« Sur le tournage de Blood Machines, on était parfois 50 et dans une dynamique de « vrai film ». Mais on garde notre connerie du garage, avec le même appétit de tout vouloir maitriser nous-même, de faire un film à deux. Pourquoi continuer, si on lâche cette philosophie ? Après, on n’a plus le temps de faire de la magie comme à l’époque, ça serait intenable. A force, on commence à être fatigué et on aimerait que les choses se normalisent un peu. Par exemple, on a besoin de bonnes caméras si on veut s’atteler aux aspects les plus intéressants, comme le design. »

Prochaine étape pour le duo : sortir en salles Ickerman, prévu pour l’international. Et après ça, pourquoi ne pas rentrer dans le rang ? « Si on avance hors-système, ce n’est pas par choix mais de fait, sort Raphaël. On aimerait un jour complètement sortir du garage, arriver à une certaine maturité, si on survit… » Bref, si cette histoire devait avoir une morale, disons qu’il faut prier pour ne pas clamser trop tôt : pour être indépendant, encore faut-il être en vie.

ICKERMAN – OFFICIAL TEASER from SETH ICKERMAN STUDIO on Vimeo.

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